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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Homme à l'affût

(The Sniper)

L'histoire

Déjà condamné pour des violences sur des femmes, Eddie Miller mène une vie terne et solitaire. Il tente avec de plus en plus de difficulté de lutter contre ses pulsions meurtrières jusqu'au jour où il abat avec son fusil à lunette une pianiste de bar avec laquelle il a sympathisé dans le cadre de son travail. Eddie se transforme en un serial killer, qui va mobiliser toutes les énergies de la police et créer la panique dans la ville.

Analyse et critique

D’abord monteur chez Paramount pendant les années 30, Edward Dmytryk passe à la réalisation au tout début des années 40, multipliant les petits films obscurs avant de rejoindre la RKO où il se révèlera. Comme Robert Wise ou Richard Fleischer, c’est essentiellement dans le registre du film noir qu’il brille, signant en 1944 le classique Adieu, ma jolie puis en 1947 le remarquable Feux croisés, film particulièrement abouti et engagé. Sa carrière est alors arrêtée net par la chasse aux sorcières. Sympathisant du Parti communiste, il doit quitter Hollywood pour tourner en Angleterre avant d’être condamné à de la prison ferme. Pour se donner une chance de faire renaître sa carrière, Dmytryk va donner des noms - a priori des personnes déjà connues de la Commission - en 1951. Ces actes lui vaudront pour le restant de sa vie le mépris d’une certaine partie de Hollywood ainsi que la méfiance de la critique, particulièrement française. En 1952, Dmytryk accède donc de nouveau à Hollywood et c’est à nouveau un film noir, L’Homme à l’affût, qu’il va tourner pour son retour.


C’est Stanley Kramer qui va donner à Dmytryk l’opportunité de reprendre le fil de sa carrière. Comme plus tard lorsqu’il se trouvera également derrière la caméra, Kramer s’intéresse déjà aux sujets sociaux et produit pour la Columbia une série de films au ton progressiste. Comme souvent dans ce type de production, L’Homme à l’affût s’ouvre sur plusieurs cartons informatifs, présentant ici des chiffres relatifs à la criminalité envers les femmes aux Etats-Unis. Une manière d’ancrer le film dans la réalité avant de laisser place à la fiction. A la suite de ces textes introductifs, la première séquence nous présente le principal protagoniste du film, Eddie Miller, seul dans son appartement. Il ouvre un tiroir pour y trouver un fusil à lunette, le nettoie puis cible une passante avant de lutter, avec succès, contre sa pulsion meurtrière. Les choses sont donc claires, il ne s’agira donc pas dans ce film d’identifier un tueur. L’Homme à l’affût ne raconte pas une enquête, son sujet est le personnage du sniper et le combat qu’il mène contre lui-même pour ne pas sombrer dans la folie. Ce sujet est apporté par Edna et Edward Anhalt, auteurs deux années plus tôt de Panique dans la rue, déjà une histoire de tueur, et plusieurs années avant qu’Edward Anhalt soit le scénariste de L’Etrangleur de Boston, mètre étalon des films consacrés aux tueurs en série. A partir des travaux du couple Anhalt, Harry Brown signera le scénario du film. Il le considérera comme son meilleur travail, ce qui n’est pas peu dire lorsque l’homme est également l’auteur, entre autres, des scénarios de Quand les tambours s’arrêteront et du Temps de la colère. Nous sommes toutefois tentés de lui donner raison tant il fallait de subtilité pour obtenir le fragile équilibre que possède L’Homme à l’affût, qui parvient simultanément à effrayer son spectateur devant la folie meurtrière de son protagoniste tout en créant une profonde empathie pour lui.


Ce résultat est également dû à un judicieux choix d’acteur. A première vue, il est pourtant surprenant de trouver Arthur Franz, plus habitué aux seconds rôles et aux apparitions dans des séries télévisées, en tête du casting de ce film. Il y trouve incontestablement son plus beau rôle. Son physique agréable mais plutôt anodin en font l’Américain moyen parfait et le fait que nous ne l’ayons jamais vu dans un rôle marquant, ce qui ne lui crée pas de personnalité préconçue, renforce encore sa crédibilité en personnage ordinaire. Il nous offre une performance remarquable dès les premières scènes lorsqu’en luttant contre son mal, Eddie en vient à volontairement se brûler la main. Sa souffrance, à la fois mentale et physique, se lit sur son visage et nous marque pour le reste du film : Eddie essaye de s’en sortir, Dmytryk et son acteur l’ont installé dans l’esprit du spectateur, et cette pensée ne nous quitte plus jusqu’à la dernière image du film, bouleversante, qui confirme définitivement notre empathie pour lui. Si Edward Dmytryk filme la souffrance et la lutte d’Eddie Miller, il n’en excuse pas pour autant le personnage. Ses actes sont condamnés et ses victimes ne sont pas oubliées. Fait rare pour un film du genre, les personnages qui seront abattus par le tueur existent réellement, leur disparition nous touche. Il faut souligner, par exemple, la remarquable peinture du personnage de Jean Darr, incarné par Marie Windsor, et la très belle mise en scène de sa mort, juste devant son portrait. Dmytryk et les scénaristes parviennent ainsi tout au long du film à tenir deux positions, la condamnation et la compréhension, sans jamais trancher et sombrer dans le manichéisme. Un reflet probable des conflits intérieurs du réalisateur, condamné et délateur, doutant de lui-même.


Si Edward Dmytryk ne cherche pas à donner une explication précise au comportement d’Eddie Miller, même si l'on évoque un possible traumatisme de jeunesse dans le film, il met malgré tout en scène une société oppressante, à même d’alimenter la folie d'un personnage instable. Lorsque Eddie est confronté à la société, ses rapports difficiles aux femmes le renvoient systématiquement dans sa solitude. Sa supérieure hiérarchique qui le rabaisse régulièrement ou une femme au bar qui le rejette, chacune de ces rencontres illustre le handicap social d’Eddie. En proposant de manière régulière ce type de séquence dans le film, Dmytryk montre la construction des crises meurtrières chez Eddie : la vie quotidienne l’entretient dans sa folie. Cette peinture de l’environnement d’Eddie peut être interprétée de deux manières, l’une et l’autre entretenues par la mise en scène de Dmytryk et le montage du film. D’une part on peut voir les différentes rencontres d’Eddie comme une projection de sa maladie. La caméra qui va chercher les personnages féminins et qui les détache de la masse nous montre une réalité déformée, telle que la voit Eddie, comme si le monde se conformait à sa psyché malade. L’effet est subtil mais réel, Eddie ne croise presque jamais de personnage à même de l’aider, à l’exception d’une scène à l’hôpital où des médecins vont s’intéresser à lui, intrigués par sa brulure, avant de finalement l’abandonner à son sort, débordés par leur travail. Même les moments les plus anodins de la vie d’Eddie se transforment en agression, comme cette séquence a priori joyeuse où il renvoie une balle a un groupe d’enfants avant qu’une fillette entre brutalement dans le cadre pour lui reprocher d’avoir faussé la partie. Eddie se pense agressé par tous et à chaque instant, et ces différentes scènes reconstituent pour le spectateur le sentiment d’oppression dans lequel il vit, en nous faisant ressentir sa folie.


Il y a d’autre part dans L’Homme à l’affût la peinture d’une société réellement oppressante, ou en tout cas incapable de prendre en charge un cas comme celui d’Eddie Miller. C’est évidemment le cas d’une des grandes séquences du film, dans le bureau du maire, théâtre d’un grand plaidoyer contre la peine de mort et pour le traitement médical des criminels sexuels, mais le film tout entier propose une vision noire de la société américaine, violente et arriérée. Nous avons évoqué la scène de l’hôpital, où des médecins surchargés laissent passer l’opportunité de prendre en charge Miller avant qu’il n’ait pu nuire, démontrant le manque de moyens des services publics. La police n’est pas en meilleur état, utilisant des méthodes obsolètes comme une parade de délinquants sexuels qui ne peuvent évidemment pas être le tueur recherché. Le constat de Dmytryk et de ses scénaristes est clair : les Etats-Unis ne mettent en place ni les moyens ni les méthodes nécessaires à la prise en charge d’un criminel comme Eddie Miller et à la protection de la population contre leurs agissements. Au contraire, la société entretient même les pulsions les plus violentes, comme le démontre la marquante séquence de la fête foraine où les deux attractions filmées ne sont certainement pas choisies au hasard. La première propose de tirer avec un fusil alors que la seconde a pour but de faire tomber une jeune femme en visant une cible avec des balles. Evidemment, elles ne feront qu’attiser la folie criminelle de Miller et sont le reflet d’une société globalement violente, dont Miller n’est que le produit. Le message est renforcé par les nombreux plans en décors réels du film, ancrant ces différents éléments dans la réalité de la société américaine dont la seule réponse aux crises de violence d‘un homme est la paranoïa : les femmes s’enferment et les hommes traquent le tueur.


L’Homme à l’affût est à la fois un film noir et un film social, et il s’impose comme l’un des premiers grands films de tueur en série moderne, faisant place à la fois à un propos riche et à une tension constante. Dmytryk est au sommet de son art et nous offre de nombreuses scènes audacieuses et marquantes, notamment lors du final, qui multiplie les plans en plongée et les images fascinantes, telle celle qui nous montre Eddie abattre un homme accroché à une cheminée. Dans la suite de sa carrière, sa mise en scène au service de productions plus conséquentes sera bien plus classique. Cela n’empêchera évidemment pas de très belles réussites, mais aucune n’aura la force et l’inventivité de L’Homme à l’affût, qui s’impose comme le chef-d’œuvre de son auteur.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 2 avril 2018