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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Inspecteur ne renonce jamais

(The Enforcer)

L'histoire

En 1976 à San Francisco, l’inspecteur Harry considéré comme trop violent par ses supérieurs, est muté de la Brigade criminelle au Service du personnel. Or un Front de Libération du Peuple, équipé d’armes de guerre et dirigé parBobby (un psychopathe radié des forces spéciales pendant la guerre du Viêt-Nam) menace la ville. A la suite de l’assassinat, par ce groupe, de son co-équipier Di Giorgio, on adjoint à Harry une inspectrice inexpérimentée : Kate. Ils enquêtent dans le milieu des activistes politiques ou même religieux. Ils sont sur la bonne piste lorsque les autorités arrêtent l’indicateur de Harry : celui-ci s’en prend publiquement au maire et est radié. Lorsque ce dernier est enlevé et le prix de sa rançon fixé, Harry est à nouveau chargé de l’enquête : elle le mène des quartiers chauds au pénitencier désaffecté d’Alcatraz. Kate a tenu à l’accompagner et s’y fait tuer. Harry extermine les ravisseurs et libère le maire, tandis qu’un hélicoptère arrive avec l’argent de la rançon.

Analyse et critique

Troisième film de la série Dirty Harry, série méprisée par la critique française de l’époque puis réévaluée par cette même critique 10 ans plus tard, une fois qu’Eastwood fut promu "auteur" et que son œuvre d’acteur comme de réalisateur fut reconnue. The Enforcer n’a pas l’aura des deux premier Harry mais il a néanmoins trouvé grâce auprès des inconditionnels du genre (le film noir) ou de la vedette (Eastwood), soit quelques centaines de millions de spectateurs tout de même. Il ne faut évidemment pas le confondre avec la production Warner homonyme réalisé presqu’entièrement par Raoul Walsh bien que signée Bretaigne Windust (La Femme à abattre en VF) et qui est un classique du film noir américain. Une remarque philologique : est "enforcer" celui qui "donne à une loi ou à une règle sa force en l’appliquant, qui la fait respecter, au besoin par la contrainte". Inutile de dire que ce titre contient l’essence du film bien plus nettement que le "Moving Target", prévu à l’origine.

Stirling Silliphant et Dean Riesner, en retravaillant le sujet, ont d’ailleurs poussé le sens du mot dans ses derniers retranchements : Harry "enforce" non seulement les criminels mais encore la société civile, ses collègues, ses supérieurs hiérarchiques, ses autorités administratives de tutelle (qu’il injurie avec des mots orduriers à plusieurs reprises) et même un prêtre idéaliste ! Bogart, dans le film de 1950, n’avait à combattre qu’un gang mais pas ses alliés naturels. Eastwood est lui un contradicteur à la puissance 2 : il nie le droit positif tout autant que l’injustice en vue d’instaurer le règne de "l’impératif catégorique".

Le pré-générique est extrêmement violent, ce qui explique que les télévisions françaises publiques comme privées l’ont pendant longtemps diffusé dans une copie censurée d’un plan : celui de la blessure provoquée par le poignard-poing américain "Trench-Knife US.1918" de Bobby, ancien des forces spéciales qui utilisaient encore cette arme terrifiante homologuée pendant la Première Guerre Mondiale. Il est fascinant par son formalisme épuré et constitue la meilleure séquence du film. La séquence finale d’Alcatraz, considérée par les Américains comme le morceau de bravoure du film, lui est inférieure.


Entre ces deux moments, Eastwood lutte pour "ouvrir les yeux" du spectateur sur la déréliction irrémédiable de la société américaine. Le "Front de libération du peuple" est manœuvré de l’intérieur par un chef avide d’argent et de destruction. Les citoyens ordinaires sont enfantins (Kate), incapables (Bressler et Mc Kay) et le mal les submerge aisément. Harry ne croise en général que des êtres dégradés (l’escroc du restaurant), au comportement aberrant (les vieilles dames respectables qui officient dans le bordel en envoyant des correspondances à la chaîne) ou violent (Harry lui-même massacre les auteurs d’un hold-up et mutile leur chef ; Bobby tue à l’arme blanche, au riot-gun, au fusil d’assaut et achève à l’occasion une complice blessée). Lorsque Callahan manque de se faire abattre dans l’église du prêtre déjà mentionné, le dialogue est explicite : "- J’ai fermé les yeux…" "- Ouvrez-les !" tandis que sa co-équipière vient d’abattre une fausse religieuse qui dissimulait un riot-gun. Le ton aurait pu être chargé ou surréaliste : il est imperturbablement sérieux. Méprisant unanimement les proches qui l’entourent, Harry ne commence à les respecter que s’ils meurent (Di Giorgio) ou sont disposés à mourir (Kate) en combattant. D’ailleurs, Callahan préfère demeurer près du corps de Kate que d’accepter l’offre du maire de le ramener en hélicoptère. Il n’a risqué sa vie que pour sauver le symbole institutionnel et pas l’homme méprisable qui l’incarne. Harry est prêt, à tout moment, à tout sacrifier au salut des institutions de la société dans laquelle il croit.

Mais quelle Amérique ? Il semble que les seuls personnages qui trouvent un peu grâce à ses yeux, outre ceux déjà cités, soient des individus marginaux mais indépendants et libres de leur jugement : tel l’étonnant Black Eddie Mustapha, activiste politique noir certes compromis dans divers trafic mais aussi parfaitement lucide sur lui-même et les autres. La preuve : il a posé à Harry une question ("Pourquoi risquer votre vie pour une si mauvaise société ?"), la "bonne" question (qu’une femme lui avait déjà posé dans le film de Siegel de 1971). Il préfère encore une fois garder le silence. Il n’a pas besoin de dire la vérité ou le bien, il "l’agit" et cela doit suffire : à bon entendeur… Une Amérique, donc, où seul l’individu peut se sauver devant Dieu par la seule vertu de sa conscience. Silliphant et Riesner ont peut-être lu Max Weber et son L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. En tout cas, The Enforcer est bien plus proche du personnage de Coogan (Un shérif à New-York, Don Siegel - 1969) que de celui de Harry, Coogan muri et sensible à l’ambivalence (L’inspecteur Harry, Don Siegel - 1971). Et bien loin de l’humanisme clairement revendiqué du Harry de Magnum Force (Ted Post - 1973). Raidissement et retour aux sources ?


C’est tout l’intérêt de The Enforcer : il marque incontestablement une rupture avec les deux précédents titres de la série. Il est dans la continuité directe du premier rôle d’inspecteur joué par Eastwood qui était d’ailleurs… un shérif. Un shérif déplacé dans une ville (New York) qui lui était tout entière hostile. Et encore le shérif de 1969 avait-il une petite amie plantureuse, le Harry de 1971 une épouse morte à laquelle il pensait avec une discrète émotion, le Harry n°2 une maîtresse asiatique : ce Harry-Shériff n°4 prend soin de n’avoir avec sa collègue féminine que des rapports assexués (les plaisanteries qu’ils échangent sont un exutoire et nullement un prémisse : elles manifestent simplement leur "égalité"). Le personnage est donc devenu presque abstrait. D’aucuns considèrent The Enforcer comme le début de la chute de qualité de la série. Il est incontestablement inférieur sur le plan de la rigueur de la mise en scène, de la richesse du script, de la direction d’acteurs. La séquence de la morgue n’a pas trouvé ses fans tant son humour est bête et repoussant. Guardino et Dillman, bons acteurs, jouent les utilités. Le méchant, certes honorable, n’a pas la présence individuelle de Scorpio (Siegel - 1971) ou celle, collective, de L’Escadron de la mort (Post - 1973).


Au crédit de Fargo, relevons tout de même dans ce dernier opus tantôt la justesse, tantôt l’humour, tantôt le brillant plastique de certaines scènes - la poursuite sur les toits, les scènes de l’église. Ainsi qu’une certaine rigueur de montage : scène psychologiquement ultra-violente du bordel où la caméra est un instant portée à l’épaule. Et enfin, certaines idées dramatiques comme celle de convoquer à l’hôpital l’épouse de Di Giorgio en train d’agoniser et de lui faire dire : "C’est une guerre n’est-ce pas ? Je n’avais pas compris…" face à un Eastwood à la fois proche et lointain. Alcatraz et ses murs lépreux sont exploités comme gimmik, assurément. Mais peut-être aussi comme symbole : cette prison sale et en ruine dans laquelle des criminels ont trouvé refuge ne marque-t-elle pas la faillite ironique de la civilisation qui l’avait édifiée ? Un scénario et un personnage poussés au bout de leur logique (la non-réconciliation) servis par un travail de professionnels.

On peut donc considérer The Enforcer comme l’aboutissement de la série effective que sont Coogan’s Bluff, Dirty Harry, Magnum Force et The Enforcer. Les films suivants en modifieront l’esprit et le contenu (jusqu’à sa dissolution totale) avec l’assentiment d’Eastwood.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Francis Moury - le 27 février 2004