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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Garce

L'histoire

1977. Lucien Sabatier (Richard Berry) est inspecteur de police. Une nuit, alors qu’il effectue une dernière ronde, il recueille une jeune orpheline de 17 ans, Aline Kaminker (Isabelle Huppert), qui vient d’être éjectée brutalement d’une voiture. Il la prend à son bord et, Aline se montrant de plus en plus provocante, lui fait l’amour sauvagement. Même si cette dernière semble être consentante et y prendre du plaisir, elle le dénonce dès le lendemain pour viol ; le voilà à sa grande stupeur condamné à six ans d’emprisonnement ! A sa sortie en 1983, il se retrouve sans emploi et accepte de travailler pour un de ses anciens collègues qui a ouvert une agence de détectives privés. La première mission qui lui est confiée est d’enquêter sur une certaine Edith Weber, propriétaire d’une boutique de prêt-à-porter dans le quartier du Sentier, qui est soupçonnée de copier les modèles des grands couturiers. Au cours de sa filature, il découvre avec étonnement qu’Edith n’est autre que la femme qui lui a fait perdre six ans de sa vie et dont le souvenir l’obsède pourtant toujours autant ! Coïncidence ou manipulation, le fait de l’avoir lancé sur la piste de cette jeune femme qui a changé d’identité ? Quel est ce mystérieux Max Halimi (Vittorio Mezzogiorno) que vient retrouver Aline, affolée, après avoir reconnu son "violeur" ? Quoi qu’il en soit, Lucien va se retrouver confronté à des personnages glauques et à une affaire bien ténébreuse.

Analyse et critique

La lyonnaise Christine Pascal est surtout connue pour avoir été à l’affiche de nombreux des premiers films de Bertrand Tavernier, native de la même ville que lui. C’était elle qui, à vingt ans, tenait le rôle muet de la petite amie du fils-meurtrier de Philippe Noiret dans L’Horloger de Saint-Paul. Elle figura ensuite en très bonne place dans la distribution de Que la fête commence (pour lequel elle sera nommée aux Césars), et surtout du méconnu et pourtant très attachant Des enfants gâtés où elle partageait le rôle principal avec Michel Piccoli. Elle illuminait aussi le premier film de Claude Miller, le superbe et dérangeant La Meilleure façon de marcher, dans lequel elle jouait la petite amie du moniteur de colonie de vacances harcelé par Patrick Dewaere et interprété par Patrick Bouchitey. Christine Pascal, une femme à la beauté singulière, une brune aux yeux bleus dotée d’une frêle silhouette et d’un visage d’une grande douceur marqué par un petit nez et un sourire angélique. Une comédienne qui n’avait pas froid aux yeux, qui osait prendre des risques en se mettant souvent à nue à l’écran, au propre comme au figuré ; son plus grand rôle était probablement celui qu’elle tenait justement dans Des enfants gâtés, film mésestimé à redécouvrir d’urgence. En 1979, elle se lance dans la réalisation avec une œuvre semi-autobiographique audacieuse et crue, Félicité. Avant de mettre en scène Le Petit Prince a dit avec Richard Berry et Anémone, son film le plus connu qui reçut le Prix Louis Delluc en 1992 et qui narrait les derniers moments d’un père et de sa petite fille atteinte d’une maladie incurable, Christine Pascal réalisa en 1988 Zanzibar qui s’inspirait de son expérience derrière la caméra et, encore avant, son deuxième long métrage, celui qui nous concerne ici, La Garce en 1984, une production plus commerciale que son premier essai avec cette fois des stars à l’affiche, Isabelle Huppert et Richard Berry. En 1995 sort sur les écrans français, Adultère mode d’emploi qui sera son dernier film ; en effet, l’année suivante, internée en soins psychiatriques elle saute par la fenêtre de la clinique dans laquelle elle était hospitalisée et se tue.

En 1984, La Garce, bien ancré dans son environnement parisien, n’en revisite pas moins les codes narratifs du film de détective hollywoodien des années 40 tout en dressant le portrait d’une femme fatale, un genre et un personnage tout à fait inhabituels dans le paysage du cinéma français. Rien que pour cette nouveauté, le film de Christine Pascal aurait mérité une toute autre considération que l’oubli dans lequel il est tombé. Boudé par la critique de l’époque qui invoquait ses clichés, sa banalité, voire son ridicule, il constituait au contraire une œuvre toute à fait inaccoutumée dans l’imposante production française de films policiers durant la décennie 1980, se révélant de plus à mon humble avis tout à fait réussi car Christine Pascal se révélait toute aussi douée derrière que devant la caméra. La Garce a d’ailleurs beaucoup mieux vieilli esthétiquement parlant, ainsi qu’au travers de ses situations et dialogues, que la plupart des films policiers français de ces années-là. Du film de détective américain originel, on retrouve par exemple son atmosphère particulière, cotonneuse et sulfureuse à la fois, souvent nocturne ; les rivalités / complicités entre privés et policiers ; une histoire souvent embrouillée, opaque et confuse ; une attention généralement plus portée aux personnages qu’à l'intrigue, cette dernière servant de prétexte à la description et à l’étude de caractères et d'un microcosme particulier à la manière des McGuffin des films d'Alfred Hitchcock par exemple... La Garce intègre également des références (voulues ou non) au réalisme poétique cher à Marcel Carné (le lieu au bord du canal où vont se retrouver à plusieurs reprises les principaux protagonistes peut faire penser à Quai des brumes) et même à Sueurs froides (Vertigo) quant à la thématique du changement d’identité, le personnage d’Isabelle Huppert changeant de perruque blonde / brune / rousse suivant le nom qu’elle porte, à l’image de Kim Novak dans le chef-d’œuvre de Hitchcock.

Les quatre scénaristes (dont l’excellent Laurent Heynemann, réalisateur de très bons films policiers comme par exemple Le Mors aux dents), ne se sont pas contentés uniquement de ficeler une intrigue mystérieuse et de dépeindre une fascinante galerie de personnages mais en ont également profité pour égratigner quelques abus sociaux comme l’exploitation des clandestins, critiquer vertement l’antisémitisme et filmer des quartiers de Paris rarement mis en avant au cinéma, nous dévoilant ainsi la capitale sous un autre angle. Si l’on ne peut pas dévoiler grand-chose de l’intrigue afin de ne pas gâcher les surprises et coups de théâtre, on peut néanmoins dire qu’elle tourne autour d’un meurtre étouffé, d’une manipulation, d’un changement d’identité et de malversations et autres magouilles dans le domaine de la couture dans le quartier du Sentier à Paris. Il s’agit également d’une histoire d’amour assez rude tournant autour d’un trio constitué par deux hommes une femme, une équation qu’affectionnait tout particulièrement la réalisatrice qui en a mis en scène dans quasiment chacun de ses films. Nous trouvons d’abord le flic devenu privé après avoir purgé six ans de prison pour viol de mineure, et dont la première mission en tant que détective va être d’enquêter sur sa "victime" qui l’a fait mettre en prison ! Situation tellement incroyable qu’on se doute très vite qu’elle n’est pas le fruit du hasard ; mais à partir de là, motus et bouche cousue. En tout cas, Lucien Sabatier est abasourdi par ces retrouvailles comme pouvait l’être James Stewart retrouvant le sosie de son amante décédée dans Vertigo. Il n’aura alors de cesse de la filer jusqu’à découvrir une vérité qu’il ne soupçonnait pas. Richard Berry (l’un des comédiens les plus actifs dans le polar durant cette décennie) est parfait dans ce rôle ambigu et amoral, personnage violent et romantique à la fois (on le voit même verser sa larme au final), tour à tour sympathique et désagréable, en tout cas complètement bouleversé par l’affaire sur laquelle on l’a lancé et par la "garce" sur laquelle il doit enquêter.

Car Aline / Edith est bel et bien une garce qui n’aura de cesse d’essayer de corrompre son "poursuivant" ; garce qu’arrivent pourtant à nous rendre attachante les auteurs, ce qui est un sacré gage de réussite à mettre à leur actif. La fabuleuse prestation d’Isabelle Huppert n’y est pas étrangère non plus. Superbement maquillée, coiffée et vêtue, la superbe comédienne semble avoir pris son rôle très à cœur, tour à tour capable de se faire haïr ou se faire prendre en pitié. Une femme libre et mystérieuse, provocante, vénéneuse et désirable à souhait qui arrive sans problème à se hisser au niveau des femmes fatales les plus emblématiques du genre, celles interprétées par Barbara Stanwyck, Rita Hayworth, Ida Lupino ou Mary Astor. Et finalement, comme les précédentes, elle sera arrivée à nous être touchante par sa fragilité non feinte et le fait de parvenir à nous faire croire à sa sincérité quand elle déclare son amour à son "violeur". Le troisième personnage principal, cependant moins présent à l’écran, est l’ex-amant d’Aline, sorte de mafioso du Sentier interprété par le beau ténébreux qu’est Vittorio Mezzogiorno, lui aussi puissamment charismatique. Là encore nous ne pouvons pas nous avancer à dire grand-chose à propos de son personnage sous peine de vous divulguer des spoilers à la pelle, mais sachez qu’il n’est pas non plus dépourvu de romantisme, [spoiler on] témoin la superbe dernière scène au cours de laquelle, désabusé de se savoir préféré par un autre, il laisse la vie sauve à son rival. [spoiler off] Nous nous contenterons juste de dire à quel point chacune des apparitions du comédien sont marquantes (depuis ce plan furtif et inquiétant durant la séquence pré-générique jusqu’à la scène finale, en passant par ses retrouvailles avec Aline dans une pièce cachée de son immense appartement où se terrent des joueurs de poker). C’est d’ailleurs juste avant le film de Christine Pascale que le comédien décolla vraiment grâce à Jean-Jacques Beineix (La Lune dans le caniveau) et Patrice Chéreau (L’Homme blessé). Un remarquable trio d’acteurs bien entouré par toute une flopée de seconds rôles formidablement bien croqués, pittoresques (Jean Benguigui), sympathiques (le duo flic / privé Jean-Claude Leguay / Jean-Pierre Moulin) ou touchants (rayonnante Bérangère Bonvoisin présente dans une seule mais émouvante séquence, interprétant l’ex-épouse de Richard Berry). Une attention soutenue est également portée sur l’environnement dans lequel tout ce petit monde évolue.

La Garce est un film au scénario parfois alambiqué mais néanmoins très maîtrisé, l’intrigue n’étant d’ailleurs pas forcément ce qu’il compte de plus intéressant ; plus convaincant à créer une atmosphère qu’à dérouler ses péripéties, il n’en demeure pas moins bien rythmé et jamais ennuyeux. S’il ne peut prétendre rivaliser avec ses modèles signés John Huston ou Howard Hawks, ni avec les chefs-d’œuvre français du genre qu’étaient par exemple à l’époque Le Choix des armes d’Alain Corneau, il s’agit néanmoins d’une belle réussite à l’atmosphère flirtant parfois avec le fantastique (la séquence de la soirée du réveillon ; celle de la "visite" de l’appartement déserté de Edith Weber...). Un film noir fidèle sur de nombreux points aux canons du genre érigés à Hollywood, mais qui s’en éloigne non seulement par son contexte mais aussi par un puissant style charnel typique de sa réalisatrice. Il s’agit en effet d’un thriller à la sensualité exacerbée, d’une grande puissance érotique à certains moments notamment lors de la dernière scène d’amour entre Richard Berry torse nu et Isabelle Huppert en pull rose. L’absence de manichéisme, la superbe interprétation d’ensemble, la virtuosité formelle, la photographie très léchée de Raoul Coutard, ses très beaux mouvements de caméra, un excellent travail sur le son, l’attention portée aux costumes et la superbe musique jazzy de Philippe Sarde finissent de faire de cette œuvre trouble, radicale, violente, complexe et filandreuse l’une des transpositions françaises du film noir américain les plus convaincantes. Un film à redécouvrir !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 1 mai 2014