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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Grande bouffe

L'histoire

Quatre amis, Marcello, pilote de ligne, Ugo, restaurateur, Michel, réalisateur à la télévision, et Philippe, juge, ont décidé de mettre fin à leurs jours en se gavant à mort. Marcello insiste au début pour que des prostituées se joignent à leurs bacchanales. Mais celles-ci, dégoûtées et épuisées, s'éclipsent bientôt... à l'exception de l'opulente Andréa...

Analyse et critique

Montrez nous ce que vous mangez, nous vous dirons qui vous êtes

Le 17 mai 1973, La Grande bouffe de Marco Ferreri est présenté en projection officielle au Festival de Cannes où il y est reçu en grandes pompes, toute l’équipe en smoking montant les marches sur lesquelles un tapis rouge flamboyant a été dressé. (1) Le réalisateur, trublion dans l’âme, se sent flatté d’être reçu de la sorte tout en sachant très bien, il ne faut pas être naïf, quelle bombe il est prêt à lâcher ce fameux soir de printemps, et par quelle porte il va entrer de façon définitive, à la fois dans l’histoire du Festival, mais aussi dans celle du cinéma.

Deux heures plus tard, ce n’est pas un tonnerre d’applaudissements ou d’adoubements auxquel il aura droit, mais à une avalanche de critiques, sifflets et autres insultes qui viendront ponctuer une projection bien animée. A l’entrée de la salle les choses prennent de l’ampleur, la foule amassée venant invectiver directement le cinéaste. Qu’il le veuille ou non - mais on doute que ce ne soit pas le cas, la provocation est une dynamique chez Ferreri - son film s’inscrit dès lors instantanément dans une longue lignée de films polémiques, qui créèrent la stupéfaction puis le débat, parfois les deux simultanément, mais qui ne laissèrent jamais indifférents. Alors, La Grande bouffe simple provocation ? Fait d’arme d’un caricaturiste ? Attentat intellectuel d’un Marco Ferreri tout désigné assassin de la langue française, de sa tradition littéraire et cinématographique comme l‘ont désigné ses plus farouches détracteurs ? Car, selon eux, comment un cinéaste transalpin, s’exprimant dans la langue de Dante mais ici, blasphème, en français, ose-t-il en ces années post Pompidou et pré Giscardienne, autant dire entre deux mous politiques, attaquer ainsi la pensée de Voltaire ?

1973, où l’année des transitions. L’année de La Maman et la Putain, de L’Epouvantail. Nous sommes à la veille de l’élection de Valery Giscard d’Estaing. A quelques mois de la sortie du futur scandale (encore) des Valseuses (1974) de Blier, l'un des premiers tremblements de terre du cinéma d’auteur français des années 70 annonçant la sacralisation à venir de Depardieu et Dewaere, ce dernier disparu malheureusement bien trop tôt. La Grande bouffe marque aussi une date importante dans l’histoire du film politique, où la satire du milieu bourgeois est à prendre au premier comme au second degré. Ferreri ne veut tuer personne, en revanche son rire grinçant dérange et peut provoquer le pire, réaction inverse de ce qu’il dénonce en filigrane.

La Grande bouffe par son impudeur, sa crudité aussi, peut légitimement choquer en raison des évènements qui y sont décrits. Il est à double-tranchant. Il montre en effet des gens tout ce qu’il y a de plus respectables, d’une classe sociale aisée vivant des situations allant crescendo dans l‘extrême lorsqu‘ils pénètrent dans la bâtisse laissée par le propre père de Philippe dans le film. (2) La licence de leur langue, le français naturellement, est d’autant plus troublante qu’elle est mise dans la bouche de personnages qui portent les propres noms des acteurs, comme si le "travestissement" habituel du comédien qui, par définition, endosse souvent un costume ou joue un rôle écrit sur mesure, n‘était plus de mise. Philippe est ainsi Philippe Noiret, Michel est Michel Piccoli, et ainsi de suite. La fascination qu’exerce cette absence de distanciation (les acteurs jouent leurs propres rôles, donc leurs vies) est aussi une fabuleuse métaphore du métier d’acteur. Les quatre en question, tous immenses, dans un de leurs meilleurs rôles, jouent ici avec le feu cela va s’en dire. Piccoli en réalisateur télé, habillé dans un pull rose bonbon étriqué et aérophage notoire, Noiret (dont le cinéaste, bouleversé à la fin du premier visionnage une fois le film étalonné, se sentira le plus proche) en juge, costard impeccable, voix posée, quasi amicale, homme materné, Tognazzi en restaurateur, fin gourmet qui hume autant les odeurs des cuisines que les croupes joufflues des prostituées, Mastroianni commandant de bord, obsédé sexuel et farceur de première, leader dans la débauche, imitant Raoul Walsh ou le toréador lubrique. Il faut voir Michel Piccoli en tutu noir répétant ses pas de danse classique au réveil ou Ugo Tognazzi se lancer dans la meilleure imitation du monde de Brando dans Le Parrain (1972) . Quels amuseurs ! Quel humour ! Qui aurait osé faire ça à leur place ?

Il n’en fallait pas plus pour provoquer le scandale, l’indignation d’un public qui ne s'attendait pas à un tel traitement, à surtout un pamphlet aussi jusqu‘au-boutiste. Ce serait donc ce miroir réfléchissant, cette image renvoyée à la figure qui aurait provoqué un tel clash ? Comme si Ferreri, invité à un dîner mondain s’amusait à péter entre le champagne et le foie gras. En tenue légère, négligée presque, alors que les autres portent des toilettes parfaites. Malaise. Injures. De quel droit se permet-il cela ?

De l’art d’être toujours constant... dans l’exagération

Pourquoi fallait-il en 1973 défendre le film ou le démolir, être dans le camp du pour ou du contre ? Du bon ou du mauvais côté de la barrière ? Sans répondre de façon définitive à ces questions - l’histoire polémique du film, son histoire tout court étant encore en construction et le sera sans doute toujours au fil des générations qui le découvriront - on peut penser que ce qui a posé problème était d’une part la représentation de français aisés s’enfermant dans la débauche la plus totale, rappelant à la fois Rabelais et Sade, auteurs français licencieux (surtout le second) mais aussi la représentation charnelle de la nourriture, vue ici comme le tabou d’une génération, ce dont il n’est en principe pas possible de parler et surtout de représenter sur grand écran.

Les quatre amis invitent aussi des putes à leur table, consentantes, une blonde et deux brunes qui manifestement ne savent pas à quoi s’attendre, même s‘il est difficile d’imaginer qu‘elles soient là pour autre chose. Or, en 1973, on n’a pas encore vu ça sur grand écran. Cette façon d’aborder la nudité frontale, les excès alimentaires et sexuels, c‘est inédit, foncièrement provocateur. Ferreri ne se prend malgré tout pas au sérieux, évitant ainsi au spectateur de subir un pensum lourd, démonstratif et hors-sujet. La réponse violente d’une partie du public qui disait que le film ne montrait aucun point de vue ou pervertissait tout jugement du spectateur, ne lui donnant aucune chance de se forger son opinion, est un faux procès. A plusieurs reprises, le personnage de la jeune femme blonde, qui sera la deuxième à quitter la résidence, interroge les maîtres des lieux, car elle ne comprend pas. Elle lance même un très parlant : « Vous êtes grotesques ! Pourquoi vous forcez-vous à manger si vous n’avez pas faim ? » « Que nous faut-il faire pour vous séduire, vous les femmes ? » lance alors Michel, avant d’ajouter lassé : « Jouer de la flûte de pan ? ». Elle répètera ensuite que les types, qu’elle ne peut plus supporter ne font que manger : « Manger, manger, encore manger vous ne faîtes que cela. » Même Marcello dans un moment de tension pourtant très drôle ira lui aussi de son petit couplet : « Il n’y aucune fantaisie dans cette histoire, ils ont choisi la façon la plus grossière de mourir », s‘adressant ainsi à ses camarades de jeu. Ce « cela », c’est aussi baiser, car autant être franc, le film parle de baise, qu’elle soit pratiquée dans un garage avec voiture Bugatti comme "témoin", ou dans une chambre soigneusement agencée en termes d’éclairage et de décoration. Le sordide côtoie le sublime, la farce le drame, le sexe violent le romantisme exacerbé. Un film peu ragoûtant et alléchant, à l’image de ses plats préparés par un traiteur qui mettent les papilles en alerte mais provoquent aussi les plus vifs haut-le-cœur quand ils deviennent dantesques. Une boulimie qui a ses limites. Les dernières images l’approuvent.

Mine de rien, en y réfléchissant cette jeune femme frêle soulève des questions intéressantes : sommes-nous des voyeurs ? Que faisons-nous là à les regarder s’empiffrer, se goinfrer de nourriture, non dans le but de se nourrir mais de mourir ? Pouvons-nous supporter ce spectacle ? Ferreri nous montre que c’est une farce, un conte parabolique, une fable surtout, avec les ingrédients piochés dans la littérature (un décor, une histoire, une langue vivante) mais aussi le théâtre (des personnages, une unité de lieu, etc...). Il est amusant, pour l’Histoire entre autres, de remarquer que comme La Fontaine au XVIIème siècle peu apprécié par la Cour, c’est le moins que l’on puisse dire - le rire étant alors considéré comme l‘inverse de la noblesse - Ferreri touche une corde sensible, alors même que son film peut-être envisagé comme une tragédie. Genre que le Roi Louis XIV préférait de loin aux fables, et qui porta Racine tout comme Corneille en triomphe.

Rigoler ici dans le Ferreri des blagues salaces, de la copulation, de la merde, de la masturbation, des pets est paillard. Il s’autorise aussi la dérision, la farce prenant forme dans l’exagération comme lors des plages de silence rompus par les longs pets sonores d’un Piccoli mal en point. Certes c’est vulgaire, pour certains déplacé, mais sans cela La Grande bouffe ne serait pas La Grande bouffe, un film aussi assez poétique malgré son ton de pantalonnade qu’il dépasse pourtant très largement pour aller bien plus loin ; il n’y a qu’à écouter les dialogues, leur richesse, la parfaite diction des acteurs quand ils les déclament. Plus tard dans sa filmographie, dans La Dernière femme (1976), Ferreri réservera un sort des plus radicaux au sexe de Gérard Depardieu. Pourtant il serait injuste d’affirmer que la provocation est vaine. Elle sert le propos. Mais que vaudrait une provocation - aussi forte soit-elle - sans ses auteurs ? Et ici, ils se nomment Marco Ferreri, Michel Piccoli, Philippe Noiret, Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni (guettez aussi l‘apparition au début de Bernard Ménez !), sans oublier Andréa Ferréol, jeune actrice aux formes généreuses, institutrice réservée de son état, quasi idéaliste, qui s’ouvre à un univers qu’elle ne s’imaginait sans doute pas faire sien, lui permettant aussi de se libérer.

D’Andréa, nous gardons le sourire et les yeux bleus myosotis. Elle, peu farouche, bien que semblant très réservée quand elle est introduite dans la demeure (sans mauvais jeux de mots) qui initie en quelque sorte le réservé Philippe Noiret, de loin le personnage le plus romantique du casting masculin. Une espèce de gros nounours adorable, très aimant. Un romantisme que l’on retrouve dans les scènes intimistes, comme celle qui suit la petite séquence des boutons de pantalon, montrant l’autre versant du film, plus sensible, un versant à l’opposé de l’orgie de sexe et de bouffe qui constitue le clou du spectacle.

Plus qu’une simple comédie, La Grande bouffe est un grand film sur la passion dévorante, sur les affres de la quarantaine / cinquantaine, sur l’ennui, la solitude. Plus qu’un doigt d’honneur aux bien-pensants - Ferreri ne se prive pas d’en adresser un sans qu’on puisse résumer le film à cette seule idée - il ouvre la voie aux futurs œuvres débattues pour le meilleur et le pire, rares étant en effet celles qui ont autant fait parler d’elles et qui ont été aussi loin sans vieillir outre mesure, l’une des seules ayant été au bout du bout des idées de Ferreri étant Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pasolini, avec ses séquences scatologiques, ses scènes de tortures, physiquement insoutenables. La Grande bouffe nous fait donc rire par son ton, par l’investissement rare de ses acteurs, mais aussi réfléchir. Ce n’est pas la moindre de ses qualités. Ferreri nous manque aujourd’hui, un clown s’est éteint, mais ses films demeurent. Ils le méritent.


(1) Présenté en compétition officielle, le film conspué repart pourtant avec le Prix de la Critique Internationale (ex-aequo avec La Maman et la Putain) alors qu’il sera un gros succès populaire. Cette année là, L'Epouvantail est lauréat du Grand Prix du Festival International, tandis le film de Jean Eustache repart avec le Grand Prix Spécial du Jury
(2) Le film fut tourné dans la rue Boileau à Paris dans le 16ème arrondissement, arrondissement réputé pour être le plus chic et cher de la capitale.

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La fiche IMDb du film

Par Jordan White - le 9 février 2006