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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Étrange aventurière

(I See a Dark Stranger)

L'histoire

Une jeune femme d'origine Irlandaise, convaincue que les Anglais sont le mal incarné, décide de se tourner vers l'IRA. Alors que celle-ci la rejette, elle ne tarde pas à être repérée par un espion nazi qui lui propose de travailler pour le IIIe Reich...

Analyse et critique

Le duo Sidney Gilliat / Frank Launder signe une nouvelle belle réussite avec ce film agréable qui ne saura jamais choisir entre comédie et thriller d'espionnage oppressant pour notre plus grand plaisir. Cela en est presque une sorte de "digest" des films des deux compères, tant on trouve de reprises de leurs figures favorites aperçues dans d'autres œuvres où ils ont officié comme scénaristes où coréalisateurs. On retrouve donc ce gout du pastiche et du mélange des genres (La Couleur qui tue (1946), Une femme disparait (1938)), le duo comique incongru qui vient s'immiscer dans l'intrigue avec les officiers pieds nickelés Spanswick et Goodhusband - remplaçant les golfeurs Charters et Caldicott vus dans Une femme disparait et Train de nuit pour Munich puisque les acteurs avaient renoncé aux rôles qui les ont rendu célèbres - et même une séquence de train à suspense où l'on retrouve la disparue d'Une femme disparait (l'actrice Dame May Whitty) dans un rôle voisin. Plutôt que le sentiment de redite, c'est celui d'une démonstration de savoir-faire et de plaisir de raconter qui domine dans une intrigue très inventive malgré ces récurrences.

Depuis sa plus tendre enfance, Brydie (Deborah Kerr) a été nourrie des légendes de la lutte acharnée du peuple irlandais contre l'oppresseur anglais, notamment par son père qui participa à la révolte de 1916. Elle a depuis une haine farouche des Anglais, et à sa majorité c''est tout naturellement qu'elle quitte son village pour Dublin où elle compte bien proposer ses services à la section de l'IRA locale. Malheureusement, l'heure est plutôt à l'apaisement et ses instincts belliqueux se voient refroidis jusqu'à ce qu'elle soit sollicitée par un ennemi des Anglais d'une tout autre nature, à savoir un espion nazi pour lequel elle va travailler sans connaître sa véritable identité. Le film exploite avec humour l'antagonisme anglo-irlandais (abordé sur un mode plus sérieux par Launder et Gilliat dans l'excellent Captain Boycott (1947) l'année suivante) à travers le personnage de Deborah Kerr qui, aveuglée par son éducation et ses préjugés, va commettre toutes les erreurs possibles. Les scénaristes s'en donnent à cœur joie dans diverses situations hilarantes tel ce moment où elle est assise dans le même compartiment de train qu'un homme (qui se révèlera être l'espion allemand) dont elle savoure l'attrait en monologue avant que ses initiales sur sa valise révèlent sa nationalité anglaise et éveillent son mépris.


Deborah Kerr est fabuleuse, loin des emplois plus réservés qu'elle aura par la suite, avec cette bouillonnante et charmante Irlandaise dont Launder se plaît à mettre en valeur la beauté juvénile et le jeu expressif. Malgré les errements de l'héroïne, on ne peut que craquer devant ce festival de moues boudeuses et de regards écarquillés d'indignation. Le film interroge en fait sur la question du parti à prendre pour les Irlandais et leur capacité à mettre de côté un conflit ancestral pour une cause commune avec l'Angleterre haïe face à la menace nazie. Pour Byrdie, ce cheminement se fera par la voie de l'amour lorsqu'elle tombera sous le charme de l'agent britannique David Byrne (Trevor Howard) qu'elle doit distraire pendant qu'officient ses agents. On a ainsi de joyeuses scènes de screwball comedy où Deborah Kerr évente plus d'une fois sa couverture de séductrice face à la présence de ce "bloody English" joué par un Trevor Howard parfait dans la tradition des héros gentlemen décontractés et enquiquineurs de Gilliat et Launder (sans égaler néanmoins le Rex Harrison suave de Train de nuit pour Munich). La tension naît pourtant progressivement au fil des responsabilités inattendues que se verra confier Deborah Kerr, qui poursuit un mystérieux carnet comportant les coordonnées d'invasion allemande.

Traquée par les polices irlandaise, anglaise et les espions nazis à travers le pays, elle aura fort à faire pour s'en sortir. Launder use de tous les artifices possibles pour faire naître le suspense, que ce soit les monologues angoissés de Byrdie, le jeu hébété de Deborah Kerr et la paranoïa naissante dans le regard de l'espionne novice ainsi qu'une photographie expressionniste de Wilkie Cooper rendant la campagne irlandaise diablement inquiétante. On peut ajouter une galerie de méchants aux mines patibulaires (hormis Raymond Huntley à l'élégance sournoise en mentor recruteur) qui accentue la peur et l’empathie pour la frêle Deborah Kerr. On est donc parfaitement manœuvré entre rire et vraie tension même si le film pêche un peu par excès malgré l'inventivité de l'ensemble, le dernier quart d'heure tirant un peu en longueur à force de rebondissements. C'est sur un ultime éclat de rire que le tout s'achève, Brydie pas adoucie par l'aventure quittant indignée l'hôtel où Howard a eu le toupet de l'emmener en voyage de noces, le bien nommé The Cromwell Arms. Le film fera un score modeste en Angleterre, la critique étant décontenancée par ses ruptures de ton. Renommé The Adventuress, il remportera un grand succès aux Etats-Unis à sa sortie et contribuera à la notoriété de Deborah Kerr. Sollicitée par Hollywood, elle tournera l’année suivante Marchands d’illusions de Mervyn LeRoy qui lance la période la plus fameuse de sa carrière.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 25 mai 2015