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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chair et le sang

(Flesh+Blood)

L'histoire

En 1501, alors que la peste bubonique ravage l’Europe Occidentale, des mercenaires menés par le capitaine Hawkwood assiègent une place forte pour le compte du Seigneur Arnolfini. Au terme de la bataille, Arnolfini refuse de les payer et de leur laisser violer et piller à tout va comme il le leur avait promis. Guidé par Martin et un ecclésiastique illuminé qui croit voir des signes partout, les mercenaires enlèvent Agnès, la promise de Steven, le fils d’Arnolfini, et assiègent un château pour y vivre en communauté. Steven se lance à leur poursuite.

Analyse et critique

La Chair et le Sang est un furieux paradoxe. Le septième long métrage de Paul Verhoeven n’est pas fondamentalement américain, ni totalement européen. Il n’est pas vraiment néerlandais, ni exclusivement hollywoodien, et il a été tourné en Espagne. Il se passe à une époque trouble, étrange et précieuse, située entre deux périodes. Se déroulant entre le Moyen Age et la Renaissance, bercé par deux cultures, deux imageries, il est à la fois classique et moderne. Comme son titre l’indique, il mêle le pur et l’impur, emprunte aux romans de chevalerie avec princesse et bandits mais en subvertit tous les codes avec une telle vigueur qu’il semble les dénaturer totalement. Il n’y a ainsi pas vraiment de héros, et il est impossible de savoir à qui s’identifier comme dans un film d’aventures classique. Par moment, on croirait qu’il ressemble aux Vikings de Richard Fleischer mais comme dans une version déglinguée, carnavalesque, fabriquée sans producteurs. Il n’a d’ailleurs pas vraiment de fin : certains en réchappent, d’autres non et l’histoire pourrait continuer indéfiniment. Le film raconte une transition entre deux âges mais aussi dans la vie de ses protagonistes qui sortiront profondément transformés par leurs aventures. Il est d’une grande richesse historique et manie comme nul autre les anachronismes. Il puise dans une tradition culturelle picturale et fait preuve d’un syncrétisme tous azimuts. Au niveau de la seule vision historique, il s’appuie sur un ouvrage néerlandais fondamental de l’histoire médiévale : un classique que Verhoeven a lu dans les années 60 alors qu’il préparait déjà avec le scénariste Gerard Soeteman et Rutger Hauer Floris leur première série télévisée située au Moyen Âge. Dans L’Automne du Moyen Âge, l’historien Johan Huinzinga décrivait cette période de basculement comme sentant à la fois « la rose et la merde. » Un projet qui semble animer tout entier La Chair et le Sang, l’image paraissant lisse et pleine d’horreurs, cadré dans la grande forme hollywoodienne mais parasitée par la frontalité de diverses éléments organiques et autres sécrétions. Le film semblant à la fois grandiose et ridicule, calibré et totalement original, pur et impur.


Dans le parcours de son auteur, La Chair et le Sang n’est d’ailleurs souvent considéré que comme le film de la transition. Lui-même pour accroitre encore le trouble, le juge comme « à moitié réussi et à moitié de transition. » Certains parlent d’un film culte, du chef-d’œuvre du futur réalisateur de Show Girls, d’autres d’un objet bigarré (ce qu’il est), étrange et plein de défauts passionnants. Le réalisateur déteste par exemple l’écouter car il y entend ses propres difficultés d’alors à manier pour la première fois à l’écran l’anglais. Sa méconnaissance de la langue d’Orson Welles ne lui aura pas permis par exemple de s’intéresser aux différentes intonations et accents des multiples strates sociales qu’il brasse dans son film. Cela aura également exigé de lui qu’il forçât un brin sa direction d’acteurs pour avoir l’impression que chaque personnage prononçât correctement ses répliques sans dénoter avec la tonalité furieuse de l’ensemble. En effet, les comédiens ne font que hurler et rire grassement. Ils énoncent chacune de leurs phrases comme des sentences.

Ces contradictions apparentes, ces ambigüités sont suggérées sans cesse par des motifs antinomiques, des paradoxes, des anachronismes, des ambivalences, des contradictions, des oxymores visuels. Le film s’ouvre sur le ciel puis descend magnifiquement vers la terre. Des panoramiques amples, souples embrasent des espaces où se mélangent la fange et le luxe. C’est la guerre et un religieux parle de sexualité. Des nobles arrivent dans de superbes apparats tandis que le peuple crève dans la crasse la plus infâme. On y mêle d’emblée sexe et spiritualité. Les nobles promettent monts et merveilles à des mercenaires des Grandes Compagnies, et leur crachent soudainement à la gueule sitôt les exactions commises. Deux amoureux s’embrassent sous les dépouilles pourries de deux pendus, à l’endroit où pousse la mandragore, symbole de leur amour éternel, germé par les éjaculations des condamnés.


Le film brasse une époque où la religion et les superstitions vont bientôt faire place au culte de la Raison. Le religieux du film voit des signes partout et trace le destin fictionnel de ses agneaux. Comme dans la plupart des films de son auteur, la religion est un mensonge dont les sujets se servent pour se fabriquer une existence déterminée. L’ecclésiastique implore ses ouailles de ne pas réfléchir, de se laisser porter par leurs instincts tandis que les signes divins guideront toujours et sûrement leurs pas. Verhoeven stigmatise la superstition en brocardant les figures religieuses, les signes, jusqu’au meurtre final à la fois ironique, cruelle et morbide. On peut aussi apposer une lecture politique sur ce groupe de mercenaires guidé par les paroles du « Cardinal » qui voit des signes dans la statue de Saint Martin. Le groupe va dès lors vivre ensemble, obéir scrupuleusement aux signes et aux Evangiles, tenter une forme d’utopie communiste dans la forteresse d’un chanteau-fort tout en s’habillant en rouge. Ils interpréteront d’ailleurs les habits blancs (comme les nobles blancs russes) de Martin comme une trahison à leur esprit communautaire. Paul Verhoeven entame déjà ici un discours très critique à l’égard du libéralisme dont ses films hollywoodiens allaient se faire l’écho.

Si La Chair et le Sang est un  grand film de guerre, il raconte d’abord une bataille étonnante, un conflit fondamental de notre ère, celui de la modernité. Et si l'on peut penser grâce à différents éléments de l’intrigue, à commencer par la peste, que le film débute peut-être en pleine Guerre de Cent Ans, La Chair et le Sang met en scène d’abord et littéralement le combat entre le règne de la Providence des anciennes sociétés théocratiques et celui de la science et de la Raison à l’orée de la Renaissance. Verhoeven, en immense amateur d’histoires qu’il est, veut saisir cet instant où l’individu a pu à nouveau choisir de maitriser son destin en comptant sur ses propres facultés.

Cette méthode des oppositions, des rapprochements, Verhoeven la pratique depuis ses débuts mais peut-être n’avait-il jamais trouvé matière à les unifier ainsi à toutes les strates de son film. Il y a donc deux héros, ou plutôt deux antihéros, censés représenter peu ou prou les deux époques en train de fusionner : il y a le mercenaire des anciennes Grandes Compagnies, samouraï athlétique et médiéval, blond, courageux, physique et un brin illuminé dans la dernière pellicule ; il y a le nobliau savant, scientifique rusé de la Renaissance et un brin fils à papa. Les deux hommes guerroient d’ailleurs ensemble au début et semblent se respecter sans parfaitement se comprendre, un peu comme James Stewart et John Wayne dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Ils sont complémentaires et opposés à la fois. Verhoeven prend toujours soin de les montrer néanmoins animés par leurs passions secrètes, par leurs désirs. Ils sont aussi jaloux et rancuniers l’un que l’autre. Seuls les moyens de parvenir à obtenir justice diffèrent.

La guerre du film s’incarne par de multiples scènes de bataille et de sièges. La première est absolument anti-réaliste, semble appartenir à toutes les époques : les canons sont d’époque napoléonienne, les hommes tombent comme en 14/18 et les chevaliers courent avec des glaives et des épées qui empruntent aux récits traditionnels des croisés ou des légendes "arturiennes". La peste marque le Moyen Age, les sièges où l’on jette des cadavres derrière les forteresses évoquent des batailles antiques. Quant aux incroyables armes, elles suggèrent la Renaissance.

Picturalement le film est également bigarré : il emprunte évidemment à divers peintres hollandais, parmi lesquels Lucas Van Leyden mais à aussi Bruegel et surtout Jérome Bosch. Mais on pense également à des grands peintres italiens de la Renaissance, à commencer par de Vinci (dans les extraordinaires maquettes dessinées par Steven) mais aussi à Botticelli pour ce qui est de la coiffure de Jennifer Jason Leigh. Encore une fois, il est impossible de penser que le film puise ses sources uniquement dans un seul champ culturel. Le syncrétisme guide le geste de Verhoven sans que celui-ci cherche absolument à reproduire des tableaux quelconques. La culture européenne dans son ensemble conduit son inspiration à l’intérieur d’un format international. Par contre, son sens du cadre et de l’espace emprunte à la picturalité classique et Paul Verhoeven, semblable à ses ancêtres, glisse d’innombrables clés dans son film en fabriquant tout une symbolique à partir de chacun de ses personnages. Le plan célèbre d’une roue de chariot enflammée, semblable à une auréole ténébreuse, au-dessus de la tête de Martin en est l’exemple le plus marquant et le plus célèbre. Le personnage étant, par ce symbole, désigné à la fois comme ange et démon, une ambiguïté que le film ne va cesser de creuser jusqu’à faire penser dans la dernière bobine que Martin a été touché par la grâce. Mais le geste symbolique est étendu dans tout le film, du moindre rôle à la moindre arme. Les mouvements d’appareil grandioses permettent souvent de se promener dans le tableau mouvant comme pour en découvrir le sens et les multiples énigmes.

Il est difficile de s’identifier à quiconque tant le film malmène jusqu’au malaise son spectateur. Les nobles mentent et trahissent les mercenaires. Ceux-ci pillent, saccagent, violent sans vergogne. Verhoeven peint une humanité abjecte. Ainsi le jeune garçon tape sur son tambour tandis que ses camarades violent les uns à la suite des autres Agnès. Les individus sont d’abord de grands animaux. Seulement ils cherchent tous un chemin, une voie à tracer, un destin, une manière d’échapper à la fatalité. La religion est l’un de ses moyens, la fiction fabriquant un faux destin à ses personnages. La science, la médecine servent aussi à se repérer, à retrouver une manière de calculer et d’avancer.

Mais tous les personnages, quels qu’ils soient, restent prisonniers de leur époque. Verhoeven fait toujours preuve dans cette peinture de l’humain d’une ironie violente. Mais pour autant, il parvient toujours à sauver certains de ses personnages. Lorsque les mercenaires commencent à crever de la peste, le cinéaste  s’attarde sur chacun d’eux et les sauve simplement par le lien qu’ils entretiennent avec d’autres. Il n’épargne rien des bubons et des putréfactions mais trouve de la douceur dans le regard de celui qui observe son ami, son enfant mourir.

Martin est entièrement animé par ses passions. Son rival par sa furie vengeresse. Les deux hommes diffèrent moins par leurs désirs que par les moyens qu’ils ont de parvenir à assouvir leurs passions. La science de Steven lui sert essentiellement à construire des armes fabuleuses, des objets extraordinaires jamais vus ailleurs : tank de bois armé d’une immense échelle dépliable, bombe roulante, lance roquette électrique. Le pénis des violeurs étant clairement désigné dans la scène de viol collectif comme la première arme de guerre de l’histoire. A partir de là, Verhoeven déploie une batterie d’engins de morts, tous plus phalliques les uns que les autres, le plus surprenant étant le tank qui déploie une échelle littéralement en érection. Mais on pourrait aussi désigner l’épée de la statue de Saint Martin. Ce qui est encore en soi une critique pernicieuse de la religion comme machine coercitive.

Toutes ces contradictions et antagonismes sont contenus dans un personnage, parmi les plus beaux, romanesques, inventifs de son auteur, lui-même créateur de personnages féminins fabuleux. Une création d’autant plus magnifique qu’elle est en soi et symboliquement une fois de plus une sorte de bombe à retardement lâchée dans l’industrie et l’imagerie hollywoodiennes. Verhoeven subvertit donc et magnifie dans un même geste le personnage archétypal de la princesse. Car il y a une princesse dans le film mais elle est bien loin de la représentation classique des héroïnes anciennes. Point d’amour courtois ici dans le destin de la toute jeune Agnès. Dès la première scène, elle tente d’en savoir plus sur la chose sexuelle avec sa servante dans une scène mi-grotesque mi-violente qui détourne les codes des roman de chevalerie et d’initiation. La jeune fille ordonne à la femme de se faire prendre dans les fourrés pour l’observer avant de la fouetter cruellement.

La fameuse princesse est interprétée par Jennifer Jason Leigh dont c’est le premier grand rôle. Verhoeven, immense directeur d’actrices s’il en est, génial créateur de rôles féminins, a d’ailleurs un jour pensé que la future interprète maniérée et virtuose du Grand saut était alors la plus grande comédienne américaine. La jeune Agnès, à la coiffe Botticellienne, campe donc une princesse partagée entre vice et vertu comme pas mal d’héroïnes de son auteur. Elle n’est jamais désespérée par les horreurs qu’elle subit, sachant d’ailleurs retourner le viol collectif dont elle est la victime contre ses oppresseurs au cours d’une séquence d’une audace folle. Alors qu’elle est prise à tour de rôle, elle comprend qui est le chef de la bande et encourage ses étreintes violentes pour retourner la force contre lui. Comme d’autres héroïnes de Verhoeven, elle manipule les hommes, sait jouer la comédie, fait preuve d’un courage et d’une libido extraordinaires. Là également, Verhoeven fait de l’archétype de la femme fatale un personnage quasi politique, amazone toujours opiniâtre, entièrement tournée vers l’action, qui use de ses attributs comme des armes pour échapper à la force et à la violence des hommes.

Au terme du calvaire qu’elle subit, on ne s’étonnera pas d’ailleurs qu’elle dise à l’un de ses amants pour conclure le film : « Je suis en train de réaliser tout ce qu’il vient de m’arriver. » Entièrement plongée dans l’action, loin du stéréotype de la rêveuse, ce personnage bicéphale contient en soi toutes les ambivalences du film, de son vaste sujet, de ses ambitions. On la voit jusqu’à la fin hésiter à suivre un personnage plutôt qu’un autre. Durant l’incendie finale, observant Martin tenter d’échapper aux flammes, redevenue la possession de Steven, elle a un geste d’hésitation.


Mais La Chair et le Sang, c’est aussi un film d’aventures mené à un rythme d’enfer, sans aucun temps mort, où l’on devine le goût du feuilletonesque du futur réalisateur de Black Book. Les épisodes, les transitions entre les deux mondes, les deux groupes, les divers protagonistes s’enchainent sans jamais baisser la cadence, portée par la musique héroïque, un brin répétitive et pompeuse de Basile Poledouris (génial auteur de la musique de Conan le Barbare) qui composera plus tard les scores de Robocop et Starship Troopers.

Il est enfin impossible d’apprécier le film sans faire un parallèle avec le destin de son auteur : cinéaste mercenaire, contrebandier, pirate, parasite dans la machine hollywoodienne, qui a toujours considéré Rutger Hauer comme son alter égo sublimé. Malheureusement le film sonnera le glas de leur incroyable collaboration débutée vingt ans plus tôt. Il semblerait que Hauer ne voulait pas, après Ladyhawke, tourner dans ce film et endosser un tel personnage d’antihéros. Mais tel son beau personnage, Verhoeven va tenter à son tour de se soustraire aux puissants qui l’ont engagé à Hollywood. Il va tenter d’abîmer un peu l’imagerie hollywoodienne de ses commanditaires en restant à la fois fidèle à son vieux projet de cinéma subversif, provocateur et sombre, à sa vaste culture européenne et à son désir de mettre en scène la représentation du corps sous toutes ses formes.

C’est peut être ainsi que l’on peut comprendre et apprécier le dernier très beau plan : Paul Verhoeven, devenu solitaire (délesté de son compagnon) s’en allant apporter avec son baluchon un peu de sa vieille culture, de sa cuistrerie, de sa violence dans le Nouveau Monde. La Chair et le Sang se fait le témoin de cet acte artistique. Quelques années plus tard, Robocop marquerait ses débuts fracassants à l’intérieur de la machine.

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Mercier - le 28 septembre 2012