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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Couleur pourpre

(The Color Purple)

L'histoire

1909, le Sud des Etats-Unis. Celie et Nettie sont deux jeunes soeurs inséparables. Celie n'est qu'une adolescente mais elle a pourtant déjà donné naissance à deux enfants de son beau-père, lesquels lui sont aussitôt arrachés... Mariée de force à Albert, un veuf, Celie puise force et réconfort dans l'amour que lui prodigue sa soeur. Elle voit cependant le sol s'ouvrir sous ses pieds lorsqu'Albert chasse Nettie parce qu'elle a osé résister à ses avances... Avant de se quitter, les deux soeurs se font une promesse : seule la mort les empêchera de s'écrire... Mais les années passent et Celie reste sans nouvelles de Nettie...

Analyse et critique


La magie du monde et sa négation brutale par l’homme. C’est le sujet profond de La Couleur pourpre, comme c’était celui d’E.T. trois ans plus tôt. Celie (Whoopi Goldberg) et sa sœur Nettie (Akosua Busia) sont en effet comme le petit extraterrestre : les yeux grands ouverts, elles lisent le livre divin, c’est-à-dire la nature, elles veulent en tourner les pages, joyeusement, humblement, mais les hommes arrivent avec leurs grosses bottes, jettent le livre à terre et l’écrasent sans pitié. Vient alors pour ces êtres innocents le temps de la séparation. Une souffrance de plus, après tant de mauvais traitements. On le voit, le roman épistolaire et féministe d’Alice Walker, racontant les vies séparées de deux sœurs afro-américaines entre les années 1910 et 1930, ne pouvait que toucher au cœur Steven Spielberg. Car cette séparation et cette souffrance, ce sont les deux grandes obsessions de toute son œuvre. Pas un film n’y échappe. Mais échappe-t-on à son enfance ?


La Couleur pourpre fut, on le sait, un grand tournant dans la carrière de Spielberg, jusqu’alors consacrée à l’action et au fantastique. Et, pour le premier drame de sa filmographie, centré sur les comédiens (et quels comédiens !), on a accusé le jeune cinéaste d’en faire trop : trop de couleurs, trop de musique, trop de larmes. Les critiques auraient aimé plus de sobriété, plus de réalité, plus de froideur. Mais, outre que le roman lui-même n’est pas sobre (Walker nous place dans le point de vue naïf et religieux de deux jeunes femmes, via les lettres qu’elles s’envoient « à l’aveugle »), le choix de Spielberg était cinématographiquement logique. Dans tous ses films, en effet, son imagerie se connecte à l’état d’esprit et au medium de l’époque représentée. Il agit véritablement en archéologue de l’Image et de la Représentation afin de mieux pénétrer la mémoire et le cœur du public. Ainsi, par exemple, l’image d’Il faut sauver le soldat Ryan épouse (nous ne disons pas « imite » mais bien « épouse », comme en symbiose) le Kodachrome délavé des reportages de guerre de George Stevens, l’image de La Liste de Schindler épouse le noir et blanc brut des photographies documentaires des années trente, celle des Indiana Jones le Technicolor flamboyant de Hollywood, celle du Pont des espions la froideur du film d’espionnage des années cinquante, celle de La Guerre des mondes les captations impromptues du 11 septembre 2001, celle de Sugarland Express le naturalisme du Nouvel Hollywood, etc. On le voit, comme Stanley Kubrick, Spielberg est un fascinant caméléon. Seules les images de Rencontres du troisième type, de Poltergeist et d’E.T. semblent appartenir en propre au vécu de leur auteur, c’est-à-dire à la banlieue d’où il vient, banlieue vue par son œil fantasmagorique d’enfant « à part ».

Concernant La Couleur pourpre, ses héroïnes étant des Afro-Américaines de la première moitié du XXe siècle, Spielberg a donc logiquement épousé, en harmonie totale avec le compositeur et coproducteur Quincy Jones, les formes de communication qui reflétaient le mieux leur état d’esprit : le gospel, le blues et le mélodrame. Le gospel, en tant que chant d’espoir des anciens esclaves, évoquant le Nouveau Testament, c’est-à-dire le Calvaire et la Résurrection ; le blues, en tant que dérivé profane du gospel ; le mélodrame, en tant que genre typique de l’époque, narrant la souffrance des innocents, la plupart du temps des femmes et des enfants. A ce titre, le scénariste Menno Meyjes a imaginé que Nettie apprenait à lire à sa sœur à partir d’Oliver Twist de Charles Dickens (ouvrage non mentionné par Walker). Il s’est demandé quelle était l’essence du roman de Walker et a fait logiquement la connexion avec le roman de Dickens. (1) Belle idée : puisqu'il est son premier et seul livre pendant des années, au point d’en apprendre certains passages par cœur, Celie finit par voir le monde (et l’injustice affreuse dont elle est victime) à travers l’optique de Dickens.


Une véritable aubaine pour Spielberg, artiste et historien de l’Image, et juste retour des choses : en effet, le style mélodramatique de Dickens a grandement influencé les mises en scène théâtrales de la seconde moitié du XIXe siècle et donc le style des comédiens et réalisateurs du muet, qui venaient souvent de ce théâtre. Spielberg n’a pas eu honte de se mettre sous leur parrainage, par exemple lors de la scène grandiloquente, digne du Kid ou des Deux orphelines, où Celie et Nettie se « soudent » l’une à l’autre pour empêcher Monsieur (Danny Glover) de les séparer. Le cinéaste n’a pas eu honte, non seulement parce qu’il est l’anti-cynique absolu et que sa foi dans le cinéma déplace les montagnes, mais aussi parce qu’il abhorre l’anachronisme. Ces jeunes filles étaient ainsi car elles voyaient les choses à travers l’optique de leur temps. Résultat : les films d’époque de Spielberg sont parmi les plus authentiques qui soient, et pas seulement grâce au talent des décorateurs et costumiers : la manière, par exemple, dont Karen Allen prend le bras de Harrison Ford à la fin des Aventuriers de l’Arche perdue montre à quel point Spielberg connait parfaitement le passé. Ainsi, la beauté de La Couleur pourpre, c’est que non seulement le gospel, le blues et le mélodrame sont dans le film (scènes d’église, de bastringue et de souffrance) mais ils sont le film. Ils sont sa forme.


Tout le travail de Spielberg et de son équipe technique (à commencer par son génial directeur de la photo Allen Daviau, tristement disparu cette année) a été de faire, malgré le terrible spectacle des hommes, un film solaire. Le chatoiement incessant du soleil dans ce film, la sensibilité extrême à l’environnement visuel et sonore, à l’air, aux nuages, aux herbes, aux fleurs, aux bourdonnements des insectes, ne trouveront leur équivalent que dans le cinéma d’animation de Miyazaki. Ce chant du monde, c’est l’âme de Celie. Ce soleil, c’est la flamme qui refuse de s’éteindre en elle. Son gospel. C’est ce qui lui permet de tenir pendant ses longues années d’esclavage sous le joug impitoyable de Monsieur. De même, la virtuosité suprême des travellings de Spielberg (nous n’avons jamais vu de mise en scène plus fluide au cinéma, ni avant, ni depuis) n’est pas une virtuosité gratuite ou déplacée : elle représente, malgré les innombrables barrières qui strient l’image, l’irrépressible pulsion de vie et de liberté de ces femmes que les hommes essaient de brimer, elle est leur échappée mentale, et parfois physique.


Songeons à Nettie poursuivie par Monsieur sur son cheval, de part et d’autre d’un bosquet ; aux deux sœurs faisant le serment de se revoir en criant de part et d’autre d’une clôture ; à Celie se dirigeant vers son tortionnaire de mari, la lame de rasoir à la main, tandis que Shug (Margaret Avery) court à perdre haleine, à travers champs, pour empêcher un meurtre ; à la même Shug entonnant un gospel du bastringue jusqu’à l’église, entraînant la foule derrière elle, brisant la barrière morale édifiée par son père. Seule Sofia (Oprah Winfrey) est tragiquement associée au plan fixe, étant destinée à passer une partie de sa vie dans une prison d’Etat et dans un emploi de domestique chez les Blancs. Le spectaculaire travelling latéral qui l’introduit dans le récit, signe de sa volonté émancipatrice, sera malheureusement très vite étouffé, les clôtures qu’elle longe à grandes enjambées annonçant les futurs barreaux de sa cellule. Quant aux montages parallèles de haute volée qui débutent à partir du moment où Celie se met à lire toutes les lettres de Nettie, lettres « emprisonnées » par Monsieur durant tant d’années, ils épousent la connexion incessante et irrésistible, presque télépathique, entre les deux âmes sœurs, par-delà le gouffre de l’océan, et par-delà l’abîme désespérant que représente la boîte aux lettres « vide » de Monsieur.



Symétrie au cœur du film, symétrie aux extrémités du film : à la grâce des deux jeunes filles en plein soleil, filmée en long travelling dans la séquence d’ouverture, répond la grâce des deux vieilles dames au crépuscule, filmée en plan fixe, dans la séquence de fin. Le soleil toujours, c’est-à-dire le livre divin, pour qui veut bien le lire. Et en arrière-plan, le monde étant ainsi, le passage fugace et ténébreux de l’homme.

(1) Cf. Starfix n° 40, septembre 1986, entretien avec Menno Meyjes par Henry Béhar.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 14 mai 2020