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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Blessure

(Cutter's Way)

L'histoire

Richard Bone (Jeff Bridges), gigolo à Los Angeles, croit reconnaître en une grande fortune paradant à l’occasion d’un évènement celui qu’il a vu fuir par une nuit pluvieuse du lieu d’un meurtre. Son ami Alex Cutter (John Heard), vétéran borgne et estropié, le pousse à monter un plan d’extorsion. Mo’ (Lisa Eichhorn), épouse de Cutter, amante de Bone, ne voit pas l’opération d’un bon œil.

Analyse et critique

« It’s just facts, Rich... I haven’t even begun to let my imagination go. »

Ils s’appelaient Cutter, Bone, Mo’. Un vétéran estropié, un gigolo, une alcoolique que la bouteille déjà a façonnée, juste pas encore trop abîmée. Trois perdus à l’humeur noire comme un café serré sous le ciel ensoleillé de Californie, trois paumés au tempérament désespérément humoriste, débris à l’épicentre du rêve américain. Trois amis, trois amants éventuellement. Eux c’était John Heard, Jeff Bridges, Lisa Eichhorn. Inoubliables visages, corps et voix de la pièce manquante du brisement de vague du Nouvel Hollywood, le point de rupture de Heaven’s Gate, Sorcerer, Blow Out... Mais avec quelque chose de différent : doux, raffiné, différemment caustique, autrement mélancolique, d’un érotisme ambiant d’une autre coloration. Une sensibilité d’Europe Centrale, celle d’un déraciné tour à tour tendre et acerbe, plein d’empathie pour des personnages dont il ne considère cependant pas avoir à faire siennes leurs illusions. Ivan Passer a réalisé avec Cutter’s Way ce fantasme d’un film à la fois pleinement américain dans son inscription et souterrainement nourri de Mitteleuropa, dans sa truculence, son humour angoissé. Pour ainsi dire personne ne l’a vu à sa sortie, mais ce n’est plus là ce qui compte. Ce que l’on voit aujourd’hui, au contraire, c’est la manière dont le film a été constamment redécouvert, n’a cessé de grandir en réputation, de se recommander entre amis, comment son titre a circulé de bouches à oreilles tel un sésame, un code de moins en moins secret. Cutter’s Way, dont le titre français La Blessure, pas plus mauvais qu’un autre, a proverbialement disparu d’usage, est une de ces œuvres dont les admirateurs forment un club, une petite secte cinéphile. Il faut se réjouir que sa ressortie nous y rende à coup sûr plus nombreux.

Tout le contraire pourtant d’un film massif. C’est sa délicatesse (première qualité de Passer), sa fragilité assumée qui désarment. Ni l’œuvre d’un snob (trop vivante pour ça), ni celle d’un aigri (le poster Celebration of Life au-dessus du lit de Mo’ réjouit précisément par une étonnante absence d’ironie). La tonalité dépressive où se fond un élan vital rappelle un touchant personnage pas si secondaire : Valerie, sœur de la jeune fille assassinée qui plonge Cutter et Rich dans la quête de l’oligarque meurtrier présumé, chez qui le mécanisme de deuil une semaine après la tragédie éveille deux cordes actives - désir de revanche, envie de baiser. Peut-être a-t-elle déjà pleuré (ou alors pas encore). Mais nous sommes dans un film de l’après (1) : après Vietnam (célèbre aphorisme de Alex Cutter sur les trois réactions du public américain aux images d’exactions américaines qu’on laisse découvrir à ceux qui ne l’auraient pas déjà lu ou entendu), après de l’exil pour Passer, après de la jeunesse (le regard de deux mâles sur les corps de cheerleaders adolescentes à une parade), après d’une décennie 70 plus bienveillante avec les ruptures de ban que ne le seront les années Reagan. Bone voit juste quand il se plaint d’être embarqué dans la fantasy de Cutter. Les personnages ont épuisé leur amertume, savent avoir été dupés par une communauté exploiteuse qui au mieux les tolère (Bone pour son entregent, Cutter au nom de son statut de blessé de guerre). Il est temps pour eux de retrouver l’enchantement, le sentiment d’urgence, de courage, du chevalier des contes. Cutter, qu’on peut décemment qualifier d’odieux connard, a ce quelque chose qui semble faire défaut aux mutilés d’un type plus intériorisé l’entourant : de l’intégrité. Ca et une incapacité foncière à ne pas impliquer tous ceux qui l’approchent dans son aventure perdue d’avance.


Partir en guerre contre un mogul devient ici l’ultime baroud d’honneur d’un ancien soldat, représentant d’une génération sacrifiée. Passer ne prend pas la peine de démêler les motifs avouables des moins fameux. Sûrement Cutter, aveuglé par la colère, ne voit-il plus ce qu’il risque et, surtout, ce qu’il fait risquer à ses proches. A bien des égards leur sale coup reste une tentative d’extorsion. Probablement voit-il surtout en une grande fortune un de ceux qui l’ont envoyé au front. Le sentiment d’une infirmité à surmonter ne doit pas jouer pour peu dans sa fronde chevaleresque. Peut-être s’agit-il aussi bêtement pour lui de tromper l’ennui. « Justice is simple but hardly pure. » (Mo’) Nous n’aurons même pas la garantie que le grand magnat à lunettes noires soit bel et bien l’assassin d’une prostituée (à ce point d’épuisement de l’ère paranoïaque, la différence compte moins que ce que le grand capitaliste incarne de violence contenue dans son luxe). Film post-parano, Cutter’s Way obéit à un singulier principe d’indétermination : Bone a-t-il reconnu le meurtrier ? Mo’ décède-t-elle des suites d’un assassinat, d’un suicide ou d’un bête accident domestique ? De quelle nature était exactement leurs rapports ? Le coup de feu sur un fond noir du final est-il celui de Cutter contre le puissant ou de son armada contre l’importun ? Il ne s’agit pas pour Passer de jouer la prise de têtes. L’intérêt n’est simplement plus là, mais dans tout ce qui se joue à côté : attente à se distraire dans un stand forain, conversation qu’on ne peut pas savoir être la dernière, interruption gueularde d’une course hippique avant sa propre charge cavalière, pour la beauté du geste.

Des éléments de corruption économico-politique dont Roman Polanski a fait quelques années auparavant son Chinatown, le cinéaste élabore une ballade hagarde, bringuebalant son tourment entre yachts et terrains de golf à végétation proche d’un climat tropical. On se plaît à croire que le Dude de The Big Lebowski, incarné dix-sept ans plus tard par Jeff Bridges dans les mêmes quartiers, est la reprise, sur le versant comédie maturée, du garçon trop propre sur lui (mais insuffisamment en son for intérieur) traînant sa dégaine bellâtre derrière un lunatique au point limite du sublime et du ridicule. Ce qui lie ces trois portraits californiens ? Un sens comparable de ce que la région imbrique de pouvoir et de sexualité. « Cutter’s Way relie l’érotisme de Passer à son sens de la variété en explorant une gamme entière de comportements amoureux : la perversion (J.J Cord), la prostitution (Bone), la romance (le même et Mo, Lisa Eichhorn) et aussi deux spécimens d’érotisme distrait (Alex, très probablement impuissant, pelote sa femme Mo’ devant des amis au retour d’une fête puis dévoile comme par désœuvrement le genou d’une jeune fille - d’ailleurs consentante - qu’il aide à venger le meurtre de sa sœur. L’amour de Bone et de Mo’, à peine esquissé, prend dans le film l’aspect particulièrement troublant d’un érotisme à la fois prudent et ému, portant lui-même la marque de cette profonde blessure dont souffrent tous les héros. » (Kral) (2)

Accompagné des entêtants accords de Jack Nitzsche, éclairé avec exigence par Jordan Cronenweth, le film exsude ce parfum obsédant de ceux durant lesquels on songe déjà à la prochaine révision. Portrait du paradoxe subi et du travail de résilience, dialogue de la pulsion de vie et de la morbidité, mise au point sociopolitique autant qu’exploration d’âmes en prise avec l’inquiétante étrangeté de leur environnement, questionnement d’une époque par le biais d’intimités déchirées, prise à témoin de ce que la Cité des Anges produit d’inadaptés... Pas une œuvre nihiliste, en cela qu’elle laisse à ceux qui survivront au lieu et à la période l’espoir d’une guérison. « The world lacks heroes, Rich. » Cutter’s Way n’aura jamais assez de happy few.


(1) Signe d’une ère réflexive : les personnages citant des classiques les précédant. Mo’ volontairement (« Frankly my dear, I don’t give a damn »), Bone sans le savoir (il marmonne un « tout le monde a ses raisons »), Cutter en s’en référant à la grande culture (Shakespeare, Marx...).
(2) Cité dans 50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon, Bertrand Tavernier, ed. Nathan 1995 (entrée Ivan Passer)

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 26 février 2015