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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Glace à trois faces

L'histoire

« Négligeant trois rendez-vous voisins, donnés à, ou, par trois femmes très différentes, un jeune homme, content d'être comme en vacances, seul et libre, sort sa voiture "grand sport" du garage et roule...  tant, qu'il se casse la figure sur le bord de la route de Deauville. Une hirondelle volant encore plus vite que la voiture ne roulait, avait assommé d'un petit coup de bec entre les deux yeux celui qui fuyait l'amour » (Jean Epstein).

Analyse et critique

« La Glace à trois faces ? Ce n'est qu'un essai loyal pour rompre avec la construction dramatique théâtrale qui fut jusqu'ici celle de tous les scénarii cinématographiques. » Le terme « essai » employé par Epstein dans cet article paru dans Comoedia en janvier 1928 (« Salles et films d'Avant-garde ») est central, car c'est bien d'un essai, d'un exercice de style, dont il s'agit ici. Déjà le format court (38 minutes) donne des indications quant aux intentions d'Epstein qui n'entend pas inscrire sa troisième production indépendante dans un circuit d'exploitation classique. Après Mauprat, film à costumes répondant aux règles d'usage de durée et de forme, il tourne l'aventureux Six et demi, onze, œuvre théorique qui n'a pas du tout les mêmes ambitions commerciales que son prédécesseur. Avec La Glace à trois faces, il souhaite poursuivre dans cette veine mais sa compagnie rencontrant déjà de gros problèmes financiers, seule la production d'un moyen métrage semble raisonnable à ce moment-là.

Epstein jette son dévolu sur une nouvelle de Paul Morand, une histoire au parfum de souffre tirée d'un recueil (L'Europe galante) qui a défrayé la chronique pour son érotisme. L'écrivain apprécie le travail du cinéaste, comme il le déclare en 1927 à Cinémagazine : « Il est bien naturel qu'un esprit aussi inventif, audacieux et curieux d'expressions nouvelles qu'Epstein se soit senti attiré par ce sujet. La concision de ses films, la fulguration de ses images, leurs jeux ingénieux, dont il a tiré les meilleurs effets, tragiques ou comiques, relient étroitement son art au mien ». (cité par Régis Labourdette dans « Jean Epstein, cinéaste, poète, philosophe »). Au-delà de ce qui peut rapprocher artistiquement les deux hommes, le choix de la nouvelle se fait donc aussi pour des raisons de format (un récit adapté à la durée d'un moyen métrage) et d'économie. L'histoire met en scène seulement quatre personnages principaux, ce qui limite grandement les frais de production. Après Six et demi, onze, il retrouve Suzy Pierson et peut compter sur le fidèle René Ferté tandis qu'un autre de ses acteurs fidèles, Nino Constantini, passe cette fois derrière la caméra et devient son assistant. Pierre Kefer, autre camarade de route, s'occupe une nouvelle fois des décors. Des fidélités qui permettent sans doute là encore à Epstein de tourner son film dans une économie très restreinte. S'il entend maîtriser ainsi sa production, c'est dans l'optique de trouver à terme avec Les Films Jean Epstein cet équilibre financier qui l'autoriserait à expérimenter sans trop avoir à se soucier du couperet des bénéfices salles. Expérimentation est donc l'autre maître mot de ce projet qui entend «  rompre avec la construction dramatique théâtrale » à laquelle le cinéma, au grand dam d'Epstein, se trouve pieds et poings liés.


« Après les drames prétendument sans fin, voici un drame qui voudrait être sans exposition, ni seuil, et qui finit net. Les événements ne se succèdent pas et pourtant se répondent exactement. Les fragments de plusieurs années viennent s'implanter dans un seul d'aujourd'hui. L'avenir éclate parmi les souvenirs » (Comoedia, nov 1927)

L'idée d'Epstein est de faire le portrait d'un homme à travers les souvenirs de trois de femmes (Pearl, Athalia et Lucie) et de briser la chronologie pour proposer une autre perception d'un drame. Il raconte la mort à venir au passé (« Vers le passé, lue à rebours, l'idylle est tragédie » écrit-il dans Comoedia en novembre 1927), il casse l'enchaînement logique des événements pour individualiser chaque personnage tout en les maintenant liés dans l'histoire qui se raconte, il supprime les liens immédiats de cause à effet, il comprime ou dilate le temps, jouxte des temporalités différentes (passé, présent et futur se confondent et se répondent), entrecroisent trois récits en un.... on se plaît à imaginer que cette construction très novatrice du film ait pu influencer des cinéastes cinéphiles comme Resnais – comment ne penser à L'Année dernière à Marienbad, ce « film dont on ne saurait jamais laquelle est la première bobine » ? – ou Chris Marker. Mais ce n'est pas seulement dans la déconstruction du récit classique qu'Epstein innove, c'est à tous les niveaux de sa mise en scène.

Epstein travaille ainsi beaucoup sur les échelles de plans : « Tous les grossissements, tous les rapetissements un peu notables, tous les angles de prises de vues un peu exceptionnels, tous les enregistrements d'images faits en mouvements d'appareil, dans la mesure où il nous apportent des aspects inhabituels – c'est-à-dire insolites – des êtres et des choses, nous obligent à nous arrêter à ces apparences, à les juger, nous replacent devant le perpétuel mystère de l'univers, dont nous nous apercevons, alors qu'au fond rien n'a jamais été éclairci et que nous n'avions fait que nous en lasser, que l'oublier, à cause de sa perpétuité même, à cause de la monotonie de ce que nous en voyions quotidiennement ». (« Le délire de la machine », L'Âge nouveau octobre 1949). Dans cette grammaire de l'image, il s'attache notamment à se rapprocher des objets et des visages, porté par la conviction que la caméra en s'approchant au plus près du sujet le transforme complètement : « Un gros plan de revolver, ce n'est plus un revolver, c'est le personnage revolver, c'est à dire le désir ou le remords du crime, de la faillite, du suicide. Il est sombre comme les tentations de la nuit, billant comme le reflet de l'or convoité, taciturne comme la passion, brutal, trapu, lourd, froid, méfiant, menaçant. Il a un caractère, des mœurs, des souvenirs, une volonté » (Le Cinématographe vu de l'Etna, 1936). Il évoque ainsi souvent la séquence du téléphone, ce téléphone qui « a l'air d'une idée » par la grâce d'un gros plan.

La manière dont Epstein envisage l'usage du gros plan ou encore la vitesse de défilement de l'image renvoie à l'exploration scientifique du monde. A quelques centaines de kilomètres de là, à Roscoff en Bretagne, Jean Painlevé fait lui aussi la découverte d’un monde jusqu'ici invisible, soudainement dévoilé par les techniques de grossissement et d'enregistrement cinématographique. Ses films merveilleux sont d'ailleurs comme ceux d'Epstein projetés dans les salles d'Avant-garde. Epstein ne s'est jamais départi de son esprit scientifique, que ce soit dans le cinéma ou dans son étude de la poésie, lorsqu'il plonge dans la psychanalyse ou frôle les mondes occultes et alchimiques. Ainsi, pour parler de l'effet de la poésie sur le lecteur, il évoque non sans humour « l'expression polyglandulaire des émotions », restant toujours attaché au corps, cherchant dans ses mystères l'explication de choses aussi immatérielles que la pensée et l'art. Pour lui, tout converge, tout participe d'une même connaissance du monde : « Le savant a le même but que le poète : connaître. Et les deux connaissances sont superposables. La science, en fait de science n'a rien découvert. Toute grande invention c'est faite par une brusque intuition, par analogie, sorte de métaphore, d'association d'idées extravagantes. La découverte est poétique, seule la vérification est scientifique » (La Poésie d'aujourd'hui, éditions de la Sirène, 1921).

Ainsi Epstein rêve de travailler comme un scientifique, de vérifier ses intuitions sur le cinéma par l'expérimentation... et de faire des Films Jean Epstein ce laboratoire où il pourrait œuvrer en toute quiétude. Mais ce doux rêve sera de courte durée et sa petite structure de production va vite être rattrapée par les réalités économiques. Il n'aura eu au final que trois films (La Chute de la maison Usher sera la dernière production des Films Jean Epstein) pour se livrer à ses expériences avant de partir pour les horizons bretons et une nouvelle aventure de cinéma. Certainement sent-il dès après Mauprat que son rêve est condamné, aussi il précipite les choses et fait des trois derniers films Jean Epstein un creuset où il malaxe comme jamais il ne l'avait fait jusqu'ici la matière cinéma. Il triture la construction narrative, l'enchâssement des séquences, l'image, le montage. Dans La Glace à trois faces, il lance des visions intrigantes et joue sur la frustration du spectateur en en repoussant l'explication. Il répète des séquences, des images, renforçant à chaque nouvelle apparition leur charge émotionnelle.

Souvent, le rythme se précipite et les actions s'enchaînent si vite que le spectateur court après leur signification. La vitesse du bolide en action qui emporte le héros du film participe de cet emballement du film qui confine parfois à l'ivresse. Des séquences qui en rappellent d'autres du Lion des Mogols, de L'Affiche ou de Six et demi, onze et qui annoncent L'Homme à l'Hispano (1933). La sortie de la voiture du parking est à ce titre une des séquences les plus hallucinées tournées par Epstein qui nous place comme au coeur d'un zootrope. Et il y a la course finale, aussi euphorique que morbide, durant laquelle le spectateur partage la griserie de l'homme emporté dans sa course folle, l'accompagnant jusqu'à l'accident fatal. Tout se joue par l'enchaînement des plans, les superpositions, le rythme musical du montage. Une vélocité qui ne s'applique pas seulement aux courses de l'automobile mais à tout le film. On est pris dans un tourbillon, on peine à saisir l'intrigue, tout va très vite, trop vite à l'image du héros qui se précipite vers sa perte. A l'image également des intertitres qui se font secs et claquants (« Nerf, Larmes ») quand ils ne sont pas des logorrhées intérieures.


Car tout ce jeu sur le langage cinématographique vise à nous faire épouser les circonvolutions des esprits que la caméra d'Epstein pénètre, ceux de Pearl, Athalia et Lucie. Le film ose d'étranges raccords d'idées (par associations, analogies...), des répétitions, des ellipses, des accélérations, des retours dans le temps car il suit les vagabondages de la pensée des personnages, le cheminement des idées, les flux et reflux de la mémoire. Epstein joue ainsi sur les sautes dans certaines jonctions d'images, séparant deux éléments qui ensemble font sens par plusieurs minutes de films. « Et deux d'entre elles, inconnues l'une pour l'autre, par-dessus vingt-mètres de film, se rencontrent dans l’œil du spectateur et là seulement sonne leur vrai son : ainsi les notes d'un accord qu'une demi-octave sépare, ne donnent leur signification musicale que dans l'oreille du musicien » (« Art d’événement », Comoedia novembre 1927).

Dans les trois premières parties du film, le héros masculin n'existe aux yeux du spectateur qu'à travers les témoignages / pensées des trois femmes. Nous n'avons de lui qu'une vision fragmentée, fragmentaire, des bribes qui en font moins qu'un homme mais un peu plus qu'un fantôme. Ceci rappelle un écrit très important d'Epstein dans « Le Cinématographe vu de l'Etna » où il raconte son passage dans l'escalier d'un hôtel dont les murs sont ornés de miroir. Tandis qu'il descend marche par marche, il voit son image diffractée à l'infini par l'enchâssement des miroirs. Il se voit de face et de profil, dans son entier ou par morceaux (une larme au coin de l'œil) et se trouve pris de vertige à ainsi voir son corps à la fois dissocié en de multiples fragments et démultiplié à l'infini. Il est cerné par des images fugaces qui s'effacent aussitôt au profit d'une autre, par des images d'images. Il se sent cerné par l'essence même du cinéma. « Chaque tournant me surprenait de mes gestes, de projections cinématographiques. Chaque tournant me surprenait sous un autre angle (…) chacune de ces images ne vivait qu'un instant, sitôt aperçue, sitôt perdue de vue, déjà autre (…) Et il y avait les images des images. Les images tierces naissaient des images secondes » puis, plus loin : « Jamais je ne m'étais autant vu et je me regardais avec terreur (…) Je me croyais tel, et, m'apercevais autre, ce spectacle brisait toutes les habitudes du mensonge que j'étais arrivé à me faire à moi-même». La Glace à trois faces avec son fractionnement des points de vue et son travail sur la temporalité est comme une tentative de retranscription de cette sensation aussi soudaine que durable.


Ici, l'homme se reflète dans les trois femmes qui sont comme autant de miroirs. Pearl, Athalia et Lucie ont chacune leur propre vision de lui, elles ne reflètent pas la même chose de son être, de sa personnalité. La mise en scène, qui épouse leur personnalité, change d'ailleurs du tout au tout entre les trois chapitres du film, comme pour bien appuyer la subjectivité de ce qui est montré dans le film. Un enchaînement quasi hystérique des plans pour Pearl contre des plans posés pour la mélancolique Lucie. Une temporalité éclatée pour Athalia l'artiste, l'originale contre une chronologie linéaire des évènements pour Lucie, la fille simple qui a la tête sur les épaules. Elles filtrent, déforment, transforment et la multiplicité des points de vue ne nous offre au final qu'un portrait composite inexact et partiel et il reste au final à nos yeux aussi opaque qu'il ne l'était au début du film. Mais y a t-il seulement un mystère à percer ? Être changeant et falot, il n'est peut-être effectivement que le reflet de celles qui le regardent, le reflet de leurs désirs et de leurs rêves d'amour. De manière symptomatique, il n'est d'ailleurs jamais nommé autrement que «par « lui » alors qu'elles sont chacune nommées dans le film par des intertitres. Ce sont leur portrait qu'Epstein nous propose finalement, et non celui de cet homme qui ne fait que fuir durant tout le film. Le téléphone, la voiture, tous ces objets de la modernité qui caractérisent son statut social ne lui servent qu'à disparaître, à s'effacer, à ne pas affronter la réalité du monde qui l'entoure. Il fuit la vie, il fuit le film...

Tout aussi expérimental et novateur qu'il soit, La Glace à trois faces est très bien reçu par la presse, notamment par Jean Dréville qui en fait l'éloge dans sa revue Cinégraphie. Comme c'était déjà le cas pour Six et demi, onze, le film est distribué par La Compagnie Universelle Cinématographique qui l'exploite en exclusivité au studio des Ursulines, alors la salle la plus réputée pour ce qui est de l'Avant-garde cinématographique. Une diffusion qui reste tout de même très restreinte et qui hypothèque l'avenir des Films Jean Epstein.

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La fiche IMDb du film

Introduction à l'oeuvre de Jean Epstein

Par Olivier Bitoun - le 16 juin 2014