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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Fureur de vaincre

(Jing wu men)

L'histoire

À l'époque de l'occupation japonaise, Chen Zhen fait son retour dans la concession internationale de Shanghai. Son arrivée coïncide avec l'enterrement de son maître, mystérieusement décédé peu de temps après avoir relevé le défi d’une école japonaise. Ivre de colère, le disciple décide de mener l'enquête, seul contre tous...

Analyse et critique

La réussite commerciale de The Big Boss permet de donner plus de moyens à ce second film, qui sera intégralement tourné dans le studio de la Golden Harvest à Hong Kong, à l'exception de quelques scènes dont celle, fameuse, du jardin public interdit « aux Chinois et aux chiens ». Toujours à la barre, Lo Wei ne transcende malheureusement jamais l'impression de carton-pâte et de ciel non-apparent, et se révèle incapable de tirer parti du caractère factice de l'environnement pour créer quoi que ce soit, comme pouvaient le faire ses confrères de la Shaw Bros. Si l'artificialité du jardin japonais ne manque pas de charme, c'est tout le contexte historique qui perd en crédibilité. Lors de cette même scène du parc, on aperçoit en effet des voitures anachroniques à l'arrière-plan. Davantage impliqué dans la production, Bruce Lee supportera très mal la désinvolture de son metteur en scène, et ne se privera pas de le lui faire savoir, recevant le soutien de la majorité de l’équipe, exaspérée comme lui par la supériorité affichée du réalisateur. L’entente entre les deux hommes sera particulièrement tendue, manquant plusieurs fois de faire capoter le tournage.

Situé à l'époque de la concession internationale de Shanghai, le film entend prendre sa revanche sur l'humiliation qu'a connue la Chine durant l'occupation japonaise, offrant au public un héros enragé et violent qui n'accepte pas qu'on lui marche sur les pieds. Bruce Lee incarne le 5e frère Chen Zhen, disciple d'un célèbre maître de kung fu, Huo Yuanjia (1869-1910). Fondateur d'un grand nombre d'écoles, dont celle de Jingwu à Shanghai, ambassadeur de son art extrêmement respecté, ce Sifu eut une importance capitale dans la modernisation de la boxe chinoise. Défié une ultime fois par l'école japonaise du Budokan, il mourut empoisonné à l'issue de sa victoire. Comme le précise une voix off en introduction, Fist of Fury se présente comme l'une des nombreuses versions tentant d'élucider sa mort et celle du disciple qui avait enquêté à son sujet. Le remake (ou nouvelle transposition de cette histoire vraie) de Gordon Chan en 1994, Fist of Legend avec Jet Li, sans chercher à imiter son prédécesseur, saura intelligemment exploiter les mêmes thèmes pour aboutir à un authentique chef-d'oeuvre, qui bien que totalement différent dans son approche en dit beaucoup plus sur la philosophie des arts martiaux et la rencontre entre deux peuples. Dans Fist of Fury, l'ennemi étant désigné, la caractérisation des personnages ne fera pas dans la dentelle et le récit peinera à faire tenir la distance à ses enjeux. Les Japonais apparaissent comme des méchants sans scrupules, dont l'arrogance de principe pourra agacer. Non seulement ils ne respectent pas le deuil de l'école Jingwu, mais ils viennent provoquer ses disciples avec cette calligraphie qui porte la mention « Les Chinois sont les malades de l'Asie orientale ». Mention spéciale à Wei Ping Ao, l'insupportable traître chinois à lunettes qui semble cumuler toutes les tares du genre (ricanements et couardise). Un personnage qu'il reprendra l'année suivante à la virgule près dans The Way of the Dragon. Lo Wei s'offre pour sa part le rôle d'un inspecteur de police, paternel et compréhensif (car Chinois), bien qu'impuissant face aux exactions des Japonais pourtant commises en plein jour. Il faut noter que chez Bruce Lee comme dans bon nombre de films traitant de l'autodéfense, la police est constamment réduite à l'impuissance, aveugle face à l'évidence-même, corrompue (The Big Boss) ou inexplicablement absente (The Way of the Dragon). Il ne peut alors y avoir d'autre choix que celui de la justice personnelle. Pour compléter le tableau, un boxeur russe - mais anglophone - ayant fuit le régime soviétique s'est mis sous la protection du dojo. Interprété par Robert Baker, un Américain élève de Lee, il sera le premier d'une série de champions caucasiens placés au bout du chemin du guerrier, tels des gardiens du temple.

Lee est ici monolithique, un bloc de colère et de vengeance qui casse tout sur son passage, réduisant en poussière les symboles de l'asservissement de son peuple. Il fera manger la calligraphie à ses auteurs et fracassera d'un coup de pied la pancarte du jardin. Comme dans The Big Boss, son personnage est d'abord poussé à se contrôler, accumulant petit à petit la pression pour mieux la faire finalement exploser. Absent du pays pendant longtemps, il n'est pas conditionné comme ses compatriotes, il joue à nouveau seul contre tous, et frappe le Mal au coeur. On retrouve Han Yin Chieh au poste de chorégraphe, apparaissant le temps d’une courte scène en cuisinier que Bruce Lee va rouer de coups jusqu’à la mort. Ses poings, mis en avant dans le titre original, sont des armes fatales, provoquant castrations et poignets brisés. Le résultat est phénoménal, donnant réellement l'impression que les coups sont portés. Ce second film ne pouvait que verser dans la surenchère. Les affrontements sont bien plus fréquents, certains mettant en scène une quantité remarquable de combattants (le 1 contre 30 dans le dojo, ou la bataille collective à l'école Jingwu qui doit opposer plus d'une centaine de personnes). Une arme emblématique fait son apparition, le nunchaku, dont Lee fait une démonstration qui laissera durablement fasciné le public occidental. Bien qu'on retrouve des figures telles que les sauts à trampolines ou le lancer de mannequins en mousse, le petit dragon a gagné suffisamment d'autorité et dispose de plus de liberté d'action pour coordonner ses scènes de combats. Il fait valoir sa méthode. On pourra clairement remarquer une évolution du style et surtout une approche du kung fu différente par rapport au film précédent. Ses cris et autres feulements s'entendent davantage et font sensation. C'est sa réponse à l'arrogance de ses adversaires. L'opposition entre deux écoles d'arts martiaux, chinoise et japonaise, permet une grande variété d'échanges et d'armes. Judo contre kung fu, sabre contre nunchaku, sabre contre poutre, sabre contre poings nus. Le combat devient dialogue, observation, compréhension, adaptation. Les vingt dernières minutes ne sont plus qu'une succession de rencontres avec autant d'adversaires que de techniques, s'achevant sur la défaite des maîtres russe et japonais. Lee poussera ce principe d'hétérogénéité encore plus loin par la suite. L'admirable précision des chorégraphies est proprement rendue par le découpage de Lo Wei. Pour la première fois, le ralenti vient décomposer les mouvements dans toute leur hypnotique beauté.

Dans ses films, Lee s'arrange toujours à un moment ou à un autre pour perdre sa chemise et exposer ainsi sa musculature, avec une sorte de complaisance autoérotique. Plus agile que jamais, sa performance d'artiste martial finirait presque par faire de l'ombre à son jeu d'acteur. Son petit numéro comique, lorsqu'il se fait passer pour un réparateur de téléphone, vient rétablir la balance, au risque de ruiner le sérieux qui guidait jusque là sa vengeance. Les déguisements qu'il cumule dans ce film (vendeur de journaux, tireur de pousse-pousse) composent au final une sorte de figure de justicier masqué quelque peu psychopathe, traqué par ses ennemis comme par la police et livrant les bandits pendus aux lampadaires. La sophistication de ces procédés inquiètent en effet quant à sa santé mentale, chez un individu capable par ailleurs de la plus grande fureur non contenue. Bien plus en accord avec le ton grave du film est la jolie romance impossible avec la charmante Nora Miao, actrice et amie qui faisait déjà une apparition dans The Big Boss et qu'on retrouvera par la suite. Leur relation d'amants sacrifiés va renforcer la dimension tragique et désespérée du récit. De ce point de vue-là, Fist of fury est sans doute le Bruce Lee le plus sentimental. Le jeu des deux acteurs, alors tout en réserve, est d'une émouvante justesse. Située au coeur du film, leur très belle scène dans le cimetière, la nuit, où ils se laissent aller à rêver à un improbable futur heureux pour eux, portée par le beau thème romantique de Joseph Koo, prouve que lorsqu'il le veut bien Lo Wei est tout à fait capable de faire surgir de ses images poésie et émotion. Cette séquence, généralement absente des montages internationaux, trouvera son contrepoint avec la scène du striptease de geisha dont la vulgarité est censée s'accorder au clan japonais.

Surgi sur la scène dans un costume immaculé, l'apparence de Chen Zhen s'est peu à peu transformée, jusqu'à devenir tel un bloc de pure rage, irrécupérable. Comme ne cessent de le lui rappeler ses frères, sa colère va à l'encontre des préceptes du maître qui avait précisément prohibé les défis entre écoles. Une fois le fauve lâché, il répondra à la moindre des provocations, obtenant le discret soutien d'une population reléguée aux arrière-plans. Le film va pouvoir s'achever en apothéose sur un plan anthologique, désormais inscrit dans la mémoire collective. L'honneur (la survie de l'école est en jeu) et la morale de l'époque (encore elle) exigent que Chen se livre. La vengeance, à nouveau, n'a pas empêché le massacre de ses amis. Il accepte son destin et court vers la mort, acclamé par la foule, préfèrent offrir sa poitrine aux balles et couvrir de son cri les détonations plutôt que de subir l'humiliation de la défaite. La mort entoure dès le début le personnage, depuis qu'il s'est précipité dans la tombe de son maître, hurlant pour qu'on le recouvre lui aussi de terre. Le désir de revanche ne s'éteindra pas chez les survivants. Chen Zhen est devenu le symbole de la résistance à l'oppression. Il a indiqué la voie vers la dignité retrouvée. Son dernier saut le fige dans l'éternité, pose héroïque qui lui épargne la trivialité de la chute. Cette conclusion, la plus tragique de tous ses films, n'est pas sans évoquer le cinéma de Chang Cheh, alors à son apogée, avec ses guerriers virils prêts à se vider de leur sang lors d'une ultime bataille. Elle fit son effet sur le public venu en masse suivre les nouvelles aventures du héros. Le film bat le record de recettes du précédent, en attendant d’être à son tour dépassé par son successeur.

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La fiche IMDb du film

Opération Dragon de Bertrand Benoliel

Par Elias Fares - le 16 décembre 2005