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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chamade

L'histoire

La belle Lucile (Catherine Deneuve) vit aux crochets de son riche amant Charles (Michel Piccoli) et s'épanouit dans les mondanités. Lors d'une partie de croquet, elle rencontre Antoine (Roger Van Hool), l'ami de Diane (Irène Tunc), et tombe rapidement amoureuse de cet homme qui incarne à ses yeux la « vraie vie ». Elle partage son temps entre Charles et Antoine, n'arrivant pas à rompre avec son protecteur jusqu'à ce que, pressée par Antoine, elle finisse par s'installer chez lui. Elle prend un travail et tente d'oublier l'oisiveté et le confort de sa vie d'antan, essayant par là de plaire à l'homme qu'elle aime. Seulement, elle se rend compte que cette « vraie vie » n'est pas faite pour elle..

Analyse et critique

Après deux premiers films très politiques - Le Combat dans l'île (1962) et L'Insoumis (1964) - qui sont autant d'échecs publics, Alain Cavalier s'essaye à un cinéma plus conventionnel avec Mise à sac (écrit en 1967 avec Claude Sautet d'après The Score de Donald Westlake) et cette Chamade, autre adaptation mais cette fois-ci d'un roman écrit par Françoise Sagan en 1965. Cavalier écrit avec Sagan le scénario du film et le tourne alors que la société française se trouve bousculée par les évènements de Mai-68. Il y a un côté presque provocateur de sa part à s'amuser ainsi avec des images luxueuses et des héroïnes en costumes Yves Saint-Laurent alors que dans la rue émerge l'idée d'une nouvelle société. A sa sortie, malgré sa description critique d'une certaine bourgeoisie gaulliste et une façon d'évoquer l'avortement qui brise un sujet encore tabou, La Chamade devait déjà paraître assez anachronique, désuet.

Aujourd'hui, avec du recul, on peut juger le film autrement et prendre beaucoup de plaisir à sa (re)découverte. D'une part parce que la forme et le ton du film ne peuvent que surprendre maintenant que l'on connaît l'économie dans laquelle Cavalier travaille depuis une vingtaine d'années, et le fait de replonger dans cet instant de sa filmographie a quelque chose d'assez vertigineux. D'autre part parce que cette Chamade laisse entrevoir derrière son apparente légèreté des motifs plus secrets, profonds.

Bien sûr, la première chose qui nous charme c'est la présence de Catherine Deneuve, absolument délicieuse dans son rôle de petite bourgeoise sûre de sa beauté et de son charme qui papillonne dans un monde tout de futilité. Cavalier réalise de très belles images de son visage, de la lumière qui caresse ses cheveux blonds, jouant sur l'artifice du cinéma et sur les éclairages précieux de Pierre Lhomme pour rendre l'actrice encore plus divine qu'à l'accoutumée. On se régale de sa grâce, de ses poses, et à ses côtés on se laisse porter par la frivolité de l'ensemble, par la petite musique tendrement ironique et légère du film.

La mise en scène d'Alain Cavalier, à travers les cadres et les éclairages qu'il met en place, joue le jeu d'une Françoise Sagan qui entend avec La Chamade faire une apologie de la oisiveté et de la sensualité. On sent que le cinéaste, même s'il n'est pas totalement concerné par ce thème et va même en glisser la critique dans le film, est tout de même pris par l'ambiance raffinée et toute en élégance qu'il installe : les décors luxueux, le charme des acteurs (dont sa compagne Irène Tunc), la grâce de Catherine Deneuve... Cavalier est très sensible à la beauté et il trouvera dans ses films plus tardifs d'autres façons plus subtiles de la capter, et surtout il s'attachera à des beautés bien moins artificielles que celles dont il s'enivre ici. (1)

Cependant, le réalisateur est loin d'être complètement dupe et il se moque parfois gentiment, parfois plus cruellement de cette bourgeoise qui ne s'attache à rien d'autre qu'à son apparence, prise par le souci de ne pas vieillir, de ne pas changer. On sent déjà pointer l'ironie lorsqu'il la montre au début du film dorlotée et choyée par un personnel et un amant aux petits soins. Tout lui est facile, donné : elle se réveille fraîche comme la rosée dans sa chambre bleue, arpente la demeure impeccable et toujours fleurie, se promène en cabriolet au son d'une petite sonatine pour piano et violon, se pavane au milieu de la jet set... « Il ne m'arrive jamais rien que des choses heureuses ! » A l'abri du besoin et des contingences matérielles, elle mène une vie où rien ne prête à conséquence. Même lorsque Charles se rend compte que Lucile n'est pas insensible au charme d'Antoine et qu'il l'interroge à ce sujet, elle rit : « Il me plaît... mais ce ne doit pas être bien grave puisque nous en parlons. »

Lucile voit sa vie comme une succession de plaisirs. Sa beauté et son charme suffisent pour que tout lui soit offert sur un plateau d'argent. Et lorsqu'elle décide de se confronter à la « vraie vie », c'est par jeu et non par nécessité. En effet, Lucile s'imagine un temps pouvoir partager une petit appartement sous les combles avec Antoine, partager sa vie ; mais très vite on sait - tout comme Charles qui est persuadé de la revoir très vite - que c'est une fugue sans lendemain. Effectivement, elle se rend compte que le travail n'est pas pour elle et que seule l'oisiveté convient à son teint de jouvencelle.

L'aspect le plus intéressant du film est celui où Cavalier s'attache à l'impossible amour de Lucile et Antoine. Où comment d'une séquence elliptique montrant Lucile et Antoine pris par le tourbillon d'un été où tout semble possible, on en vient à un quotidien où il n'y a plus que des non-dits et des rancœurs. La façon dont le cinéaste montre dans ce laps de temps leur complicité s'étioler, leur amour s'évanouir, concentre habilement les enjeux sous-jacents de son film et n'est pas sans être pour lui une manière d'évoquer sa propre relation difficile avec Irène Tunc.

Lucile croit en l'amour, moins au partage. Elle est persuadée que si Antoine l'aime, alors il devrait l'accepter telle qu'elle est : insouciante et libre. Elle essaye un temps de se "sacrifier" - aller s'enterrer dans les archives d'un journal pour gagner sa vie, prendre le bus - pour plaire à Antoine mais très vite se convainc qu'elle n'a pas besoin de faire semblant pour que le jeune homme l'aime. La façon dont Charles la dorlotait a agi sur elle comme un élixir : habituée à être aimée pour sa légèreté, elle ne peut voir que s'il n'y a pas dans l'amour un pas vers l'autre, alors il n'y a que de l'idolâtrie. Lucile a en fait une vision toute théorique de l'amour et elle n'arrive pas à éprouver de réelle passion. Elle sent un profond vide sous elle et son histoire avec Antoine est une tentative - vouée à l'échec - de vivre un amour véritable

Le film devient alors assez triste, mélancolique, la solitude étant l'état où semble condamnée à vivre Lucile. Sa vie n'est fondée que sur les apparences et, en contrecoup, les relations qu'elle peut entretenir avec autrui ne sont qu'illusions. Rien de vrai ne peut advenir et elle est comme un mannequin en papier glacé sur la couverture d'un magazine de luxe : belle à mourir, irréelle, intouchable. C'est ainsi d'ailleurs que la considère Charles : comme un bibelot luxueux qu'il ose à peine toucher. Michel Piccoli se révèle d'ailleurs très à l'aise dans le rôle de cet homme qui, sans toutefois tomber dans l'obsession, enferme à force d'attention et de respect l'objet de sa passion dans une vitrine.

Assez tôt dans le film, Alain Cavalier glisse du décorum vers quelque chose de plus profond et angoissant. Au cours d'une soirée mondaine, il filme ainsi les invités sans que l'on entende leurs paroles, les associant dans l'esprit du spectateur aux œuvres d'art qui parsèment le salon. Lorsque les paroles se font audibles, ce ne sont qu'odes à la beauté des lieux, des objets de collection, des tenues, des bijoux. Les invités ne parlent de rien, ne font que sourire, rire, se complimenter les uns les autres. On navigue dans un monde qui n'est que surface, et quelque chose d'assez anxiogène transparaît de cette séquence à priori anodine. Cavalier épingle sans fanfare la fausseté derrière chaque parole, chaque geste, et nous explique ainsi discrètement que c'est son passage dans la haute société qui a irrémédiablement transformé Lucile, l'a écartée du monde.

Le cinéaste enchaîne avec une autre séquence où Charles et Lucile rentrent en voiture et qui montre combien ses personnages sont prisonniers des apparences. On entend leurs pensées, leur trouble, leurs doutes, mais dès qu'ils prennent la parole c'est pour dire tout autre chose, pour cacher leurs émotions, pour taire leur vérité. On doit un autre très beau passage du film à Irène Tunc, une scène dialoguée qu'elle écrit et où l'on devine qu'elle parle de son couple, véritable trouée dans le récit, insert de réel dans la fiction qui annonce un peu ce vers quoi va tendre le cinéma de Cavalier. Il y a également d'autres images de son œuvre à venir et qui sont ces plans où il s'attarde sur les mains, sur des gestes. Ainsi, les seuls moments vrais entre Lucile et Antoine passent par leurs corps et non par des paroles forcément fausses et, déjà, Cavalier excelle à les mettre en scène.

Malgré sa médiocre réputation, La Chamade est donc un film tout à fait recommandable, même si après Le Combat dans l’île et L’Insoumis, deux œuvres encore classiques mais à la force indéniable, Alain Cavalier a perdu en ambition. C’est que ses premières réussites en tant que cinéaste masquaient déjà un sentiment de déception, une lassitude ressentie dès le premier « on tourne » lancé. Cavalier ne se retrouve pas dans cette manière de faire des films. Il n'aime pas que les acteurs soient maquillés et ce plateau qu'il faut gérer comme un chef de chantier l'éloigne de la vision qu'il a du cinéma, du geste artistique qu'il aimerait produire. Il cherche quelque chose de direct, de naturel et se retrouve à devoir gérer des équipes, des égos. Si Le Combat dans l’île et L’Insoumis l’intéressaient au moins politiquement, Mise à sac et La Chamade - même s'il est parvenu en partie à se les approprier - sont deux films tournés mécaniquement, « pour durer ».

Alain Cavalier sent qu’il doit s'arrêter, qu’il ne doit pas filmer pour durer, mais filmer pour faire du cinéma. « J’étais sec comme un arbre mort qui ne donne plus de feuilles. Et je me sentais mourir » dit-il lorsqu'il évoque cette période. Il ne tournera plus de films pendant sept ans et c'est seulement en 1976 qu'il sera de retour sur les écrans avec Le Plein de super, film où l'on sent chez lui un plaisir et un désir de cinéma régénérés.

(1) « A l'époque je mettais en scène l'harmonie, le beau mensonge et j'ai cherché depuis à sortir des normes du spectacle » déclare t-il à Libération en 2005.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 20 octobre 2011