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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Clepsydre

(Sanatorium pod klepsydra)

L'histoire

Jozef est venu rendre visite à son père dans un sanatorium. Dans le train, il croise la route d’un contrôleur aveugle qui lui assure qu’au terme de son périple, il aura trouvé son propre chemin. L’établissement médical que Jozef découvre est un vaste palais lugubre, rongé par la vermine et tapissé de toiles d’araignées. On y croise seulement une infirmière peu loquace et un médecin docte. Celui-ci lui explique que si son père peut lui sembler mort, il n’en est rien tant qu’il git dans ce sanatorium où le temps a été comme retardé. Ne comprenant rien à ce discours, Jozef s’aventure dans la vaste demeure délabrée et voit apparaître son double.

Analyse et critique

Lors de sa présentation en toute fin de Festival de Cannes en 1973, La Clepsydre fut mal accueilli par un parterre de journalistes indifférents qui le jugèrent interminable et laborieux. Si néanmoins il obtint le Prix Spécial du Jury, il convient de s’imaginer la réaction du public devant cet objet aberrant, hypnotique, hybride, irrationnel, véritable expérience labyrinthique qui pousse dans ses ultimes retranchements les jeux narratifs et temporels qu’avait déjà sublimés Wojciech Has dans son adaptation géniale, cinq ans plus tôt, du Manuscrit trouvé à Saragosse.

Le dixième long métrage du cinéaste polonais ressemble à un gigantesque cabinet de curiosités où seraient entassés des objets, des époques, des hommes et des phrases sans aucun lien logique, sinon celui de la pourriture morale et physique qui guette chaque élément de la nature. Si bien que ce film, le plus célèbre de son auteur avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse, se présente comme une expérience fascinante et dense pour certains, exténuante voire impossible pour d’autres. Le film se donne à voir telle une chambre des merveilles pleine de breloques cramoisies et de bibelots poussiéreux où hommes et choses se confondent; un bric-à-brac où s’entassent oiseaux de Paradis miteux, mannequins de cire sanglants, figures d’opérettes de la grande Histoire, récits d’aventures exotiques, femmes plantureuses et foule tantôt exaltée tantôt brisée d’une communauté hassidique de Galicie dans les années 30. La Clepsydre est un vaste grenier de souvenirs et de possibles récits où l’espace et le temps seraient comprimés par un imaginaire poétique exubérant qui fait songer à la fois à Fellini, Visconti, Ophüls mais aussi à Lynch. Un magma de visions oniriques noyé sous des couches de grisaille gothique et la musique hypnotique et murmurante du grand Jerzy Maksymiuk.

Après l’épreuve du Manuscrit trouvé à Saragosse et ses multiples emboîtements narratifs, le cinéaste polonais songe à adapter les écrits de Bruno Schulz qu’il avait découverts au cours de sa jeunesse. Fort de son expérience sur le vaste récit de Potocki, Has se sent enfin capable d’exprimer en termes cinématographiques l’art poétique fantastique, à priori irrationnel, insaisissable et parfois sibyllin de Schulz. Non content de s’attaquer à un écrivain a priori inadaptable où éléments, personnages et trames se brisent, se recomposent sous des apparats différents et dans un langage baroque, il choisit de mêler plusieurs récits des recueils Le Sanatorium au croque mort et Les Boutiques aux cannelles. Mais Has veut les entremêler de manière non linéaire comme s’il fallait encore pousser plus loin et dépasser les expériences délirantes de Schulz.

Has entame plusieurs scénarios qui sont systématiquement refusés jusqu’à ce qu’un ministre de la culture plus libéral que son prédécesseur lui offre enfin le feu vert. Le cinéaste choisit de concentrer essentiellement son budget dans des décors absolument fascinants où se devine un esprit érudit d’antiquaire fasciné par l’Histoire, les légendes, les mythes bibliques, les écrits cabalistiques et les récits gothiques. Il entame également de longues recherches pour reconstituer certains villages de Galicie des années 30 et le mode de vie des communautés hassidiques.

Dans ce magma temporel et spatial, le sanatorium s’apparente à un vaste grenier délabré, un immense palais dans lequel on se perd vite et qui révèle l’art de l’espace du cinéaste. La caméra "ophulsienne", toute de mouvement, de circonvolutions, en longs travellings et autres plans-séquences dynamiques, se déplace sans s’arrêter entre les murs et les alcôves cramoisies avec une telle agilité, une telle aisance, que très vite s’en ressent une impression d’artificialité. Dans ce palais lugubre se devine un décor de studio qui, d’emblée, mine les distinctions entre réalité et fiction et déploie l’une des nombreuses mise en abîme d’un film qui veut faire éprouver à son spectateur le même cheminement intérieur que celui de son héros.

On retrouve ici un des motifs du cinéaste déjà présents dans son Manuscrit : le voyage initiatique pour le héros comme pour le spectateur. Le film en tant qu’expérience sensorielle de la connaissance qui ébranle les doutes et accomplit un cheminement. Le film en tant que rêve tant pour l’homme qui se déplace à l’intérieur que pour celui qui l’observe. Comme s’il fallait faire subir autant de chemins de traverse à l’un comme à l’autre. Comme si le film était en soi ce rêve au terme duquel Joseph se transforme à son tour en contrôleur de train, ce narrateur aveugle et omniscient qui a compris l’impossibilité qu’il y aurait à saisir un seul instant au temps. Le spectateur, égaré dans La Clepsydre, doit à son tour avoir été transformé par les doutes que le film distille.

Ainsi, le héros est un être tout à fait neutre, auquel il est possible de s’identifier. Il n’est pas vraiment personnifié et rappelle d’innombrables figures de voyageur anonyme que l’on trouve dans la littérature d’Europe de l’Est et évidemment chez Kafka, que Schulz adulait tout particulièrement. Il traverse ses pensées et les rêves en observateur distancié, mimant les réactions d’un spectateur médusé et perdu. Comme lui, il croit pouvoir se rattacher parfois à certaines situations apparemment familières. Il s’imagine trouver du sens là où tout se dérobe à chacun de ses pas. Là où le doute et la stupéfaction accompagnent chacune des traversées des multiples miroirs où il croise ses innombrables doubles.

Le voyageur se voit lui-même, dès le début du film, en train d’accomplir la scène que nous venons d’observer et durant laquelle il arpentait le cimetière aux abords du sanatorium. Comme le spectateur, il regarde un homme en train de contourner une immense maison gothique. Dès l’instant où le voyageur se voit refaire les mêmes gestes, le film tout entier s’incline sur ce modèle, se plie aux pouvoirs du Sanatorium. La caméra devient les yeux d’un des multiples doubles de Joseph. La caméra filme ce que l’un des multiples Joseph observe dans l’un des rêves à l’intérieur du film-rêve. Le film dans le film débute comme un rêve dans un songe plus vaste.

Si le sanatorium recule effectivement le temps, le film effectue donc ce mouvement à son tour et imagine un autre film dans le film qui prendrait un autre chemin. La Clepsydre s’abîme dans le rêve d’un premier rêve. Ce n’est plus seulement le héros qui va découvrir ce recul du temps, c’est le film tout entier qui va être possédé par les expériences que l’on fait subir aux malades de cet hôpital délabré. Dès lors que Joseph se voit lui-même, le film recule tout en avançant vers un ailleurs, un autre récit. Il reprend les mêmes gestes qu’au début, répète la scène. Seulement, derrière la grande porte gothique du Sanatorium, à la place des tombes entassées, se laissent deviner les premiers feuillages d’un immense jardin tropical. Décor totalement différent. Vision quasi opposée. En y pénétrant pourtant, le héros et le jeune enfant qui le guide (et qui pourrait être un autre double de lui-même) ne s’aventurent pas dans la forêt que les feuillages laissaient présager, mais dans une maison familiale. Dès cet instant, il n’est plus possible de reculer. La logique a abandonné l’espoir de se rattacher à un quelconque récit. Seul le temps, inexorable, avance sans aucune possibilité d’être arrêté. S’il est retardé, il finit toujours par tout emporter et révélera le caractère insaisissable de chaque chose et surtout de chaque instant. L’homme est condamné, emporté par le tumulte du temps à ne pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit.

Pour le spectateur, embarqué comme le voyageur dans un rêve incohérent, au gré de la fantaisie, il suffira de se laisser glisser de scènes en scènes sans chercher à maintenir sa logique. Jozef s’abandonne. Il rampe sous un lit pour échouer dans un marché auprès d’Indiens sud-américains, sur une place de fêtes où déambulent des hommes arborant des masques d’immenses volatiles multicolores, dans des ruines aux cotés des Rois Mages, dans une boutique hassidique, sur un terrain de batailles, aux confins de guerres mexicaines et d’intrigues de cour. Chaque élément du décor peut ouvrir de nouvelles portes, de nouvelles visions.

Les personnages endossent des rôles différents, prononcent des sentences souvent absconses (tirées de la prose baroque de Schulz) et passent leur temps à se contredire. Tel le Sanatorium où se devine l’artificialité d’un décor, les personnages sont aussi les acteurs d’un rêve. Si la vie est un songe, ce délire onirique est un théâtre de marionnettes. Comme dans un songe, les personnages changent de masques, de costumes. Personne n’est jamais ce qu’il prétend être. Tous obscurcissent et illuminent le voyage, le font avancer et reculer à la fois. Les femmes sont tantôt prudes, tantôt aguicheuses. Son père est tour à tour enfantin, docte, autoritaire, solennel, malade.

Pourtant, dans ce vaste jeu de rôles, seule peut-être la figure solennelle et pathétique du père, un boutiquier passé à coté de son existence, scande un probable récit de la désillusion. On imagine Jozef ne pas accepter la mort de son géniteur, à la fois héros et tyran, et cherchant peut-être à reculer le temps pour pouvoir encore garder quelque chose de lui. C’est l’un des rôles des multiples évocations de l’enfance où Jozef imagine les aventures de son père et tente de se raccrocher à une image pure. On va ainsi retrouver ce personnage du père sous de multiples rôles, dans différentes postures et achever le parcours en vieux marchand fatigué et endetté. Venu chercher son père au Sanatorium, Jozef réalise l’absurdité, le dérisoire d’une existence laborieuse, à mille lieux des fariboles qu’il se plaisait à imaginer enfant.

Dans ce vaste rêve qu’est La Clepsydre, choses et hommes se confondent à tel point que Jozef revoit certains protagonistes de l’Histoire sous la forme de mannequins de cire et d’automates. Inexorablement, seul le temps effectue un parcours obligé. Tout ce que traversera le héros, il le retrouvera plus tard comme abimé, esquinté. Durant la première partie, Jozef  poursuit ses souvenirs d’enfant, ses rêves, bifurquant dans la boutique paternelle, dans la maison familiale. Dans la seconde, chaque chose métamorphosée réapparaîtra, mais sous des formes toujours plus ternes, tristes, avachies, pathétiques, grises et surtout couvertes de pourriture et de vermine. Les lieux de jadis où déambulait une foule agitée deviennent des antichambres de la mort, espaces vides et déserts où subsistent quelques passants fantomatiques. Le film glisse avec Jozef de la lumière vers la grisaille, les ténèbres et les tréfonds de la terre.

Le héros chemine de scènes en scènes, au détour de raccords fulgurants, d’espaces-temps insensés où peu à peu la petite et la grande Histoire se confondent. Jozef voyage en lui-même pour effectuer, avec et pour le spectateur, un parcours initiatique et picaresque, de la lumière aux ténèbres. Dès l’ouverture du film, dans un train qui pourrait s’apparenter à ceux de la mort, où voyagent des corps avachis et prostrés, le contrôleur aveugle lui administre le programme de ce voyage initiatique. Il finira par trouver son chemin intérieur, il finira comme illuminé par comprendre peut-être la seule vérité d’un monde dont toute explication semble impossible, où toute connaissance et moment se dérobent. Il ne faut peut être pas pénétrer les mystères de Dieu. Le temps capricieux file, emportant toutes choses. Il n’y a rien peut-être rien à dérober à une des multiples réalités. C’est ici, dans son cheminement absolu, dans son refus de se plier aux conventions d’un récit traditionnel que le cinéaste confond son cinéma total avec la pensée indécidable de Schulz.

Dans les multiples trames ouvertes puis fermées de La Clepsydre, ce n’est pas tant la mort qui guette chaque élément que la décrépitude. Le film se teinte de mélancolie, de tristesse et de grisaille à mesure qu’il progresse. Comme toute chose, il se désagrège. Le monde hassidique de la Galicie des années 30 n’est plus. Et le cinéma le reconstitue. Ainsi, ce train peut être celui des camps de la mort mais aussi celui qui laisse choir derrière lui un monde disparu. Mais c’est surtout le train comme métaphore traditionnelle du cinéma. C’est ce que dénote la première scène extraordinaire du film où Jozef observe au travers de la fenêtre du train, comme sur un écran de cinéma, le battement d’aile d’un oiseau qui tente de suspendre son vol.

A sa sortie, La Clepsydre fut très mal accueilli en Pologne, notamment à cause d’un exécrable article où l’on accusait le cinéaste d’avoir trahi l’esprit de Schulz. Comme le cinéaste l’avait lui-même pressenti, La Clepsydre allait lui fermer les portes du cinéma pendant de longues années. Has allait pourtant réapparaitre au détour des années 80. Et, avec le temps, son film allait être considéré comme son chef-d’œuvre, avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Un destin étonnant qui éclaire ce film-rêve extraordinaire puisque le temps aura fini par faire son œuvre en sauvant La Clepsydre de l’oubli.

Dans les salles

Distributeur : BABA YAGA

Date de sortie : 1er août 2012

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Mercier - le 4 août 2012