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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Beauté des choses

(Lust och fägring stor)

L'histoire

1943. Alors que ses camarades sont très occupés à parler de sexualité, un trouble s'installe entre Stieg, jeune lycéen; et son professeur Viola. Stig est attiré par cette femme belle et mature, Viola aime chez Stieg sa jeunesse et son innocence. Ils deviennent vite amants. Mais Stieg rencontre fortuitement Frank, le mari de Viola, représentant de commerce, alcoolique et fantasque. Une étrange relation d’amitié va naître entre eux.

Analyse et critique

On pense d'abord à un roman de Radiguet, ou à une scène sortie des Enfants terribles. Des adolescents, garçons et filles, jouent dans la neige, se courent après. Ce sont des images d'insouciance. Mais voilà, nous sommes en Suède, et c'est la guerre. Pourtant, les adolescents ne semblent guère inquiets. Leurs jeux d'enfants les poussent vers d'autres directions : les mystères du sexe. Ce mystère se poursuit sous toutes ses formes. Le corps des adolescents est à eux-mêmes sujet de fascination : ils inspectent les progrès de leurs camarades, s'interrogent les uns les autres sur ce qu'ils savent, partagent leurs connaissances plus ou moins erronées. Bo Widerberg filme avec talent cette circulation permanente des savoirs et des désirs, en privilégiant des mouvements de caméra, élégants et souples, en surplomb de la foule affairée, ou, au contraire, dans la salle de classe où l'on fait tourner un chewing-gum, sous la supervision assurée et chronométrée d'un des élèves, qui enferme précieusement cette denrée rare à la fin du cours. L'obsession du chiffre et du minutage est d'ailleurs omniprésente : combien de fois peut-on faire l'amour en un jour ? Combien de va-et-vient l'homme peut-il faire durant l'acte sexuel ? Combien mesure le sexe de chacun, jeu qui fait l'objet d'un pari, tarifé lui aussi. Ce monde du chiffre est sans doute rassurant : il y a la moyenne, et la performance, et chacun, grâce à ces notions, peut imaginer savoir où il en est, ce à qui il peut aspirer. L'amour, ce grand inconnu, devient alors une affaire rationnelle, mesurable.


Cette dimension rationnelle fait écho au texte déroulant qui offre le film : un extrait de Linné, qui exprime, de la manière la plus froidement scientifique possible, quelques données de la reproduction humaine, situant bien sûr le grand chambardement organique au début de l'adolescence. Ce texte du XVIIIe siècle évoque une société corsetée, où la sexualité reste tabou, où l'aborder, c'est l'aborder d'un point de vue scientifique, clinique. Ce n'est pas parler de désir, de plaisir, mais d'abord de nature et de physiologie. Il n'est donc pas étonnant que, de ce discours froid, une curiosité se déploie et circule entre tous les jeunes garçons. Dans ce mystère qu'est la sexualité, les mots revêtent une importance toute particulière. Un mot nouveau est un univers nouveau, la découverte d'une pratique qui fait frémir de délice, le délice de l'interdit. Il suffit de voir ce camarade de Stieg, le personnage principal du film, qui répète à l'envie le mot « orgie », en l'écorchant en passage, émerveillé manifestement du pan de réalité que ce mot suffit à révéler.


Stieg aime lui aussi les mots. Mais il ne les aime pas uniquement égrillards. Il les aime tous, tous ceux qu'il ne connaît pas encore, rangés proprement dans les colonnes impersonnelles du dictionnaire qu'il consulte à la récréation, alors que ses camarades jouent, ou qu'il doit deviner dans les grilles des mots-croisés du journal. Stieg est un personnage à part dans sa classe. Pas isolé, mais différent. Contrairement au groupe de ses camarades, il n'est pas antisémite dans cette période de guerre, et il prend la défense d'un ami juif. On le surnomme le « Stokholmois », lui qui est pourtant arrivé depuis deux ans à Malmö. On lui dit qu'il a un accent. Cet accent fait d'ailleurs beaucoup d'effet à sa petite voisine, qui apprend à parler comme lui, tout comme elle apprend l'anglais grâce à la radio. Comme si Stieg avait sa propre langue, son propre monde. Si le sexe l'intéresse tout autant que ses voisins, il semble aspirer à quelque chose de plus. En effet, le premier mot que Stieg cherche dans le dictionnaire est « médiocrité ». La médiocrité, Stieg la connaît bien, lui qui vit dans une forme de misère financière et culturelle. Dans le petit appartement familial, la fierté du père est une tête d'élan empaillée sur le crâne duquel le jeune garçon jette insolemment sa casquette en rentrant de l'école. On retrouve bien Bo Widerberg dans cette description des milieux modestes, qui ne sont pas sans amour, mais où l'on étouffe. Ainsi, dans Le Quartier du corbeau, le cinéaste décrivait la vie d'une communauté dans un petit coin de la ville, en insistant sur la relation douloureuse entre un père et son fils. Un père absent, alcoolique, un loser tendre. Des scènes se retrouvent, d'un bout à l'autre des films de Widerberg : ces moments de respirations que constitue le jeu, comme le football, les grands repas dans des coins gris où l'on s'amuse. Trente ans après Adalen 31, le plus politique des cinéastes suédois n'a pas renoncé à sa dénonciation de la misère sociale. Stieg apparaît comme le petit frère de l'aspirant écrivain du Quartier du corbeau, avide de sortir du marasme intellectuel dans lequel il se sent englué. Face à des parents trop peu présents, fatigués, Stieg cherche de nouvelles figures auxquelles se raccrocher. Ce sera son enseignante et le mari de cette dernière qui, peu à peu, vont faire l'éducation du jeune homme.


L'éducation est d'abord une éducation amoureuse. Il n'y a rien de sordide dans cette séduction réciproque entre l'enseignante et son élève. La lumière est partout. Loin des mots froids de Linné ou de la curiosité salace des adolescents, l'amour se fait au son de Bach, et revêt alors quelque chose de sacré. Dans ces scènes de découverte amoureuse, Bo Widerberg insiste sur des gestes extrêmement précis, et qui constituent un répertoire amoureux, centré sur des détails : un bas qui se révèle, une bretelle qui glisse, une série de boutons à ouvrir. C'est l'exploration belle et pudique d'un corps qui se déplie, et qui devient un monde à part entière. Cette initiation amoureuse, de manière quasi platonicienne, se fait progressivement initiation au beau. Bo Widerberg présente sans fard la dimension sociale de cette liaison secrète. Si le personnage de professeur fascine autant son élève, c'est aussi en raison de son savoir et de la vie bourgeoise qui lui est liée. Alors que Stieg vit dans un minuscule appartement, qu'il partage le salon avec son frère, où les ronflements de son père traversent les fines parois de la chambre parentale, tandis que couine le canard en plastique qu'utilise sa mère pour réveiller son mari, Viola a sa propre chambre, un grand appartement lumineux. Elle a des livres, et le silence. Le garçon prend ses marques dans cet appartement où il reste dormir le matin. Il déambule dans le peignoir de Viola comme le maître des lieux. Mais il y a aussi le mari de Viola, Frank, représentant de commerce alcoolique et mélomane. Dans la cuisine de l'appartement, une étrange relation se noue entre le mari et l'amant au son des plus belles musiques classiques. Chez Stieg, la musique se résume à des disques vaguement jazzy, des ritournelles populaires. Sa mère est trop fatiguée pour écouter les disques que Stieg lui rapporte, son père refuse tout net l'invasion de son territoire par cette musique trop noble, pour laquelle son fils éprouve le plus grand respect. Viola elle-même dit ne pas aimer la musique. A partir de là, leur histoire semble condamnée, leur dialogue impossible. Car la musique, plus que l'amour, amène Stieg vers des contrées inconnues et apaisées, une bulle de plaisir où l'on ne réclame rien de lui, enfin.


Stieg, sans doute plus que ses camarades, est bien proche du monde des adultes. Sous la blondeur angélique, il y a tout un monde de tristesse. Stieg est souvent l'homme de la maison, la seule aide de sa mère, en l'absence de son père, parti on ne sait où, et de son frère, appelé à la guerre. Il protège cette dernière, assume une partie des tâches ménagères. Il travaille dans un cinéma, où l'on semble diffuser de nombreux films de guerre. Mais il n'a guère le temps de rêver. La relation étrange qui se noue avec Viola et son mari le pousse encore davantage vers ce monde adulte. Si c'est d'abord avec douceur et dans le plaisir que la jeune femme le tire vers l'âge d'homme, la violence s'immisce dans leurs rapports. Aux lents gestes du désir se substitue un code rapide. Il suffit que l'enseignante déboutonne son col, soulève légèrement sa jupe pour lui intimer l'impératif de son désir. La rapidité du montage, qui ne montre que ce geste, ajoute à cette incitation qui est presque un ordre. « Le violet est la couleur du péché », prévient Frank. Viola, figure du péché ? Ce n'est bien sûr pas un hasard si la combinaison qu'elle porte au moment de violenter son jeune amant dans une déchirante scène d'ivresse est de cette couleur. Mais le portrait que Bo Widerberg trace de Viola n'est pas un portrait à charge, lourd de condamnation morale. Il montre une femme aux prises avec son désir, qui peu à peu, au contact de cet enfant innocent, retrouve une forme de légèreté, s'émerveillant de cette beauté endormie qu'elle retrouve dans son lit. Une femme qui retrouve la sensualité réprimée par une vie de déception, et qu'elle cache derrière des chignons serrés et des lunettes strictes. Mais peu à peu, le désir devient nécessité, et le personnage se met à poursuivre Stieg qui lui échappe, le retrouvant dans les salles de cours ou dans le cinéma où il travaille. Quant à la relation avec Frank, si elle ouvre un monde à Stieg, elle lui fait également percevoir la noirceur d'une vie sur les routes, une vie noyée sous des torrents d'alcool, caché dans un coucou suisse. La figure pathétique de Frank vient compléter celle du père. Il transmet au jeune homme la musique, mais aussi la tristesse permanente. Il se confie au jeune homme, en fait le témoin de son malheur. Tiraillé entre son propre milieu et ce milieu bourgeois, entre une femme toujours plus désirante et un homme qui le tire vers sa tristesse, Stieg devient de plus en plus un instrument entre les mains des adultes, qui voient en lui le moyen de sortir de leur propre insatisfaction. Une scène traduit silencieusement cette situation : la caméra cadre d'abord Frank, à la table de la cuisine, puis se déplace vers Stieg, assis près de lui. Avant que la main en gros plan de Viola ne se pose sur l'épaule du garçon, en un geste d'invitation irrésistible. Entre ces deux adultes, Stieg est en permanence appelé, sollicité. Il ne peut échapper aux aspirations que l'on projette sur lui, si jeune encore, si peu touché, en apparence, par les souffrances de la vie. Sans doute peut-on ainsi comprendre le choix du jeune homme de se rapprocher de sa petite voisine, amoureuse transie qui l'espionne par la fenêtre et apprend le stokholmois. Après l'adulte Viola, elle représente une forme d'innocence, prête à se donner - déchirante scène où elle tente de le séduire, en lui montrant qu'elle a tout préparé pour son dépucelage - dans une relation plus adaptée peut-être au jeune âge de Stieg. A son tour, Stieg va vers la jeunesse intacte, espérant y retrouver une forme de pureté, tout en sachant déjà flétri. Encore une fois, Bo Widerberg ne porte aucun jugement moral sur ses personnages. Ce qu'il montre, c'est qu'il est des chemins pour lesquels il n'y a pas de retour.


La Beauté des choses est construit extrêmement élégamment. Bo Widerberg joue au mieux avec la dimension de huis clos de son récit. Les portes abritent les amours clandestines, on se cherche et on s'évite en se cachant. Dans l'école, le premier espace où se déploie le désir, une porte ouverte, est parfois synonyme de danger. Ainsi, Stieg, imprudent, est surpris par ses camarades alors qu'il embrasse la chaise vide de son professeur. A la fin du film, il poursuit sa maîtresse dans les couloirs, essayant de continuer leur conversation sans se faire surprendre. De chaque tournant peut surgir un autre élève. De même, au début du film, Stieg enlace pour la première fois Viola caché dans la salle des cartes, alors qu'un autre enseignant est présent. Les deux futurs amants se dissimulent dans un renfoncement qui abrite les premières amours. Un rappel de cette scène resurgit ironiquement vers la fin du film, alors que Stieg retrouve Viola dans le placard du service d'entretien pour poursuivre une discussion orageuse. A travers les lieux, ce sont donc aussi les évolutions d'une passion, de l'amour à la haine, qui sont explorées. L'amour d'ailleurs se fait souvent dans des espaces confinés et secrets : dans un placard du cinéma avec Viola, dans un cheval de gymnastique avec sa petite amie à l'école. Dans l’appartement de Viola, c’est d’abord tout un jeu pour ouvrir et fermer les portes, faire semblant de partir au lieu d’entrer, éviter un regard ou s’éclipser. Ce ballet qui tend parfois vers le vaudeville vient témoigner du perfectionnisme de Widerberg, l’œil expert pour rendre compte de cet étouffant jeu de chassé-croisé qui aura pour conséquence la fin de l’innocence.

DANS LES SALLES

La Beauté des choses
 UN FILm de bo widerberg (1995)

 DISTRIBUTEUR : Malavida
 DATE DE SORTIE : 29 Janvier 2020

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La fiche IMDb du film

Par Anne Sivan - le 28 janvier 2020