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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Charge de la brigade légère

(The Charge of the Light Brigade)

L'histoire

Suite à l'imminence d'un conflit impliquant notamment l'Angleterre et la Russie, un officier des Indes est chargé de partir en Arabie pour fournir l'armée en chevaux. Alors qu'il fait escale à Calcutta pour voir sa fiancée, la garnison est attaquée par le sultan Surat Khan, nouvel allié des Russes...

Analyse et critique

En 1935, suite à la disparition de l’ère pré-Code l’année précédente et à la retombée de la mode du film de gangsters, qui s’essouffle en grande partie, la Warner est dans une passe délicate. Tous les studios ont leurs spécialités, il n’est pas question pour ses dirigeants de ne pas réagir, il leur faut impérativement retrouver un nouveau souffle et investir de nouveaux horizons. Le studio lève donc un énorme budget de plus d’un million de dollars pour son nouveau projet : Capitaine Blood. Le grand metteur en scène Michael Curtiz passe alors à la vitesse supérieure en réalisant ce film d’aventures épique sans équivalent à cette époque à Hollywood. Suite à l’immense succès de ce film, l’un des plus importants des années 1930, il sera désormais l’homme de tous les projets les plus couteux de la firme pour les quelques années à venir. Il a su capter le scénario dans ses moindres recoins et le rendre totalement magique à l’écran, tout en se réappropriant le matériau afin de le parer de ses propres motifs thématiques et visuels. Deux nouvelles stars font leur apparition grâce à ce classique : la très belle Olivia De Havilland et surtout le beau et fringuant jeune premier Errol Flynn. A 26 ans, l’acteur devient la coqueluche d’Hollywood et le symbole du film d’aventures et d’action. Son aura brille alors de tout son éclat et la Warner décide d’en faire l’acteur numéro 1 de son écurie. Car il faut savoir à l’époque que si James Cagney ou Edward G. Robinson rapportaient énormément d’argent à la Warner, ce n’était rien comparé aux bénéfices colossaux engrangés par les films avec Flynn. L’image de la star est partout, on ne parle plus que de lui. En outre, la gent féminine est particulièrement attirée par ce bel homme sorti de nulle part, et qui a déjà fait le tour du monde et vécu plusieurs vies avant de devenir acteur. Son mariage avec Lili Damita est suivi de près par le studio qui désire contrôler l’image de Flynn et le présenter comme l’homme parfait, à la vie comme à l’écran. Sur ce point en particulier, la Warner ne va pas tarder à déchanter : les exploits extraconjugaux de Flynn, ses mariages à répétition, ainsi que ses déboires publics, feront souvent la une des journaux à sensation et forgeront un peu plus le mythe qui l’entoure.

Cependant, en 1935, tout va bien et c’est tout naturellement que la Warner lance son nouveau projet phare pour l’année suivante, avec son nouveau trio gagnant Curtiz / Flynn / De Havilland. La Charge de la brigade légère est un film tout ce qu’il y a de plus logique commercialement parlant, et cela à tous les niveaux. Il faut rentabiliser la nouvelle image d’Errol Flynn, ainsi que celle (très glamour) qu’il forme avec Olivia De Havilland, et donner les coudées franches à Michael Curtiz. En outre, après avoir empiété sur le film d’aventures maritime prestigieux propre à la MGM (L’Île au trésor, Les Révoltés du Bounty, Capitaines courageux), les frères Warner s’attaquent à un nouveau genre de films d’aventures glorifiant l’armée anglaise du XIXème siècle au sein de son Empire colonial, et précédemment mis en valeur par la Paramount et son exceptionnel Les Trois lanciers du Bengale de Henry Hathaway. La Charge de la brigade légère se déroulera en Inde et alliera jeux d’intrigues diplomatiques et scènes d’action époustouflantes avec panache. Mais déjà, les choses ne se déroulent pas comme prévu. Après plusieurs jours de tournage, Flynn refuse de travailler. Il trouve injuste d’être payé 500 dollars la semaine alors que Capitaine Blood continue d’engranger des sommes faramineuses. Il accuse le système de faire de l’argent sur son image sans même lui en faire profiter à sa juste valeur. Chose compréhensible, mais qui agace fortement Jack Warner qui, pourtant, accepte d’augmenter le salaire de son poulain. Les rapports de force entre l’acteur et la firme ne font bien entendu que commencer et émailleront une cohabitation professionnelle difficile jusqu’en 1953, année durant laquelle l’acteur brisera son contrat et partira pour l’Europe. Par ailleurs, les choses ne s’arrangent pas forcément sur le tournage. Si Errol Flynn s’amuse à faire des plaisanteries douteuses à Olivia De Havilland, cette dernière n’en n’apprécie pas le goût et frôle la crise cardiaque le jour où elle trouve un serpent mort dans les sous-vêtements de sa garde-robe. Toutefois, les relations entre les deux acteurs restent bonnes. On ne peut malheureusement pas en dire autant des rapports qu’entretiennent Flynn et son réalisateur, Michael Curtiz. Flynn trouve son metteur en scène trop dictatorial, dénué d’humour, méprisant et antipathique. A l’inverse, Curtiz enrage à l’encontre des plaisanteries de Flynn, du peu d’intérêt qu’il développe pour son travail et de ses caprices. Leur collaboration va pourtant s’étendre sur onze films et six années, et dont la Warner sera l’inusable arbitre jusqu’à ce que Flynn n’en puisse plus et demande le remplacement du réalisateur sur La Charge fantastique au profit de Raoul Walsh qui deviendra dès lors un ami proche. Doté de son énorme budget, tourné dans des extérieurs somptueux et rythmé à souhait, La Charge de la brigade légère sera  néanmoins un nouveau triomphe au box-office.

A l’évidence, on ne peut pas dire que la Warner se soit économisée sur ce film. La Charge de la brigade légère respire l’énergie et le dynamisme propres au studio, non sans disposer d’un fort capital épique. A défaut de retrouver la pleine mesure qualitative de Capitaine Blood, cette nouvelle œuvre trouve en l’occurrence l’essentiel de sa réussite dans le rythme qu’il lui est donné durant toute sa durée. Michael Curtiz parvient à mettre en scène des morceaux de bravoure qui défient les lois de l’imagination : une escarmouche dans le désert, l’attaque du fort de Chukoti et la fameuse charge-titre tant attendue de la bataille de Balaklava. Curtiz a encore amplifié sa rythmique et le découpage de ses plans. Le montage est absolument ébouriffant d’agressivité et immerge totalement le spectateur dans des scènes d’action scandaleusement réussies. La charge ultime, étalée sur une dizaine de minutes, demeure sans l’ombre d’un doute l’une des plus grandes séquences de bravoure jamais tournées par le Hollywood d’avant-guerre. Plans larges, plans rapprochés, gros plans, contre-plongées, travellings, surmultiplication des points de vue… Il est impressionnant de constater qu’en dépit du nombre incroyable de plans mis en boîte, d’un montage ultra-découpé (mais tout à fait lisible), et du sentiment de chaos constant développé, Curtiz réussit malgré tout à conserver une extrême cohérence dans la progression dramatique de la séquence. Un tour de force dont lui seul pouvait être capable à cette époque, en véritable maître du cinéma d’action qu’il était. C’est l’ensemble de sa mise en scène qui répond par ailleurs à des critères esthétiques parfaitement disciplinés. Qu’il s’agisse des extérieurs, des intérieurs, de mouvements de troupes, de discussions intimes, d’un bal ou de scènes de bravoure, sa mise en scène répond à des cadres somptueusement composés, mettant en valeur des lignes géométriques très rigoureuses et un sens plastique exceptionnel dopé aux clairs-obscurs, aux contrastes de lumières et aux jeux d’ombres (marque visuelle récurrente du réalisateur). Il convient également de préciser que La Charge de la brigade légère est un film qui ne souffre d'aucune baisse de régime, grâce à un enchainement de situations toujours alerte dû en grande partie au savoir-faire du réalisateur. C’est un ravissement pour les yeux à chaque instant, et l’on ne s’ennuie jamais. Quant à la musique de Max Steiner, il s’agit peut-être de l’un de ses travaux les plus efficaces. Ses morceaux épiques soulignent à la perfection les scènes clés. La célèbre charge fonctionne également en partie sur son travail, surtout dans les premières minutes, lorsque la cavalerie se met en route et augmente progressivement la vitesse de sa course.

Sur le fond, le film est bien supérieur à sa réputation de grosse machine rutilante et sans épaisseur. En mettant de côté l’aspect colonialiste de l’ensemble, finalement assez discret en ces lieux (tout cela est bien moins raciste qu’une production MGM collatérale, par exemple) mais tout à fait inhérent à ce genre de productions idéalisant l’héroïsme de l’armée britannique, on peut profiter d’enjeux assez spectaculaires et bien déployés par le récit. Les intrigues diplomatiques sont simples mais bien enlevées, grâce notamment à de bons dialogues servant les postures agressives de part et d’autre. Les choix stratégiques et tactiques avant et durant les batailles sont solidement exploités, nous permettant d’assister à des confrontations desquelles se dégagent là encore une véritable logique et des décisions parfois surprenantes. Le plus étonnant demeure encore la gestion de l’atmosphère générale du film, de son ton très particulier. On peut déceler la présence de deux parties plus ou moins distinctes, une première constituant une entrée en matière (disons plus légère), et une seconde bien plus sombre où percent davantage les enjeux forts du film. Une seconde partie qui enverra le personnage principal en droite ligne sur la terrible charge finale durant laquelle il perdra la vie. Restent également les massacres et les combats qui, une fois passée la première partie, prennent une ampleur considérable et affichent une violence très soutenue et assez impressionnante. La Charge de la brigade légère est un film plus adulte qu’il n’y parait au premier abord, pas forcément destiné au regard enfantin. Depuis Capitaine Blood, déjà assez tendu selon les séquences (on pense à la période durant laquelle Flynn est un esclave), le ton s’est considérablement durci, perdant au passage la fraicheur d’une première fois. L’art de Michael Curtiz est ici de faire ressentir ce déchirant éloignement de l’Angleterre, et donc le danger qui entoure et enserre ces hommes en terrain hostile. Il a rendu son film amer, lourd, fiévreux même, et au sein duquel on sent des militaires pour qui le devoir compte avant tout mais qui n’apprécient pas particulièrement d’être en Inde.

Cette résonance angoissante trouve également son prolongement dans les rapports intimes qui lient les personnages principaux entre eux. Deux frères, l’un est fiancé à la femme que l’autre aime de toute son âme. Un triangle amoureux classique, certes, mais dans lequel c’est Errol Flynn qui se fait éconduire par la belle Olivia De Havilland. C’est cet aspect qui donne toute sa saveur au trio de protagonistes tant Flynn apparait comme l’homme droit et honnête, brave et compréhensif qui, dans un ultime élan de bonté, laisse son frère se lier avec sa bien aimée. Il n’est pas homme à laisser sa dulcinée malheureuse, il fait donc ce en quoi il croit, il se sacrifie. Evidemment, tout est engagé pour faire d’Errol Flynn la figure classique de l’amoureux tragique, ce qui en accroit la sympathie auprès du public. Son frère, incarné par un Patrick Knowles d’une pâleur confondante (c’est l’un des défauts du film), n’a ni cette noblesse d’âme ni sa valeur militaire. Le choix d’Olivia De Havilland est donc discordant avec ces deux portraits présentés, et gageons que le public féminin de l’époque a dû haïr l’actrice pour avoir fait ce choix dans le film. Les personnages sont tous esquissés par quelques traits intéressants, mais leur présence à l’écran est souvent trop anecdotique pour que leur soit donnée une vraie progression psychologique. Ainsi David Niven est-il sacrifié à la moitié du récit alors que son personnage semblait prometteur. Ainsi Nigel Bruce incarne-t-il un officier trop bordé par les convenances du scénario. Ainsi Olivia De Havilland est-elle cette jeune femme pleine de cœur mais sans réelles entrailles. Enfin, ainsi Patrick Knowles est-il un personnage antipathique que l’on a régulièrement envie de corriger. Excepté Errol Flynn, le reste de la distribution a donc bien du mal à exister au sein d’un attirail bien trop classique, parfois même réellement manichéen.

Le souffle du spectacle aura fort heureusement raison de ces traitements psychologiques effacés, tout en proposant des enjeux puissants et dont l’héroïsme est la première vertu. Une belle idée que celle de l’héroïsme, surtout quand elle est traitée avec autant de valeur que le fait La Charge de la brigade légère. Elle n’est pas l’alternative habituelle à la difficulté des situations homériques traversées par un pays en guerre, elle est une réponse à la perversité et l’injustice connues de tout un régiment. Cette charge finale n’est pas seulement un grand moment épique, elle est un exutoire, un moment de vérité sur lequel foncent tous les hommes de la brigade. Plus de 600 cavaliers dont le sacrifice fut inutile et incompris pendant des décennies. Toutefois, et c’est ici qu’Hollywood préserve sa magie, le film de Curtiz donne une très belle explication à cet imbroglio militaire que même les plus hauts gradés de l’époque n’ont pu expliquer. Une trahison valeureuse nouée par l’esprit de vengeance, mais dont l’existence sera niée, puisque la lettre laissée par Flynn pour expliquer son acte (il a falsifié un ordre afin de foncer sur l’ennemi et prendre sa revanche sur un massacre passé) brûlera dans un feu de cheminée. On ne peut pas savoir s’il s’agissait vraisemblablement de cela dans la réalité historique, et l'on aura compris que la Warner a sans aucun doute elle-même falsifié la réalité. Ici, à la façon d’un John Ford, on a décidé d’imprimer la légende, tout simplement parce qu’elle dépassait la réalité, et qu’elle était ainsi plus belle. Ces 600 hommes n’ont chargé que pour laver un affront monstrueux, en connaissance de cause et sans sourciller. Une interprétation lyrique d’un incompréhensible moment de l’histoire… Dès lors, il s’agira de choisir pour le spectateur de réfuter ce choix ou bien de l’accepter et ainsi d’embrasser le film dans ce qu’il a de plus poétique et passionné.

La charge de la brigade légère est un joyau du film d’aventures. Quelques défauts percent sa fière cuirasse, mais sans conséquence sur l’ensemble d’un très grand spectacle sensationnel qui n’oublie par ailleurs pas de ménager de bonnes idées de scénario. Tout le monde ne sera peut-être pas séduit par son enthousiasme sacrificiel, mais au moins assurément par son exaltation du mouvement. Un peu oublié de nos jours, il reste un exceptionnel film d’action épique qui n’a quasiment rien perdu de sa superbe.

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 13 avril 2012