Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Oeuf du serpent

(The Serpent's Egg)

L'histoire

Berlin, novembre 1923, la crise. Un paquet de cigarettes s’achète une fortune, le chômage galope, la nation sombre dans la misère. Abel Rosenberg (David Carradine), un juif américain en transit dans la ville, retrouve dans sa chambre d’auberge le corps inanimé de son frère, mort d’une balle dans la bouche. Ce drame attire l’intérêt de l’inspecteur Bauer (Gert Fröbe). En effet, rien que dans le mois passé, sept morts mystérieuses on eu lieu dans le quartier d’Abel. Manuela (Liv Ullmann), l’ancienne fiancée de son frère, le recueille. Ils se rapprochent mais Abel, qui se noie dans l’alcool tous les  soirs, commence à perdre pied. Pétri d’angoisse, il se sent comme possédé par cette ville et ce pays qui sombrent dans la nuit de l’histoire.

Analyse et critique

En janvier 1976, Ingmar Bergman est arrêté par la police. On lui retire son passeport, on fouille son bureau, on l'interroge. Il est soupçonné d'avoir monté sa société de production domiciliée en Suisse pour frauder le fisc suédois et risque deux années de prison. Nous n'essayerons certainement pas ici de démêler le vrai du faux, de s'ériger en procureur ou en avocat, et on se contentera seulement de noter que Bergman est innocenté en 1979. Ce qui est intéressant dans cette affaire (du point de vue cinématographique), ce sont ses répercussions sur l’état mental du cinéaste et, ce faisant, sur ses créations. Au moment des faits, la presse suédoise s'empare de l'affaire, Bergman fait couverture sur couverture, et la population plonge dans d’interminables débats sur sa culpabilité et son innocence. Bergman, profondément meurtri, tombe dans une grave dépression nerveuse et il est hospitalisé. Une précédente hospitalisation avait abouti à la réalisation de Persona. Cette fois-ci, ce n’est plus une pneumonie qui le mène aux frontières de la mort mais une dépression pendant laquelle, sur-médicamenté, il pense à certains moments sombrer dans la schizophrénie. De cette expérience il accouche de L'Oeuf du serpent.

En avril, il fait publier dans la presse, une lettre : « Je quitte la Suède. » Il gagne l’Allemagne où il réalise pour le compte de Dino de Laurentiis son premier film tourné à l'étranger. Encore auréolé par le succès de Scènes de la vie conjugale et de La Flûte enchantée, il se voit proposé par le nabab un budget et un temps de tournage très supérieurs à son économie de production habituelle. Le film bénéficie d’impressionnants décors créés par Rolf Zehetbauer (L’Ultimatum des trois mercenaires mais aussi Cabaret, film aux thématiques très proches de celui de Bergman), décors qui seront utilisés par Fassbinder pour son Berlin Alexanderplatz. Le talent de l'équipe artistique est réel, et le rendu du Berlin de la République de Weimar est assez saisissant. On imagine le travail minutieux produit afin de reconstituer dans les studios de la Bavaria cette rue de Berlin découverte par Bergman sur un dessin au fusain datant de 1923 (une rue qui se nomme Bergmanstrasse !), avec sa ligne de tramway, ses façades et arrière-cours, ses tavernes et cabarets. Mais on reste malheureusement à la surface des choses, la caméra de Bergman glissant sur cette reconstitution sans jamais réussir à s'en emparer et à nous plonger dans cet univers. Si L'Oeuf du serpent saisit et nous transmet quelque chose de cette période de basculement, c'est quasi-uniquement par la parole que cette transmission s’opère, très peu par la mise en scène. Ingmar Bergman, on le voit par exemple dans Fanny et Alexandre, sait pourtant bien faire vivre une période passée. Mais il travaille habituellement sur l'abstraction, le dénuement. Ici, le trop-plein le submerge et la richesse du film joue contre lui. Sentiment partagé par Liv Ullmann qui, dans le bonus du DVD, partage ce sentiment que Bergman s’est trouvé dépassé par son budget, explique que mis devant les décors somptueux il ne pensait plus qu'à filmer les façades, les voitures, le tramway, et en oubliait de filmer les visages, de guetter l'âme de ses personnages. Effectivement, on ne trouve ici aucun des magnifiques gros plans qui font la puissance de son cinéma. Le film est peuplé de silhouettes, jamais de personnages, et même la direction d'acteurs laisse à désirer, un comble pour un cinéaste qui a passé sa vie à mettre son art de la mise en scène à leur service.

On peut donc saluer le travail de l'équipe artistique, des décorateurs, des éclairagistes, mais Ingmar Bergman peine de son côté à dépasser la simple illustration ; et dire de L'Oeuf du serpent que c'est son film le plus ouvertement expressionniste semble fort exagéré. Le cinéaste ne joue quasiment jamais des décors (sauf dans la scène où Abel essaye de fuir d'un commissariat et se heurte continuellement à des grilles bloquant les couloirs labyrinthiques de l'immeuble) et le film paraît plutôt lisse et propre alors que l'intention du réalisateur est bien de nous plonger dans le cloaque putride du Berlin sombrant dans le fascisme. Certes, il nous fait ressentir le sentiment de claustration qui envahit Abel (Berlin est une ville dont il est un prisonnier, même si c'est un prisonnier volontaire) et l'impression qu'une ombre de plus en plus profonde s'empare de la ville, mais à aucun moment ici n'éclate vraiment cette capacité qu'a le cinéaste à faire ressentir l'angoisse, le désespoir, ce sentiment de fin du monde si prégnant dans nombre de ses films.

L’Oeuf du serpent n’en est pas moins une œuvre très personnelle, intime, et Bergman lie l'expérience de la déliquescence de l’Allemagne à sa situation personnelle. Ce qu'il y a de plus réussi dans le film est certainement la description d’Abel sombrant dans la psychose. Il se sent persécuté, entend un bruit continuel de moteur, imagine un complot. Il sent les murs de la ville se resserrer autour de lui, les visages devenir de plus en plus menaçants et agressifs à son encontre. S’il décrit par là la situation des juifs dans l’Allemagne de 1923, Bergman traduit avant tout son propre calvaire, cette sensation d’avoir été trahi, pourchassé, acculé. Et lorsque, in fine, il donne raison à son personnage, c'est comme pour se blanchir, déclarer qu’à l’image de son héros il n’a pas été le sujet d’une crise de paranoïa mais a bien été victime d'une fronde organisée contre lui. Bergman se sert de son expérience douloureuse d'homme traqué, dépressif, shooté au médicaments (Mogadon, Valium) pour alimenter le personnage d'Abel : « C'est ce genre de sentiment qu'il doit éprouver, et je peux en parler, je sais comment on se sent quand on est accusé et à quel point on a peur et à quel point on est prêt à accepter un châtiment qu'on se met presque à désirer. » (1)

Bien sûr, le film questionne la façon dont le fascisme peut s'emparer d'une société. Ingmar Bergman s'attache à décrire très précisément (de manière très didactique même) le terreau sur lequel s’est développée la gangrène nazie : le chômage, l'inflation, le besoin d'exorciser ses peurs en trouvant une victime expiatoire, la fascination pour les figures de l'ordre alors que le chaos règne... Bergman connaît tout cela, lui qui adolescent a été fasciné par l'imagerie et l'idéologie nazies. Vers dix-huit ans, il vit chez un pasteur à Thuringe et bientôt partage la ferveur qui entoure le parti et le culte de Hitler. Après avoir assisté à une apparition du Führer, il est marqué par la passion extatique de la foule et il est alors converti au national-socialisme. Il lui faudra attendre la découverte des camps pour ouvrir les yeux : « C’est comme si j'avais découvert que Dieu et le Diable ne faisaient qu'un... » (1) Bergman, effondré par son aveuglement, refusera pendant plus de vingt ans de voter et d'approcher de près ou de loin des questions politiques. A travers L'Oeuf du serpent, Bergman n'entend pas se chercher des excuses quant à sa fascination passée. L'idéologie fasciste n'est jamais ici présentée comme fascinante, mais bien putride et effrayante. Les Allemands eux-mêmes (via par exemple les personnages de l'inspecteur Bauer ou de la logeuse de Manuela) sont conscients de l'horreur qui s'installe, et de la folie de Hitler et de ses sbires. Mais s'ils ont les yeux ouverts sur ce qui se joue, beaucoup minimisent cependant le danger que représente le parti nazi. Sur les décombres de la société, les Allemands passent leur temps à faire la fête et on rigole du putsch raté de Hitler. Mais s'ils pensent que Hitler est une baudruche qui va vite se dégonfler, ils sentent que la République de Weimar ne peut que s'effondrer et se demandent dès lors dans quelle ère ils entrent.

Quoi qu'il en soit, les personnages de Bergman (à l’exception notable d’Abel) sentent le danger que représente le National-Socialisme alors que le cinéaste a bien conscience d'avoir été aveugle trop longtemps. Cette fascination qu'il a pu avoir pour cet homme, pour cette image de l'ordre, du surhomme, l'inquiète. C’est une question intime (personne dans le film n’éprouve cette fascination, à l’exception des SA fanatiques) qu’il se doit de résoudre, d’interroger : comment une telle horreur a-t-elle pu trouver un écho en lui ? Il ne nie pas cette fascination et surtout n’essaye par de la justifier, de l’excuser en la liant à un mouvement généralisé. Seulement, Bergman ne parvient pas vraiment à affronter ces démons-là. Lui qui n'a eu de cesse tout au long de son œuvre de se livrer complètement, d'étaler sa chair et son esprit sur la toile, ne peut s’empêcher de placer des filtres entre lui et cette histoire. Il utilise la forme d’une enquête policière, cite Kafka, l'expressionnisme allemand, Mabuse, le film noir... toute une imagerie impersonnelle, comme s'il ne parvenait pas à donner corps à cette fêlure intime et se reposait sur des béquilles formelles et narratives. L'Oeuf du serpent est ainsi un film personnel mais désincarné, alors que Bergman est justement le maître de l'incarnation. Il fait appel à des figures cinématographiques qui sont bien trop éloignées de ses préoccupations personnelles et artistiques, et manie ces figures et ces icônes avec assez peu de discernement. Filmer des couloirs ensevelis sous les paperasses ne fait pas nécessairement du Kafka, utiliser une voix off et cadrer une ruelle humide et des volutes de fumées ne suffisent pas à créer une atmosphère de film noir...

Mais qu’il soit bancal ou poussif, L’Oeuf du serpent demeure une œuvre sincère, notamment car Bergman n'a pas pour ambition à travers elle de régler ses comptes avec son passé, de se racheter, de demander le pardon. Il entend montrer que la barbarie nazie n'est pas un instant isolé de l'histoire humaine mais qu'elle peut renaître à tout moment, qu'elle est inscrite dans l'Humanité même, dans son humanité. Le film s'ouvre sur une foule silencieuse, filmée en noir et blanc et au ralenti, visages anonymes sur lesquels on capte le désespoir et la résignation. Ces images muettes et dépressives sont entrecoupées par les cartons du générique qui tranchent violemment par un instrumental de jazz enlevé. Ce montage alterné montre le désespoir d'une partie de la population et l'aveuglement du reste du monde qui continue à danser et à s'enivrer. Vergerus, une sorte de docteur Mengele dont l’ombre plane sur le film (et sur l’œuvre de Bergman, Vergerus étant un de ses personnages récurrents), voit au sein de cette cohorte humaine humiliée des enfants qui, dans dix ans, seront emplis d'une telle haine qu'ils mettront le monde à feu et à sang, qu'ils abattront la société telle qu'on la connaît, c'est à dire basée sur l'illusoire bonté de l'homme. Pour Vergerus, « le futur est clair comme l'œuf du serpent : sous la fine membrane, on discerne clairement le reptile déjà parfait. » Il ne se présente pas comme un adepte de Hitler (un pantin selon lui), mais incarne la froideur calculatrice et « scientifique » du nazisme. On sait quel rôle a joué le corps médical dans la mise en place de la Shoah, et Vergerus montre bien cette tendance à la rationalisation dont l'homme sait faire preuve même lorsqu'il s'agit de perpétrer les pires crimes de l'histoire. Hitler n’est pas le nazisme et l’horreur qui va bientôt s’abattre sur le monde n’est pas le fait d’un fou, mais bien celui de l’Humanité. Cette idée que la société porte en son sein les germes de sa destruction est celle de Bergman, artiste persuadé que l'homme court à sa perte et qu'il n'y a que la nuit au bout du chemin. Bergman se sent coupable de partager cette vision avec Vergerus, ce double maléfique qui hante son oeuvre et qui ici se fait même cinéaste. Il sait que c'est ce pessimisme, cette fascination pour le vide, qui l'a jeté dans les bras du National-Socialisme. Et Bergman, toujours aussi dépressif, sait que ce mal est toujours là, quelque part enfoui en lui.

Mais cette vision du monde, d’une noirceur absolue, s’exprime de manière bien plus aboutie dans d'autres œuvres de Bergman. Dans L’Oeuf du serpent, Ingmar Bergman se perd entre l’évocation de ses errements adolescents, ses drames récents, la description des mécanismes de la montée du nazisme et sa vision du monde qui se dirige irrémédiablement vers sa fin. Bergman essaye de faire passer ces thèmes ambitieux en en appelant au cinéma de genre (policier, thriller, fantastique), mais le résultat se révèle trop bancal et désincarné pour vraiment convaincre. L'Oeuf du serpent demeure cependant une véritable curiosité et distille suffisamment de trouble pour mériter sa découverte.


(1) in Images, édition Gallimard

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : mary-x distribution
DATE DE SORTIE : 4 juillet 2018

La page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 1 octobre 2009