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Critique de film
Le film

La Femme des sables

(Suna no onna)

L'histoire

Un homme marche dans le désert. Il observe les insectes, les photographie, les ramasse. S’étant arrêté pour se reposer, il est accosté par trois villageois qui lui proposent de passer la nuit dans leur village. L’homme ayant accepté l’invitation, il est escorté jusqu’à une fosse au fond de laquelle habite son hôte. L’homme descend par une échelle de corde. Une femme l’accueille et lui offre repas et couche. Pendant la nuit, la femme sort et ramasse le sable qui s’écoule des parois. Elle en remplit des bidons qui sont remontés par les villageois. Au petit matin, l’échelle de corde a disparu et l’homme se rend compte qu’il a été fait prisonnier de la femme et du village…

Analyse et critique

La Femme des sables est la deuxième collaboration entre le réalisateur Hiroshi Teshigahara et l’écrivain Kobo Abe. Trois autres films composent une tétralogie tournant autour du thème de l’identité et de l’être. Traquenard (Otoshiana, 1962), le premier volet, est le premier film de fiction de Teshigahara qui oeuvrait auparavant dans le documentaire, entre autre comme assistant de Fumio Kamei, avant de réaliser deux courts métrages très remarqués Hokusai et José Torres. Le film se situe à la frontière entre l’enquête criminelle et le fantastique, dans un décor socialement très ancré de mines et de syndicalisme. Dès ce premier film on trouve en germe deux conceptions du cinéma qui vont innerver la filmographie de l’auteur : un versant réaliste et documentaire qui côtoie un fantastique à la frontière d‘un surréalisme qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Bunuel dont Teshigahara a toujours revendiqué la filiation. Avec ce premier film, Teshigahara se situe dans le courant de la nouvelle vague japonaise qui prend son essor au début des années soixante (précédée par le Taiyozoku, la "génération du soleil", initiée par Yasuko Masumura, chef de file et théoricien d‘un mouvement qui prend encore sa source dans les grands studios nippons) et qui se poursuivra jusqu’au milieu des années 60 avec les films de Shohei Imamura, Nagisa Oshima, Yoshishige Yoshida… Ces auteurs rompent parfois brutalement avec l’héritage de leurs aînés (Ozu, Kinoshita) et se réfèrent dorénavant à leurs équivalents européens, Godard et Resnais en tête. Le Visage d’un autre (Tanin no Kao, 1966) à travers le récit d’un chimiste défiguré qui en portant des masques acquière la personnalité de leurs modèles, s’interroge sur la question du double, et par prolongement, de ce qui crée l’identité de chacun. Enfin La Carte brûlée (Moetsukita Chizu, 1968) poursuit cette thématique en contant la contamination d’un détective par la personnalité de l‘individu qu’il a la charge de retrouver.
La Femme des sables, à travers le destin extrême d’un homme emprisonné, est un pur itinéraire mental qui va conduire cet homme à trouver la liberté intérieure, à accepter un destin immuable. Le début du film nous plonge dans des vues abstraites de paperasseries, tampons et empreintes digitales. Autant de signes d’une société étouffante dans laquelle le héros ne trouve plus sa place, grain de sable dans l’immensité de l’humanité. Son voyage dans le désert, où il part à la découverte d’une espèce nouvelle d’insecte, est une façon pour lui de se ressourcer, de partir à la recherche de son individualité. Il se penche sur les insectes comme il se penche sur sa propre vie. Sa quête d’une espèce inconnue (à laquelle il compte donner son nom) porte en elle l’impossibilité même de son aboutissement. Son aventure à venir va le confronter à la quintessence même de sa recherche existentielle en l’obligeant à redéfinir complètement son rapport au monde et aux autres. Privé de liberté, il va comme Gregor Samsa dans la métamorphose de Kafka, se voir transformer en insecte. Un insecte pris au piège d’une femme araignée, une femme fourmilion, qui va le retenir prisonnier de sa toile. Epris de liberté, c’est de façon cauchemardesque que ce manque va s’incarner. Une situation sans issue autre qu’une évasion mentale qui passe par l’acceptation de son sort, et, par élargissement, au sort de tout homme face au destin immuable, à la fatalité d’un statut éphémère, aux contraintes de la vie socialisée.
Le Sable et le désert ont en charge la symbolique la plus importante du film, celle du destin mais également du temps qui s’écoule. Contraint toutes les nuits de partager le sort de la femme des sables (évacuer inlassablement la fosse dans laquelle ils habitent), l’homme d’abord en lutte va accepter son sort et y trouver la sérénité qui l’avait abandonnée au début de son périple. La lutte contre la condition humaine nous dit Kobo Abe, est une lutte futile qui ne peut amener à la paix intérieure. Il faut accepter la vie et son absurdité. Cette tâche chaque jour renouvelée fait référence au Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. L’auteur écrit en 1938 : "Constater l'absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement. C'est une vérité dont sont partis presque tous les grands esprits. Ce n'est pas une découverte qui intéresse, mais les conséquences et les règles d'action qu'on en tire". Kobo Abe rejoint Camus dans sa conception de l’absurde : si la vie n’a pas de sens, la lucidité de l’homme sur sa condition l’autorise cependant à vivre harmonieusement. Les dieux croient punir Sisyphe en l’obligeant à rouler pour l’éternité une pierre en haut d’une montagne. Seulement Sisyphe est heureux car il accepte son destin absurde, il accepte le monde. Pour Camus il faut que chaque homme trouve quelque chose à faire, et ce quelque chose suffit à le définir en tant qu’homme. Il est impossible de bouleverser le destin, de changer le monde. Mais en prendre conscience et trouver un but à accomplir avec passion est la clef pour donner un sens à sa vie, pour exister.
Le rapport de l’homme à la terre trouve des échos dans l’œuvre de Jean-Paul Sartre. L’écrivain définit la lutte que mène l’homme contre l’altérité du monde dans lequel il vit comme la source des maux de l’humanité. La rareté (l’eau, la nourriture…) est une composante qui définit l’homme et son environnement. Le monde qui accueille l’homme est dur, et sa survie tient en une lutte acharnée. Pour l’auteur ce combat immuable explique la transformation de l’homme en démon. Il est la cause de la défiance qui fait qu’en chaque humain existe potentiellement un ennemi. Le défaut de fraternité y trouve sa source. Dans La Femme des sables, le héros est confronté à une terre qui n’offre nulle ressource. Le travail pour transformer cette terre est dantesque pour le peu de profit qu’on peut en tirer. Kobo Abe exacerbe cette vision du monde, et les primes réactions du héros (défiance, ironie, violence…) sont le reflet de la difficulté de vivre dans ce milieu hostile. C’est en apprivoisant ce désert que l’homme s’ouvrira à la femme et acceptera son amour et sa tendresse (ou est-ce l’inverse ?).
La richesse thématique du film est telle que l’on pourrait en multiplier à loisir les interprétations : politique (Kobo Abe utilise dans son roman le terme de syndicat pour définir les villageois, alors même qu’il est exclu du parti communiste japonais l’année de la publication du livre), psychanalytique (Teshigahara multiplie les symboliques sexuelles, joue sur les rêves et les fantasmes…)… Il y a également du Beckett de Oh ! Les beaux jours où Winnie qui s’enfonce irrémédiablement dans le sable égrène ses souvenirs et ses joies.
La profondeur de l’œuvre est portée par une inventivité visuelle de chaque instant, une véritable osmose entre la mise en scène de Teshigahara et le discours de Kobo Abe. Le réalisateur trouve son inspiration dans deux artistes, deux mouvements, dont le réalisateur se réclame. Fumio Kamei (l’un des plus grands réalisateurs de documentaire japonais, emprisonné en 1938 pour son film Shanghai et son pacifisme revendiqué) apporte à la mise en scène de Teshigahara une précision dans les détails, dans la captation du quotidien, qui donne au film un réalisme documentaire saisissant. Sofu Teshigahara (le père du réalisateur), grand maître de l’Ikebana (l’art de l’arrangement floral) insuffle au film une beauté esthétique proprement renversante. La précision du cadre et de la composition des plans offre au spectateur l’un des spectacle les plus magnifiques qui ait jamais été réalisé. Chaque image est éblouissante et Teshigahara nous fait ressentir des sensations proprement tactiles. On ressent l’omniprésence du sable, sa texture. La chaleur prend corps, étouffante et moite. La peau est filmée avec une précision qui lui confère un statut de réalisme saisissant. L’utilisation des ombres et de la nuit témoigne d’un génie rare dans la captation de la lumière. Teshigahara utilise les macros, varie les échelles de plans avec une fluidité telle qu’il parvient à restituer à l’écran la vérité du monde. Un monde qu’il englobe en passant de l’infiniment petit (un grain de sable, une tête d’insecte) puis en restituant dans un même élan l’infini d’un paysage désertique. Le cinéaste décrit avec acuité les errances de l‘esprit, les rêves et les fantasmes, la folie qui guette, la fatigue qui s’empare des âmes. Tout un univers mental se dessine ainsi sous nos yeux. On sent dans l’œuvre du réalisateur une volonté, et surtout une capacité, à décrire et à modeler son environnement. Artiste insaisissable, Teshigahara est tout à tour potier, concepteur de jardins traditionnels, metteur en scène d’opéra, maître de cérémonie du thé… un éclectisme qui confère à sa mise en scène une originalité de chaque instant, une approche unique.
Le musicien Toru Takemitsu vient compléter la collaboration Abe / Teshigahara et forme un véritable trio créatif aux univers fusionnels (le musicien poursuivra son travail avec le cinéaste tout au long de sa carrière). Takemitsu est souvent considéré comme le chef de file de la musique contemporaine japonaise. A vingt-et-un ans il dirige un atelier expérimental de composition musicale où les arts se déploient et se complètent (peinture, poésie, musique, scène…), une approche "englobante" qui rappelle celle du réalisateur. Son œuvre, couronnée par une multitude de prix et récompenses, évoque constamment des aller-retours entre l’Orient et l’Occident. Instruments traditionnels côtoient ainsi des orchestrations musicales purement européennes. Dans La Femme des sables, la musique de Toru Takemitsu distille un malaise constant. Les notes plaintives des cordes s’entremêlent aux ambiances sonores déformées et grossies. Mélange de concret et d’irréel, elle brouille les frontières entre rêve et réalité et emmène le spectateur dans des contrée peu souvent explorées au cinéma, celle de l’esprit et de l’âme.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Une analyse séquence par séquence du film

Par Olivier Bitoun - le 26 septembre 2004