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Critique de film
Le film

La Barrière de chair

(Nikutai no mon)

L'histoire

Dans le Tokyo de l’immédiat après-guerre, Maya peine à trouver de quoi se nourrir. Prise en flagrant délit de vol de pomme de terre, elle est rattrapée par un membre de gang qui lui offre la pomme de terre, mais tente en retour de la vendre aux soldats américains traînant sur le marché. Elle décide alors d’intégrer un groupe de prostituées travaillant à leur compte et selon leurs propres règles, mais l’arrivée d’un fugitif dans le groupe va faire vaciller le frêle équilibre entre les jeunes femmes.

Analyse et critique

Lorsque Nikutai No Mon (La Barrière de chair) sort le 31 mai 1964 sous la bannière de la Nikkatsu, Seijun Suzuki n’en est pas à son coup d’essai. Il travaille pour le studio depuis plus de 15 ans et a déjà plus d’une vingtaine de longs métrages à son actif en tant que réalisateur ; essentiellement des B movies à petit budget aux sujets plus ou moins racoleurs destinés à ouvrir le programme devant un film plus ambitieux. C’est d’ailleurs tout ce que demande la studio à Suzuki : un petit film érotique. Mais à y regarder de plus près, et malgré un budget modéré et un calendrier de tournage serré, Suzuki réussit à livrer une œuvre formellement à part et non dénuée de fond. C’est grâce à ses audaces de mise en scène que le film sort réellement du lot et impose définitivement la patte d’un réalisateur qui profite de la liberté que lui offrent les petits budgets pour inventer, expérimenter des idées qui un peu plus tard seront sa marque de fabrique. « Quand on a pas d’argent, il faut avoir des idées » avoue-t-il. (1) Et si tout n’est pas réussi (certaines surimpressions), force est de constater que Suzuki tente énormément de choses pour donner un cachet plus « arty » à son film. Il tire parti de la nécessité de voiler les corps afin d’éviter la censure pour mettre en place de savants jeux d’ombres qui ajoutent encore de par leur pouvoir de suggestion à la charge érotique du film. Que cela soit en gros plans, filmant au plus près de la peau moite de ses actrices ou en plan large lors des scènes de torture par exemple, certains plans sont de véritables tableaux où le clair-obscur souligne la sensualité des formes autant qu’il les dissimule. « Pour moi, la recherche visuelle est plus importante que le récit. » (2) Suzuki joue également énormément avec la couleur, attribuant à chaque fille une couleur dédiée censée représenter son état d’esprit… « Dans les quatre plans colorés, j’ai donné à la couleur verte le symbole de la paix. (…) Dans ma symbolique, le vert représente la paix, le calme ; le rouge, la soudaineté et la peur ; le jaune est la gentillesse et le compromis, et le violet une répulsion interne. Récemment, j’ai donné au blanc une signification de solitude et d’incertitude. » (3)


Suzuki opte également pour une mise en scène très théâtrale et artificielle, éloignée de tout réalisme (voir à ce titre par exemple l’utilisation d’un projecteur pour suivre son actrice dans une scène). Artificialité encore renforcée par le tournage quasi-exclusivement en décors reconstitués. « A la fin de la guerre, Tokyo, c’était la jungle… Bouffer ou être bouffé. Une lutte à mort pour la vie… » Au-delà de ses audaces formelles, le film propose une réflexion intéressante sur le Japon d’après-guerre. Inspiré d’une nouvelle de Taijiro Tamura (4) déjà portée à l’écran en 1948 (5), La Barrière de chair plonge dans le quotidien d’un Japon en pleine reconstruction. Suzuki nous dépeint un Tokyo en ruine où la mort est le lot des plus faibles, où la débrouille est le seul salut. Un Tokyo où l’armée d’occupation est omniprésente et profite de la détresse de la population pour assouvir ses pulsions avec la collaboration des gangs locaux. Au milieu de cette faune, quelques filles survivent en se prostituant. Logées dans un immeuble détruit par les bombardements et affranchies d’un souteneur, elles ont leurs propres lois et un territoire qu’elles défendent bec et ongle. C’est dans ce microcosme que va évoluer Maya (Yumiko Nogawa qu’on retrouvera dans Histoire d’une prostituée). Une règle absolue : ne jamais coucher gratuitement. Naïve, la jeune femme ne remet pas en cause cette règle arbitraire, contrairement à O-Machi qui a été mariée et a une autre vision de la vie. Pour elle, la prostitution est question de survie le temps de retrouver l’amour dans le mariage. Mais l’arrivée de Shintaro Ibuki (Joe Shishido, grand habitué des films du réalisateur), ancien militaire en cavale au physique tout en bestialité et sensualité, va changer la donne et faire vaciller quelque peu le frêle équilibre qui régit tout ce petit monde en même temps qu’elle va éveiller chez Maya ses premiers émois amoureux.


« Ibuki était le centre de tout. Quelqu’un allait briser la règle. C’était très grave pour la vie du groupe. Il fallait rappeler la rigueur du châtiment. C’était urgent pour moi comme pour les autres. » O-Machi en fera les frais. Son supplice est juste là pour rappeler aux autres la pente glissante sur laquelle elles sont et les barrières à ne pas dépasser. Mais il est déjà trop tard. Rebelle, roulant des mécaniques, Ibuki a déjà fait éclater les règles et elles le savent bien. Elles s’acharnent sur la pauvre femme comme on se mord pour ne pas rire. Le ver est dans le fruit et va faire éclater les certitudes et révéler à Maya un autre sens à la vie.

Les personnages de Suzuki sont affranchis de morale. Il n’y a pas de place pour la morale dans ce monde détruit. Le viol du prêtre est là pour le rappeler. Blessés par la vie, leur rapport au corps est perverti. Juste viande « gagne-pain » pour certaines, le corps est le vecteur de l’amour pour d’autres. « On bouffe du bœuf pour 40 yens, on se vend pour 40 yens. Que reste-t-il ? On se vend pour bouffer ou l’inverse ? Dans ce cas, quel est le sens de la vie ? » Seul le contact des corps est à même de sublimer l’amour. Dès lors, le rapport au sexe est décomplexé et il est une nécessité pour survivre physiquement et moralement à une époque troublée, mais seul l’amour peut libérer vraiment l’être et lui apprendre à réapprivoiser une certaine humanité... Même si pour cela, il faut toucher le fond. « Pour le Japon vaincu, c’est pareil. Qu’il s’enfonce, qu’il souffre jusqu’au bout. Sans ça, pas de nouvelle vie. » ; ces paroles bien prophétiques que Shin dira à O-Machi résonnent déjà autant des accords de la tragédie à venir que d’espoir.


Ode à la vie, ode à la survie, La Barrière de chair est tout cela et bien plus encore. Bien plus qu’un simple et « vulgaire » B movie à l’érotisme prégnant, le film de Suzuki n’oublie pas d’évoquer au détour de quelques scènes clés le traumatisme qu’a laissé la guerre sur le peuple japonais, laissant un pays exsangue, en ruine, peuplé de veuves poussées à la prostitution pour survivre, d’orphelins et de rares survivants hantés par ce qu’ils ont vécu. La scène de l’Hinomaru du frère de Maya pendant la beuverie est à ce titre un chef-d’œuvre d’intelligence et de sensibilité. Le silence de Shishido, le drapeau sur la tête vaut à lui seul tous les discours. Suzuki se cherche, expérimente, ne réussit pas tout mais livre un film attachant, enthousiasmant, stimulant, porté par des interprètes généreux.


(1) Seijun Suzuki dans l’interview présente sur le Blu-ray.
(2) Idem.
(3) Midi Minuit Fantastique n°18/19 (décembre1967 / janvier 1968) reproduit dans Le cinéma Japonais au Présent de Max Tessier (Ed. Lherminier), p 75.
(4) Auteur japonais né en 1911 dont un autre récit inspirera Histoire d’une prostituée qui sera adaptée deux fois à l’écran (en 1950 et par Suzuki en 1965).
(5) Nikutai No Mon réalisé par Masahiro Makino et Masafusa Ozaki. La nouvelle sera de nouveau adaptée en 1977 par Shogoro Nishimura et en 1988 par Hideo Gosha sous le titre Carmen 1945. avant de revoir le jour sous forme de série télévisée en 2008.

DANS LES SALLES

CYCLE SEIJUN SUZUKI

DISTRIBUTEUR : splendor films

DATE DE SORTIE : 28 mars 2018

Présentation du cycle

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 23 avril 2018