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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Femme du boulanger

L'histoire

Aimable (Raimu) est le nouveau boulanger fraîchement installé du petit village du Castellet en Provence. Il est rapidement adopté par les habitants, d'autant que tous se félicitent de la qualité de son pain. Mais quelques jours après leur arrivée, sa femme Aurélie (Ginette Leclerc), dont tout le village s'accorde sur la beauté, tombe amoureuse d’un jeune berger et prend la fuite avec lui. Aimable reste seul, dévasté par la disparition de son épouse. Les villageois, menés par Le Marquis (Charpin), oublient leurs querelles intestines et se mobilisent comme un seul homme pour retrouver la belle fugueuse...

Analyse et critique

La Femme du boulanger est la troisième adaptation cinématographique de Marcel Pagnol d'un récit de Jean Giono. Quelle plus belle collaboration imaginer que celle de ces deux auteurs qui ont tant en commun, tant à partager ? Mais on est loin de l'idylle créatrice et ce sont de réguliers conflits qui opposent les deux hommes, et ce nouveau film va se traduire par un terrible bras de fer. Marcel Pagnol a acheté les droits d’adaptation de la nouvelle de Giono, Aurélie et le boulanger. Or on ne peut dire qu'adaptation il y a tant le film s'écarte du récit original, ce qui n'aura pas l'heur de plaire à Giono et provoquera cette nouvelle fâcherie. En fait, Pagnol avait écrit bien en amont l’histoire d’un boulanger devenu alcoolique et qui ne trouvait plus la force de cuire le pain pour le village. Les habitants se liguaient alors pour l’empêcher de boire, allant jusqu’à faire appel à une jeune femme du village pour le séduire et l’amener à renoncer à la boisson. Au final, le boulanger et la jeune femme vivaient une grande et belle histoire d'amour. Plus tard, Pagnol tombe sur un chapitre de Jean de Bleu de Giono très proche de sa propre histoire. Il préfère donc adapter cet très court récit (quinze pages) plutôt que de tourner la sienne qui aurait pu être considérée comme du plagiat. Il prend donc les six pages de la nouvelle qui l'intéressent et y ajoute ses propres idées, accentuant notamment les rôles du professeur et du curé du village et modifiant finalement considérablement l’histoire. Or Giono n'apprécie guère cette réappropriation et l’écrivain intente un procès à Pagnol à la sortie du film, réclamant un rôle de co-scénariste qu’il n’a point tenu. Le tribunal le déboute et Giono, peut-être par vengeance, montera une adaptation théâtrale de sa nouvelle mais en y injectant certaines des trouvailles de Pagnol.

Pour Pagnol, il s'agit d'un tout petit film et il prévoit un tournage très rapide. Il en lance en fait la production à cause d'un autre projet qui devait se tourner dans ses studios et qui tombe soudainement à l'eau. Histoire de ne pas perdre la somme investie (600 000 francs de l'époque), Charley, le directeur de production, explique à Pagnol qu'il leur faut absolument tourner un film avec l'équipe déjà mobilisée. Petite production lancée à la va-vite, La Femme du Boulanger n'en sera pas moins un grand succès public, qui après ceux de César et Regain, va permettre à Pagnol d'agrandir ses studios, de construire trois grands plateaux de tournage, deux salles de montage, un auditorium, des ateliers, un restaurant : il est arrivé au bout de son rêve de « Hollywood provençal ».

Il y a plus de Provence que d'Hollywood dans la confection de La Femme du boulanger. Pagnol tourne en décors naturels et l'on retrouve les fidèles de la famille Pagnol devant (notamment le casting du Schpountz, tourné la même année : Jean Castan qui joue Esprit, Robert Vattier dans le rôle du curé, Charpin bien sûr) et derrière la caméra. Vincent Scotto, qui n'était pas des deux derniers films de Pagnol (Regain et Le Schpountz), est quant à lui de retour pour signer la partition - très discrète - du film. Pour le rôle principal, Pagnol pense à Maupy, un acteur peu connu mais que le cinéaste voit bien en Aimable. Mais celui-ci, après lecture du scénario, dit à Pagnol que c'est un rôle à la Raimu et qu'il a de l'or dans les mains. Pagnol se laisse séduire par l'idée et contacte l'interprète de César, qui va effectivement trouver là l'un des plus beaux rôles de sa carrière.

On sait Raimu aussi fort dans les éclats que dans les murmures, et pour le rôle d'Aimable c'est cette seconde facette sur laquelle Pagnol accorde son film. L'acteur joue sur la douceur, la profondeur, tout en tristesse rentrée et il se révèle aussi bouleversant dans les passages tragiques que lors des accès comiques de son personnage. L'espace d’un battement de cil, il nous fait passer du rire au larmes et si l'on partage tant le désespoir d'Aimable, c'est qu'il se fond dans son rôle avec une intensité rarement égalée. Et il y a cette manière unique de servir les dialogues de Pagnol, pesant chaque mot, précisément, avec une finesse de jeu qui fait ressortir le travail d'orfèvre du cinéaste, un travail aussi musical (l'accent provençal), poétique (le langage si imagé du Sud) que littéraire (les constants double sens). Si le texte de Pagnol est comme toujours admirable, il faut cependant à cet endroit concéder que La Femme du boulanger est par moments trop bavard et aurait mérité d'être un peu resserré, certaines séquences s'étirant un peu inutilement (la cuite d'Aimable, les quatre larrons rentrant fins saouls de la battue pour retrouver Aurélie...).

A l'image de Raimu, c'est tout le casting qui est emblématique de la notion de jeu chez Pagnol. Un jeu qui a contrario de certaines idées reçues joue sur une certaine sobriété, du moins dans les passages dramatiques. Hormis quelques passages franchement burlesques, il n’y a pas de grands mouvements, de moulinets, et Pagnol sait admirablement faire jouer ses acteurs sur le silence. Magicien des mots, il sait les mettre de côté pour s'attarder sur un geste ou une manière de se déplacer, conscient que de simples détails en disent souvent plus qu'une ligne de dialogue. Et il aime par dessus tout s'arrêter sur les visages de ses acteurs, visages qui ont quelque chose d’héroïque dans leur douleur retenue. On n'oubliera pas de sitôt celui, intense, de Ginette Leclerc (1) qui échappe à son habituel rôle de garce malgré son rôle de femme infidèle.

Pagnol retourne en effet les motifs classiques de l'adultère. Aurélie fuit avec le beau Dominique car elle se sent seule, abandonnée. Aimable la considère comme un si bel objet qu'il n'ose la toucher, et si elle plonge dans une idylle sans lendemain c'est qu'elle a besoin de satisfaire ses désirs. Quant au cocu, figure emblématique du vaudeville, il devient ici un personnage de tragédie. « Cocu ? C’est un mot rigolo ! C’est un mot pour les riches. Moi, si ça m’arrivait, je serais pas cocu, je serais malheureux. » En détournant les archétypes de l'adultère, Pagnol nous parle des amours gâchés, des incompréhensions, des attentions trop discrètes pour être perçues. La Femme du boulanger contient tout l’art de Pagnol, son génie, sa capacité à construire des drames qui acquièrent une profondeur inouïe à partir d’une trame extrêmement simple. C’est en partant de faits communs qu'il atteint une sorte de vérité absolue, qu'il va au cœur des rapports humains.

L'intime et l'universel, toujours. Si Pagnol porte une attention absolue aux individus, à leur complexité, leurs contradictions, il aime aussi décrire des groupes. Ainsi les villageois du Castellet ont un rôle à part entière, leur solidarité répondant à la solitude d’Aimable et d'Aurélie. Par leur mobilisation, ils offrent au couple un horizon tandis que le boulanger et sa femme les ont ouverts à plus de compréhension et d'humanité. Pagnol sait admirablement bien donner vie à des communautés, caractérisant en deux dialogues, un tic, une posture ses personnages mais leur offrant ensuite assez de place pour se développer, pour échapper à leur caractérisation initiale. Des personnages incroyablement vivants peuplent ainsi le film, et l’on se souviendra longtemps de l’inénarrable pêcheur Delmont qui décrit toute sa journée minutieusement lorsqu’il s’agit de répondre à une question, du chasseur, du Marquis, de l'instituteur, du curé... et même de ses trois grenouilles de bénitier.

Si Pagnol se moque de la religion, le film ne s'avère pas pour autant une charge anti-cléricale. Il part pourtant assez fort en montrant le curé se ridiculisant face à l’instituteur (il lui reproche d'avoir dit à ses élèves que Jeanne d'Arc « aurait entendu des voix »... on ne réécrit pas ainsi l'histoire !) qui lui oppose des arguments censés. Par la suite, il condamne les mœurs de Marquis qui vit entouré de trois jeunes filles de compagnie mais est prêt à fermer les yeux sur ces « trois nièces » dans l'espoir de faire réparer le toit de l'église. Et lorsque Aurélie fugue avec Dominique, il ne manque pas d'utiliser ce drame pour rappeler ses ouailles à l'ordre, insensibles au désespoir d'Aimable et peu enclins à voir revenir la pécheresse car un pardon serait un drame pour la moralité du village. Mais on le découvre moins inflexible qu'on ne le croît au départ et ses petits arrangements avec la morale vis-à-vis du Marquis sont finalement moins la démonstration d'un esprit calculateur que d'une véritable capacité d'écoute. Il évolue donc et va se révéler être l'un des acteurs essentiels de la réconciliation entre Aimable et Aurélie.

Que la religion s'occupe un peu moins de morale, nous dit simplement Pagnol, qu'elle arrête de juger les appels de la chair. Le curé, comme Aimable le lui fait remarquer, n'est pas le mieux placé pour comprendre le désir, l'amour. Ignorant et aveugle à ce sujet, il n'entend rien à la nature animale de l'homme. Il nie même cette nature devant l'instituteur. Pagnol montre combien il est dans l'erreur en multipliant les analogies entre l'homme et l'animal : le chien de Dominique que ce dernier regrette d'avoir battu lorsqu'il avait fugué ; un autre chien que le chasseur a recueilli, si pouilleux et malingre qu'il l'a appelé Souffrance ; la poule faisane du père d'Aimable qui s'est échappé de son enclos et s'est faite dévorer par un renard... autant de petites histoires animales qui viennent commenter celles du village et le drame d'Aimable et d'Aurélie. Autant d'histoires qui conduisent à la célèbre scène de la Pomponnette. Pagnol nous dit que la passion, le désir sont dans la nature humaine et le curé s'égare en en faisant des péchés. Sur leur petite île au milieu des marais, Aurélie et Dominique ressemblent d'ailleurs à Adam et Eve (ou Tarzan et Jane) et leur amour nous semble simple, pur, primitif, en tout cas sans une once de vice comme aime à le décrire les trois commères du village. Pagnol n'est pas un bouffeur de curé, il en appelle simplement à une religion plus compréhensive, tolérante, proche de l'homme et de sa nature, et il voit même du bon dans la foi lorsqu'elle est ainsi respectueuse et ouverte, lorsqu'elle oublie la morale pour se pencher sur les âmes et les cœurs. Il n'empêche que si la charge est légère, on prend plaisir à voir ainsi remise à sa place la figure du curé du village. Pagnol ne remet pas en cause la trinité curé / instituteur / maire mais rebat sainement les cartes.

Si l'instituteur et le curé se rapprochent suite à la disparition d'Aurélie (le premier portant même le second sur son dos pour traverser le marais où la belle se cache avec son amant), c'est tout le film qui travaille sur le motif de la réconciliation. Pagnol nous présente en ouverture du film un petit village de querelleurs, où l'on a de « l'amour propre » quitte à rester en froid quatre générations suite à une histoire depuis longtemps oubliée. On assiste également à la naissance d'une nouvelle fâcherie à cause de trois arbres faisant de l'ombre sur un potager. Ce motif de la querelle va trouver son écho dans la séparation du boulanger et de sa femme. Tout comme les retrouvailles du couple vont s'accompagner de la réconciliation de tout le village. Oubliées les querelles antiques, oubliée la fâcherie pour trois Ormes trop grands. On se tombe dans les bras, on se pardonne, comme Aimable pardonne à Aurélie, comme Aurélie pardonne à Aimable.

Car plutôt que la colère, Aimable choisit la compréhension. Il voit que ses cinq années de mariage ont été cinq années d'aveuglement. Qu'il n'y avait pas d'amour mais une simple cohabitation. Le spectateur l'avait bien compris en constatant les longs monologues d'Aimable et le silence d'Aurélie, lui qui lui parle sans cesse, elle qui ne l'écoute pas, perdue dans ses pensées ou endormie. Aimable comprend qu'il a bien plus à se faire pardonner qu'Aurélie. Il l'a aimée comme un bel objet (voir comment il vante sa beauté aux villageois) mais n'a pas cherché à la connaître, à l'écouter, à l'aimer tout simplement. Comme le curé qui nie la nature animale de l'homme, qui voit dans l'appel de la chair un péché et non quelque chose de naturel, Aimable n'avait pas saisi qu'Aurélie n'est pas seulement un être désirable, elle est un être qui a des désirs.

Là encore, si la compréhension mutuelle est la clef de la réconciliation d'Aimable et Aurélie, c'est aussi celle du village. Le principe du film est ainsi de faire passer les villageois (et les spectateurs) de la moquerie du cocu à la compréhension de son drame. Le film passe ainsi magistralement de la comédie au drame, grâce au talent de Raimu on l'a dit, mais grâce aussi à l'équilibre parfait des séquences et à la justesse de la mise en scène de Pagnol. De la description d'une petite communauté à un gros plan sur un visage douloureux, des bons mots à des séquences silencieuses où ce sont les corps qui s'expriment... il y a tout un mouvement dans le film qui vise petit à petit à pénétrer au plus profond du cœur. « Tout ce que Pagnol nous dit sur une scène ou dans un film concourt à nous révéler l’essentiel des êtres. Peu importe les moyens techniques utilisés (…) : un coin de grange suffit comme décor, aussi bien qu’un écran géant ou que la télévision. Malgré la perfection de la forme, on s’aperçoit en peu de temps qu’elle ne compte pas. Ce qui compte, c’est l’immense sagesse de Marcel Pagnol, qu’il nous communique par tous les moyens » (2)... C'est Jean Renoir qui parle ainsi. Renoir qui de passage sur le tournage demande l’autorisation à Pagnol de diriger les comédiens (3) lors d’une scène du film, celle où les villageois saouls chantent en chœur Les Cornes du boulanger.

On laissera le mot de la fin à un autre cinéaste, Steven Spielberg : « Un jour j’ai vu La Femme du boulanger projeté en VO à New York. Cela a été un choc. Ce film a la puissance d’un film de Capra, de John Ford et de Truffaut réunis. Pagnol devait être un homme exceptionnel. »


(1) Pagnol avait pensé au départ à Joan Crawford pour interpréter Aurélie. Il aimait beaucoup le cinéma américain et comptait dans ses connaissances William Wyler et Preston Sturges.
(2) Cité par Claude Beylie dans Marcel Pagnol.
(3) Dont Charles Blavette, le héros de Toni de Renoir, produit en 1935 par Marcel Pagnol.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 18 janvier 2018