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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chasse

(Jakten)

L'histoire

Bjørn (Rolf Søder) et Knut (Tor Stokke), deux amis proches, convoitent tous deux la belle Guri (Bente Børsum). Elle épouse le premier, tandis que le second part à l'étranger pour oublier. Quelques années plus tard, Knut revient, et un séjour de chasse dans la toundra norvégienne les réunit à nouveau. Les vieux démons se réveillent, le passé vient se mêler au présent, et la tension monte…

Analyse et critique

Il n’est pas impossible que le nom d’Erik Løchen suscite chez certains des lecteurs de cette chronique une sensation de déjà-vu. Ou plutôt de "déjà-lu". Le nom de ce réalisateur norvégien est en effet apparu dans nombre des articles ayant salué, en février 2012, la sortie française d’Oslo, 31 août de Joachim Trier. Telle critique ou tel entretien rappelaient ainsi que le réalisateur de cette magnifique relecture du Feu follet de Drieu la Rochelle était le petit-fils d’Erik Løchen. C’est-à-dire l’un des cinéastes les plus atypiques du cinéma norvégien. Si l’on ne doit à Erik Løchen que deux longs métrages - La Chasse (1959) et Objection (1972) (1) - ces deux œuvres sont considérées par les spécialistes du cinéma nordique comme des jalons essentiels dans la marche du Septième Art norvégien vers la modernité cinématographique.

Concernant La Chasse, Peter Cowie écrit ainsi dans Le cinéma des pays nordiques (2) qu’à une époque - la fin des années 1950 - où « le cinéma norvégien [semblait] avoir échappé aux tendances qui se développaient dans d’autres pays, […], le film d’Erik Løchen  aurait anticipé sur les expériences […] de Resnais et de Robbe-Grillet. » Si La Chasse n’égale peut-être pas en radicalité L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), la mise en scène d’Erik Løchen adopte effectivement des partis-pris d’une audace formelle indéniable. Et qui, plus d’un demi-siècle plus tard, ne manqueront sans doute pas de surprendre, voire de déstabiliser certains spectateurs.

Le plus prégnant de ces choix est, certainement, l’adoption d’une forme de distanciation par rapport à la fiction, et à propos de laquelle l’universitaire norvégien Gunnar Iversen (3) voit l’influence du théâtre de Bertolt Brecht. Cette mise en échec de l’illusion fictive passe par l’utilisation d’une large palette d’effets. Parmi ceux-ci, on signalera d’abord l’interpellation des personnages par une voix-off par ailleurs en charge de la narration. Interrompant soudainement ses commentaires ou ses descriptions des événements, le narrateur omniscient s’adresse alors directement à Guri, Bjørn et Knut, les trois héros de La Chasse. Ou bien encore à un figurant. Comme, par exemple, au début du film lorsque la voix-off questionne un personnage de gendarme n’apparaissant que quelques instants à l’écran. Ces apostrophes des protagonistes de La Chasse, centraux ou secondaires, entraînent un autre effet rompant plus avant le contrat fictionnel.

Ainsi sollicités, les personnages tournent alors leurs yeux en direction de l’objectif, comme si le narrateur se trouvait derrière la caméra, et entament le dialogue avec lui… ou avec le public. Le hors-champ vers lequel se portent ces regards à la caméra (4) peut, en effet, aussi bien abriter l’invisible narrateur que le spectateur lui-même. L’entreprise d’inclusion de ce dernier dans La Chasse est par ailleurs explicitement confirmée à la fin du film. À l’occasion d’une séquence à la tonalité ironique, Erik Løchen  fait soudainement jaillir dans le cadre un groupe de personnages se désignant eux-mêmes comme le public. Et qui n’hésitent pas à prendre à partie directement Guri, mécontents que celle-ci n’ait pas révélé l’identité du père de l’enfant dont elle est enceinte.

Au nombre des procédés permettant à Erik Løchen de saper la croyance diégétique, on peut ajouter l’artificialité, ponctuelle et assumée, du jeu de ses principaux comédiens. Ou bien encore, concernant toujours la direction d’acteurs, l’utilisation d’interprètes non professionnels, leur présence faisant basculer certaines séquences dans le registre documentaire. Et c’est donc une mise en scène particulièrement complexe qu'Erik Løchen déploie avec La Chasse. Ajoutons cependant que la réalisation, aussi surprenante puisse-t-elle être, n’en fait pas moins sens.

Le questionnement des personnages par la voix-off permet, par exemple, de conférer une dimension supplémentaire à l’enquête sur la psyché humaine qu’est, fondamentalement, La Chasse. Ces étranges dialogues ne sont certes pas les seuls moyens mobilisés par Erik Løchen pour explorer l’esprit de ces protagonistes. Le cinéaste fait ainsi appel à des séquences oniriques - donnant notamment accès à l’inconscient de Guri - ou à des flashback (5), venant éclairer la généalogie mentale des actes de Bjørn comme de Knut. Mais en combinant à ces outils narratifs somme toute classiques, ces véritables interrogatoires menés par le narrateur, La Chasse atteint au plus profond de la psyché de chacun de ses héros.

Et le film dévoile de la sorte des structures psychologiques toutes entières empreintes d’archaïsme. Rien de romantique en effet dans le trio amoureux disséqué par La Chasse ! Pour Bjørn et Knut, Guri n’est au fond qu’une femme-objet dont la possession - avérée pour le premier, désirée pour le second - participe de l’affirmation d’une virilité rétrograde. Les deux hommes sont en effet représentés, à l’occasion d’une séquence de beuverie dégénérant en pugilat, comme de véritables coquelets. Quant à Guri, ce n’est pas tant son cœur qui balance entre Bjørn et Knut que sa matrice. Erik Løchen dépeint en effet son héroïne comme essentiellement déterminée par le désir d’être mère. Notamment, le temps d’un bref plan, en inscrivant dans le cadre un motif de Vierge à l’enfant sous la forme d’un petit bas-relief fixé au-dessus du lit conjugal de Guri et de Bjørn. Or ce dernier n’ayant pu (ou voulu ?) accéder au désir de son épouse, celle-ci jette bientôt son dévolu sur Knut après qu’il se soit clairement proposé comme géniteur…

Mais si tels sont les personnages de La Chasse, tel est aussi son public ! En incluant les spectateurs dans le corps même du film, Erik Løchen leur révèle en effet leur équivalence avec les figures fictives qu’il met en scène. Et le cinéaste offre ainsi au public l’occasion de nourrir une réflexion sur la nature véritable des forces qui l’agissent. Et qui l’amènera, peut-être, à déchirer le voile illusoire dont il drape ses sentiments comme ses actes… de même que La Chasse met à bas l’envoûtement fictif suscité par le spectacle cinématographique.

C’est donc à une très fertile traversée du miroir qu’invite Erik Løchen avec La Chasse. Si le cinéaste y diagnostique en effet un évident malaise dans la civilisation, il offre aussi des pistes pour remédier à celui-ci. Ne serait-ce qu’en invitant son spectateur à une interrogation sur les fondements de son existence. Une démarche qui n’est, par ailleurs, pas sans évoquer celle d’Oslo, 31 août.  Comme La Chasse, ce récit de la dernière journée d’un suicidé est aussi une magnifique source de réflexion sur ce qui (dé)fait une vie humaine. Tel grand-père, tel petit-fils...

(1) Objection est, comme La Chasse, édité en DVD par Malavida.
(2) Collection Cinéma/Pluriel, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1991.
(3) On fait ici référence à son article consacré à l’histoire du cinéma norvégien et inclus dans Nordic National Cinemas, Routledge, London, 1998. Ajoutons que Gunnar Iversen est aussi l’auteur du livret accompagnant le DVD de La Chasse, sur lequel nous revenons dans le test de cette édition orchestrée par Malavida.
(4) Erik Løchen a, peut-être, emprunté ce procédé à un autre cinéaste nordique. On se rappellera certainement qu’Ingmar Bergman faisait déjà usage, en 1953, du "regard-caméra" dans Monika à l’occasion d’un plan fameux.
(5) On pourra, peut-être, voir là encore une influence d’Ingmar Bergman qui dans Les Fraises sauvages (1957) faisait brillamment usage de l’un et l’autre de ces procédés narratifs.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 7 mai 2012