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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Invasion des profanateurs

(Invasion of The Body Snatchers)

L'histoire

En se promenant dans un parc, Elizabeth Driscoll a l’attention attirée par une fleur particulière. Scientifique au département de la Santé, elle l’emporte chez elle pour tenter de l’identifier. Le lendemain, son petit ami, Geoffrey, a un comportement étrange. Elle rapporte les faits à son ami et collègue Matthew Bennell qui ne la croit pas d’emblée, mais les témoignages commencent à se multiplier dans leur entourage. Leurs amis, les Bellicec, découvrent un étrange corps dans le spa qu’ils tiennent. Des gens changent et multiplient les comportement bizarres...

Analyse et critique

En 1956 sortait sous la bannière Allied Artists Pictures, en double programme avec The Atomic Man, un petit film d’horreur qui allait devenir avec le temps un grand classique de la science-fiction. Réalisé par Don Siegel, qui se fera connaître plus tard notamment pour L’Inspecteur Harry ou L'Evadé d’Alcatraz, tous deux avec Clint Eastwood, le film était une variation originale sur le thème de l’invasion extra-terrestre, inspiré d’une nouvelle de Jack Finney. C’est le producteur Walter Wanger qui repéra la nouvelle dans la revue littéraire Collier’s (1) et en acheta aussitôt les droits avant même qu’elle ne soit publiée comme roman. Scénarisé par Daniel Mainwaring, pourtant connu pour ses idées plutôt portées à gauche, le film devint bien malgré lui l’archétype du film de la guerre froide, cristallisant la paranoïa qui étouffait l’Amérique vis-à-vis de l’ennemi communiste intérieur. L’ennemi pouvait être partout. Il pouvait aussi bien être le voisin avec qui vous discutiez au-dessus de la haie, l’instituteur de vos enfants... Cette histoire de cocons venus de l’espace était la parfaite métaphore de cet "enemy within".

S’il est dans le milieu depuis plus de dix ans, en 1978, Philip Kaufman n’est pas encore le réalisateur reconnu de L’Etoffe des héros ou de L’Insoutenable légèreté de l’être, pour ne citer qu’eux, ni l'un des scénaristes coupables des Aventuriers de l’Arche perdue ou de Josey Wales, hors-la-loi. Il n’a alors réalisé qu’une poignée de films plus ou moins indépendants : un film inspiré du folklore hassidique, Goldstein, co-réalisé en 1964 avec un certain Benjamin Manaster dont on n’entendra plus jamais parler, et Fearless Frank qui offrira son premier rôle au cinéma au jeune Jon Voight. Son premier film un tant soit peu plus important et ambitieux, La Légende de Jesse James, est quasiment enterré par le Studio Universal, décontenancé par son ton. Quand United Artists lui propose de réaliser L’Invasion des profanateurs, il sort d’une série de déceptions et de projets plus ou moins avortés. Outre le clash avec Eastwood, qui l’a dépossédé de la réalisation de Josey Wales, il vient notamment de passer plusieurs mois sur le script et sur la pré-production de Star Trek avant que le studio annule le projet... Kaufman arrive sur cette production avec un script proche du roman original, sur lequel il avait déjà travaillé pendant la préparation de Star Trek, et décide de revoir sa copie avec W.D. Richter, le scénariste engagé par le studio. Ils repartent donc d’une page blanche à peine six semaines avant le premier tour de manivelle. Une grande partie du script s’écrira ainsi pendant le tournage, les acteurs ne sachant jamais exactement quelle sera la suite, ni quel personnage sera "remplacé".


Contrairement à Don Siegel qui laissait planer le doute sur la réalité de l’invasion, Kaufman décide d’en dire plus et d’en montrer plus sur les pods. Son budget n’est pas faramineux, mais la débrouillardise de son équipe lui permet de faire des miracles. (2) Fuyant un monde devenu hostile, asséché par un soleil qu’on devine prêt à exploser, les spores traversent l’éther en flottant librement, consciemment ? Une certitude, la survie semble être la priorité. Choisissent-elles la Terre ou y arrivent-elles par hasard ? Nous ne le saurons jamais, mais très rapidement elles s’adaptent, copiant, remplaçant progressivement la vie qui habite leur nouveau monde (une idée qui sera reprise quelques années plus tard dans cet autre chef-d’œuvre paranoïaque qu’est The Thing de John Carpenter, autre remake fameux). Par rapport au film de 1958, où Finney comme Siegel introduisaient la paranoïa dans le cadre rassurant d’une petite ville de province où tout le monde se connaît, Kaufman et son scénariste choisissent de transposer le récit au cœur d’une grande ville. (3) Le relatif anonymat que confèrent les grandes cités dans nos sociétés égocentriques et déshumanisées étant le terreau parfait pour une invasion discrète.


Le concept posé, Kaufman fait preuve d’un vrai sens de la mise en scène et fourmille d’idées. Jouant sur d’infimes détails à peine perceptibles, parfois même en arrière-plan, il crée une vraie impression de décalage et d’étrangeté tout en installant d’emblée un climat limite paranoïaque, notamment au travers des regards lancés par de nombreux personnages d’arrière-plan, comme cette institutrice croisée par Elizabeth au début dans le parc. Elizabeth ne l’a pas encore remarqué, mais l’invasion a déjà commencé. Que fait ce prêtre - joué par Robert Duvall, engagé alors qu’il passait par là (4) - dans cette plaine de jeu ? Pourquoi fixe-t-il comme cela ? N’est-il pas déjà une réplique (imparfaite) imitant ce qu’il voit (les enfants) sans comprendre encore qu’il n’est pas à sa place ? Que fait cet homme collé à la vitre d’une porte-fenêtre dans les couloirs du département Santé ? Autant de silhouettes inquiétantes à l’instar de cet homme qui polit dans l’ombre les couloirs du département... (5) Autant de détails que le spectateur ne fait parfois qu’apercevoir sans réellement les voir, mais qui participent du malaise ambiant. Pour suggérer celui-ci, outre ces petits détails, Kaufman utilise toutes les techniques à sa disposition, joue avec la lumière, utilise des focales déformantes, filme des reflets, joue avec les angles de prise de vues. Il faut ajouter que le film perdrait certainement une grande partie de son impact et du malaise qu’il génère sans la partition particulièrement anxiogène de Denny Zeitlin. (6) Mélangeant tantôt l’orchestral avec des passages expérimentaux électroniques, combiné aux effets sonores de Ben Burtt (qui sort tout juste de La Guerre des étoiles), sans d’ailleurs que l'on distingue toujours bien ce qui tient de la partition et ce qui tient du bruitage, le score de Zeitlin s’avère essentiel à l’ambiance paranoïaque du film.

« Geoffrey n’est pas... Geoffrey... A l’extérieur, il est toujours Geoffrey, mais à l’intérieur... Je sais que quelque chose a changé. Il manque quelque chose... Des émotions, des sentiments... Il n’est juste plus la même personne... »

Siegel s’est toujours défendu d’avoir voulu faire un film politique même si son oeuvre s’inscrit en plein dans le contexte de la guerre froide, tout comme la nouvelle d’ailleurs. De son côté, Finney a toujours répété que son roman n’était pas une métaphore. Kaufman préfère placer le débat au niveau de l’humain (7), notamment au travers de personnages plus développés que chez Siegel. Leurs petites querelles, mais aussi l’affection et la complicité qui les unissent rendent leur humanité plus prégnante. Humanité qui peut à peu semble quitter les habitants de San Francisco... « Il n’y a plus de place pour la haine... ou l’amour. » Et c’est tout là le sujet du film de Kaufman : « L’idée de la cosse est devenue un symbole, une métaphore de la standardisation, de ce que la culture attendait de nous. On nous demandait de créer une nouvelle culture de masse qui fonctionnerait à échelle mondiale. Il fallait sacrifier son individualité. » (8) Les personnages du film de Kaufman ne se battent pas pour survivre, ils se battent pour survivre en tant qu’êtres humains, en tant qu’individus avec peut-être tout ce que cela peut comporter d’inconvénients, là où pour les pods, seule importe la survie de l’espèce. Devons-nous sacrifier cette différence ? C’est probablement ce qui rend le film de Kaufman peut-être plus intéressant, c’est ce questionnement sur ce qui fait notre humanité. Qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains à part entière ?

Le film s’inscrit à merveille dans son époque (on sort de la période hippie, la psychiatrie et la psychologie ont le vent en poupe) et décrit une petite communauté que Kaufman connaît bien. Au-delà de la réflexion et de l’aspect purement science fictionnel du film, l'une de ses grandes réussites est justement la description de cette bande d’amis / connaissances (9) que le réalisateur rend profondément attachante. Ses personnages ont une vie, une épaisseur, ils interagissent et du coup le spectateur peut plus facilement s’identifier à ceux-ci. La relation entre Elizabeth et Matthew est également amenée de manière très sensible notamment au travers de la très belle scène du souper chez Matthew, scène-clé où la complicité entre les deux acteurs crève l’écran. Cette affection profonde entre les deux personnages principaux va être, avec leur amitié avec le couple Bellicec (Cartwright / Goldblum), comme un dernier rempart qui va grandir à mesure que toute émotion disparaît tout autour. Elle est aussi ce qui rendra le final terriblement poignant en plus d’être terrifiant. Car le film de Kaufman est tout cela à la fois. Il propose une réflexion intéressante, il ne manque pas d’humour et peut se montrer particulièrement émouvant et haletant, voire glaçant... A ce titre, les rares scènes d’effets spéciaux font toujours leur effet même près de quarante ans après la réalisation du film en ce qu’ils ont, malgré certaines limites, un côté organique et palpable que ne pourraient pas avoir les effets générés par les ordinateur actuels.


Enfin, le film ne serait probablement pas ce qu’il est sans l’alchimie qui régnait au sein d’un casting impeccable. Outre Brooke Adams qui à l’époque, mis à part une poignée d’épisodes de séries télévisées, n’a guère que le mythique Commando des morts-vivants de Ken Wiederhorn et surtout le superbe Les Moissons du ciel de Terrence Malick à son actif, et aux côtés de Jeff Goldblum, Leonard Nimoy et Donald Sutherland, on retrouve Art Hindle, parfaitement inquiétant dans le rôle de Geoffrey. Celui-ci, outre divers rôles pour Bob Clark dans les Porky’s et dans Black Christmas sera l’année suivante l’inoubliable Frank Carveth dans le tout aussi terrifiant Chromosome 3 de David Cronenberg. Veronica Cartwright (Alien, L’Etoffe des héros), qui interprète ici Nancy, participera également à L’Invasion, la dernière adaptation en date de la nouvelle de Jack Finney, réalisée par Olivier Hirschbiegel avec Nicole Kidman et Daniel Craig. On notera pour l’anecdote les apparitions de Kevin McCarthy (le Dr Bennell du film de Siegel) en homme poursuivi dans la rue, et de Don Siegel lui-même en chauffeur de taxi.

Quarante ans après sa sortie, le film de Philip Kaufman reste plus que jamais d’actualité comme la nouvelle de Finney qui s’adapte merveilleusement à toutes les époques, comme en témoignent les différentes adaptations. Le film peut être vu comme une métaphore de nos sociétés modernes déshumanisées, vidées d’émotions, où l’humain est interchangeable, jetable, où les pires horreurs sont diffusées sur le Net sans finalement que cela n’émeuve grand monde. Ne sommes-nous pas devenus finalement des pods people ?

(1) Collier’s était un magasine littéraire et d’actualités fondé en 1888. The Body Snatchers, y parut sous forme de feuilleton durant l’année 1954 avant d’être publié comme roman en 1955.
(2) Kaufman explique par exemple dans le commentaire audio de l’édition Arrow que le gel utilisé pour créer les spores a coûté en tout et pour tout 5 dollars à la production.
(3) « Il y a 20 ans, les grandes villes étaient des endroits sûrs. Maintenant, les grandes villes se désagrègent, il y a de la paranoïa dans les rues. Les gens ne font plus confiance aux autres. Nous avons donc décidé de transposer ce thème dans les rues de San Francisco » - Philp Kaufman dans une interview donnée à Stephen Farber pour Film Comment de janvier-février 1979, reproduit dans le livret de l’édition Arrow du film.
(4) « J’ai toujours pensé qu’il fallait un prêtre dans un film d’horreur » - Philip Kaufman dans le commentaire audio de l’édition Arrow.
(5) Caméo du directeur de la photographie Michael Chapman.
(6) Pianiste de Jazz surdoué, Zeitlin est né à Chicago en 1938. Dès 1968, il incopore l’électronique et les synthétiseurs dans sa musique. « L’invasion des profanateurs » sera malheureusement la seule contribution du musicien au cinéma. Epuisé par l’expérience, il jura de ne plus jamais écrire de musique de film.
(7) « Notre version du film parle surtout de l’évolution des personnages et du facteur humain.» - Philip Kaufman dans le documentaire « Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer les cosses. » présent sur cette édition.
(8) Cité dans le documentaire « Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer les cosses. »
(9) « .Je l’ai toujours vu comme une histoire d’amour tragique entre Donald Sutherland et Brooke Adams mais aussi entre une bande d’amis, qui d’une façon ou d’une autre s’aiment tous. » - Philip Kaufman dans le documentaire « Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer les cosses. »

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La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 25 mai 2017