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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Inde fantôme

L'histoire


Caméra à l'épaule, Louis Malle parcourt l'Inde en 1968, multipliant les rencontres afin de faire partager sa fascination, mêlée d'incompréhension, pour cet incroyable pays. De ses six mois de périple, il tire deux films : Calcutta, dédié à la capitale indienne et L'Inde Fantôme, 7 fois 52 minutes montées pour la télévision. Le film fait le tour du monde, entre scandale et éblouissement et assoit la réputation d'un cinéaste curieux et touche-à-tout.

Analyse et critique

NB : l'auteur de ces lignes s'est basé sur deux des trois DVD qui composent le coffret Louis Malle en Inde, soit les deux DVD qui lui ont été confiés : Calcutta e L'Inde Fantôme Volume I.

Protéiforme, la filmographie de Louis Malle ne se laisse pas facilement apprivoiser. Impossible de la résumer en une ligne tant le réalisateur du Souffle au Cœur a su tout au long de sa carrière prendre d'étonnants virages à 180°. En 1968, alors qu'il aurait pu surfer sur le succès de ses dernières grosses productions (Viva Maria avec Moreau et Bardot, Le Voleur avec Belmondo), Malle traverse une longue période de doutes, comme il en connaîtra plusieurs au cours de sa carrière. Et, alors qu'Hollywood commence à lui faire d'insistants appels du pied, il profite, à l'étonnement général, d'un séjour en Inde pour couper les ponts avec le confort offert par ses derniers succès. Initialement invité quinze jours dans le cadre d'un festival de cinéma français en Inde, le réalisateur prolonge son périple de deux mois et filme à corps perdu ce pays qui l'étonne un peu plus chaque jour. De retour à Paris, galvanisé et ébranlé par l’expérience, Malle repart rapidement pour Calcutta, avec le projet un peu fou, et plutôt flou, de filmer ce pays qui le fascine et lui échappe. Souhaitant laisser venir l'Inde à soi, Malle s'entoure d'une équipe réduite - un preneur de son et un cadreur : Etienne Becker. Réalisateur de courts métrages inspirés par le cinéma-vérité, le fils de Jacques Becker ne sera pas sans influence sur le résultat final.

Comme pour nombre d'Européens à l'époque, le voyage en Inde prend la forme d'un parcours initiatique, chamboulant repères et certitudes. Notamment sur le plan artistique… « L'Inde était la parfaite tabula rasa, c'était comme de recommencer à zéro. J'ai alors décidé de m'immerger dans l'Inde, l'Inde véritable, pas l'Inde occidentalisée, de voir ce qui allait se produire et de le faire avec une caméra. Ça a été comme un lavage de cerveau. A la fin d'un voyage en Inde, on ne sait même plus si deux et deux font quatre. » L'Inde fantôme, ou le négatif parfait du Monde du Silence, ce documentaire célébré dans le monde entier et qui fit la réputation de Louis Malle. Là où le film palmé de Malle & Cousteau trahissait une constante mise en scène du réel, les documentaires indiens prennent le parti inverse : se promener dans un pays et laisser venir les choses, sans idées préconçues ou volonté de formatage de la réalité. Forcément au fait des théories de Rouch et du cinéma ethnographique de l'époque, Louis Malle joue de la caméra-stylo pour coller au plus près du réel.

Filmé à l'épaule, jouant des regards-caméra, alternant plans séquences et montage haché, L'Inde fantôme et Calcutta utilisent toute la grammaire du cinéma documentaire de l'époque, en plein essor grâce aux caméras de plus en plus légères et au vent de liberté qui souffle sur le cinéma en 1968. Fini le réalisateur démiurge modelant son sujet, Malle joue la carte du vrai : « C'est ce qui m'agace dans beaucoup de documentaires, où les cinéastes débarquent quelque part et commencent à dire aux gens : "Ne vous occupez pas de nous." C'est le mensonge fondamental de la plupart des documentaires, cette mise en scène naïve, cette déformation de la vérité. » Rien de tel dans ces deux films libres et décomplexés, au montage foisonnant et libéré de bien des contraintes (raccords, axes…). Sur 30 heures de rushes, Malle tirera plus de 8 heures de film, soit un rapport de 1 à 3 quand il pensait au départ utiliser moins de 10% du matériau filmé. Plutôt que de couper, jeter, remodeler, Malle monte des heures et des heures de film en élaguant au minimum, gage de vérité et de fidélité à ce qu'il vit et vécut quelques mois plus tôt en Inde.

Des grands cinéastes français de fiction du siècle dernier, Malle aura été l'un des rares à se frotter au documentaire avec une telle ferveur, et un tel talent. Chacune de ses expériences en la matière relevant d'une réflexion en aval et d'une certaine innovation, ou du moins d'une volonté de ne pas jouer la même partition à chaque film. Rien de commun entre Le Monde du Silence (1957), ultra-scénarisé, presque jusqu'à la sclérose, et les films indiens réalisés dix ans plus tard. Plus tard, Malle ira filmer le quotidien des ouvriers sur les chaînes de montage Citroën dans Humain, trop humain (1974) ou encore la vie des Parisiens dans l'étonnant Place de la République (1974), avec à chaque fois le souci constant de ne pas rester cantonné à une recette. Toutefois, c'est dans L'Inde fantôme que Malle poussera le plus loin ses innovations documentaires.

L'Inde… Fascinant pays qui n'aura cessé d'attirer vers lui nombre de réalisateurs occidentaux. Des cinéastes aussi divers que Jean Renoir (Le Fleuve), Alain Corneau (Nocturne Indien), Fritz Lang (Le Tigre du Bengale), James Ivory (Shakespeare Wallah, Le Gourou) ou encore David Lean (La Route des Indes)… Un casting prestigieux au sein duquel Louis Malle joue sa propre partition : celle d'un étonnement perpétuel et d'une approche dénuée de tout cliché ou préjugé colonialiste. « Constante provocation pour l'esprit et le cœur », l'Inde semble continuellement se dérober et échapper au regard pourtant aiguisé de Malle et son équipe. C'est tout l'intérêt de ces deux documentaires. Portrait de l'artiste en plein doute, Calcutta et L'Inde fantôme sont moins des documentaires sur l'Inde que sur la confusion grandissante du cinéaste, confronté à un pays qu'il semble ne jamais déchiffrer. Les deux films ont cela de fascinant qu'ils traduisent sans fard l'étonnement, pour ne pas dire l'effarement, du réalisateur face au peuple indien. Plus d'une fois, la voix off de Malle avoue « ne pas comprendre. » Perplexité habilement traduite au montage, mélange détonant de voix off à la première personne et de longs plans, voire de séquences entières, laissés brut, sans commentaire ni explication. Lâché au cœur du tumulte, le spectateur participe à cet étrange flottement entre documentaire et captation hagarde d'une singulière réalité.

Cet angle d'attaque inédit fait à la fois la force et la (relative) faiblesse de ces 8 heures de film. Se plonger dans cet imposant diptyque, c'est en effet accepter de ne finalement pas apprendre grand-chose. D'une grande complexité, la société indienne échappe constamment à Louis Malle qui nous apprend finalement plus sur les relations entre l'Occident et l'Inde que sur l'Inde elle-même. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la première des sept parties qui composent L'Inde fantôme s'appelle La Caméra impossible. Documentaire de l'échec, le monument indien de Louis Malle tient du méta-cinéma. Il pose la question de la représentation d'un réel impénétrable et échoue ouvertement dans ses tentatives d'interprétation. C'est Louis Malle le premier qui reconnaît cet échec, tant dans la voix off des deux films que dans ses interviews : « Nous pensions filmer une réalité, et derrière cette réalité, il y en avait une autre. La vérité est toujours plus complexe et plus tortueuse. Je n'ai jamais dit "Voici 8 heures sur l'Inde, je vais tout vous expliquer." J'ai fait exactement le contraire. »

Pourtant, le film ne cesse de fasciner. Mélange d'introspection ébahie et d'ouverture d'esprit, l'approche de Louis Malle passionne. Parfois catégorique à l'excès, à la limite du péremptoire, le cinéaste n'évite pas certains clichés, comme son étonnante charge contre le cinéma indien. Mais il fait aussi preuve d'une belle acuité quant aux dégâts de l'impérialisme et du colonialisme anglais, fustigeant les castes et l'état parfois désastreux d'une société qu'il filme sans filtre (les lépreux mourrant à même les trottoirs de Calcutta ne sont ainsi épargnés à personne). Au point que le film fit scandale lors de sa sortie, occasionnant des débats violents et autres censures dans les communautés indiennes du monde entier. Peut-être la classe dirigeante n'aimait-elle pas trop qu'on lui colle sous le nez l'image d'un pays s'écroulant sous son propre poids. Elle n'apprécia en tout cas guère que Louis Malle l'ignore, lui qui mit un point d’honneur à n'interviewer aucun anglophone : « 99% des Indiens ne parlent pas anglais, et les 1% qui restent parlent pour tous les autres. J'ai voulu écouter les autres. »

Fascinante et exigeante, l'escapade indienne de Louis Malle constitue une expérience limite du documentaire. Plus le cinéaste filme, plus le mystère s'épaissit. Emporté dans un flot d'images et de sons, le spectateur entreprend à ses côtés un voyage étonnant qui, s'il ne lui permettra guère d'appréhender mieux les mystères du peuple indien, lui ouvrira les yeux sur une facette méconnue et plus qu'attachante de la carrière d'un cinéaste ouvert au monde. A découvrir.


(1) Toutes les citations de cette chronique sont tirées de Conversations avec Louis Malle de Louis Malle et Philip French - Denoël, 1993 - 258 pages

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La fiche IMDb du film

Par Margo Channing - le 9 mai 2005