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Critique de film
Le film

L'Espion noir

(The Spy in Black)

L'histoire

Pendant la Première Guerre mondiale, au large des côtes écossaises, un sous-marin allemand attend les instructions pour détruire la flotte britannique. Le commandant Hardt doit rencontrer Jill, une institutrice à la solde des Allemands afin qu'elle lui procure de nouvelles informations.

Analyse et critique

Pas le plus connu de la filmographie garnie de chefs-d’œuvre de Michael Powell et Emeric Pressburger, L’Espion noir est pourtant une œuvre fondamentale puisque la première collaboration du futur duo des Archers. Michael Powell est à cette époque un jeune réalisateur qui n’a signé que des quota quickies - ces courtes productions anglaises en forme de complément de programme au sorties américaines - mais aura déjà marqué les esprits avec l’évocateur et envoutant À l'angle du monde (1937) qui témoignait de son gout pour les grands espaces et la description de communautés isolées. Emeric Pressburger, quant à lui, a intégré le contingent d’émigrants hongrois gravitant autour d’Alexander Korda en Angleterre où il s'est installé après avoir fui la montée du nazisme en Allemagne où il fut journaliste et scénariste au sein de la UFA entre autres. Alexander Korda engage donc ces deux "débutants" sur la production de L’Espion noir où leur entente sera immédiate.

Le film témoigne déjà sous son canevas d’espionnage - adapté du roman de J. Storer Clouston, dont Marcel Carné avait transposé précédemment son Drôle de drame (1937) - de la vision du monde du duo. Powell et Pressburger auront toujours été suffisamment fins pour se sortir du piège de la vision binaire, en particulier durant les années 40 où le cinéma anglais était pris en main par l’Etat. Le très agressif 49e Parallèle (1941) parvenait ainsi à nuancer les personnalités de son commando nazi qui ne fonctionnait pas forcément dans un même élan fanatique. On pense aussi bien sûr à Colonel Blimp (1943) qui s’écartait de l’hagiographie attendue d’un officier britannique pour -  entre autres - dépeindre une belle amitié entre celui-ci et un Allemand. L’Espion noir illustre déjà tout cela ; et si son cadre historique (la fin de la Première Guerre mondiale) semble l’écarter de tout message de propagande, cela n’était pas une évidence au départ d’autant qu’Alexander Korda - malgré un tournage en 1938 - le sortira en 1939 à  la veille de la déclaration de guerre entre l’Allemagne et l’Angleterre.

Dès le départ les points de vue sont brouillés par le script de Pressburger, dans lequel les Allemands apparaissent sous l’aura maléfique qui sera la leur dans les films de cette période avec l’enlèvement et le meurtre d’une institutrice qui sera remplacée par un de leur agent pour s’infiltrer en Ecosse. D’un autre côté on aura la description chaleureuse de l’équipage d’un sous-marin allemand, dont quelques scènes scellent la camaraderie au moment où après des semaines en mer ils se rendent en vain en quête de bonne chair au restaurant. A l’inverse les Anglais s’avèrent bien moins avenants, que ce soit l’espionne infiltrée jouée par Valerie Hobson ou l’officier anglais vendant des informations aux Allemands. On retrouve ici la vision anthropologique chère à Powell, qui prolonge celle d’À l'angle du monde et annonce celle de A Canterbury Tale (1944) et Je sais où je vais (1945).

Pourtant l’ambiguïté règne autant par les ressorts de l’intrigue en elle-même (un Anglais gradé et une Anglaise avenante dissimulant une espionne) que par la description que fait Powell de cette communauté. Les personnalités locales pittoresques sont bien présentes mais finalement guère sympathiques, que ce soit ce révérend Matthews moralisateur et lourdement insistant pour forcer les voyageurs à dîner chez lui moyennant finance, ou ce civil reconverti en policier local au ton froid et autoritaire. Même visuellement, l’ambiance essentiellement nocturne donne une tonalité inquiétante et étouffante à l’ensemble où seules les vues majestueuses de la côte écossaise donnent une certaine respiration au récit. Powell fusionne ainsi parfaitement son style avec le genre dans lequel il s’inscrit, tout en y ajoutant une touche romanesque feutrée. Valerie Hobson surprend avec une prestation glaciale et déterminée quand Conrad Veidt semble plus humain et faillible. Les situations placent Hobson en situation de domination et d’autorité, tout comme les échanges verbaux où elle apparait comme la plus impitoyable notamment lorsque Hardt (Conrad Veidt) est scandalisé du sort réservé à la vraie institutrice à laquelle s’est substituée l’espionne. Une situation que l’on sent proche d’être ébranlée par la tension érotique entre eux et ajoutée par cette promiscuité forcée (Veidt reluquant la jambe dénudée de Hobson qu’elle s’empresse de recouvrir), la gestuelle rigide de l'actrice contredisant la douceur de ses traits et inversement pour un Veidt au visage buriné mais au vrai esprit romantique. C’est même un triangle amoureux qui se dessine avec un Sebastian Shaw pas insensible non plus au charme de Valerie Hobson.

Powell ne caractérise ainsi pas ses personnages selon leur camp et privilégie l’étude de caractère dans une première partie en quasi huis clos. Ainsi lorsque les masques tomberont dans le spectaculaire final (batailles navales, torpillage entre sous-marins, naufrage impressionnant...) où le thriller reprend ses droits, nous ne tremblerons par pour l’Allemand ou l’Anglais mais pour des êtres plongés dans la tourmente dans une vraie perspective de drame humain. Tous ce qui aurait pu rendre chacun détestable facilement (la prise d’otages finale de Conrad Veidt sur un bateau) prend un tour plus mélodramatique et parfaitement justifié par le contexte et la trame où l’on se dispute l’emplacement de la flotte anglaise de sous-marins à bombarder. Personne n’est réellement mauvais mais chacun joue son rôle, rôle que Powell et Pressburger auront pris un plaisir certain à déterminer pour le spectateur et même une fois ceux-ci révélés, ce qui ajoute encore de la grandeur aux protagonistes. Intelligents, subtils et anti-manichéens au possible, Powell et Pressburger frappent un grand coup avec cet Espion noir qui sera un succès en Angleterre et aux Etats-Unis. Ils récidiveront dans ces œuvres de propagande d’abord en capitalisant sur ce premier éclat et sur le même casting avec Contraband (1940), puis avec Le 49e Parallèle à la suite duquel le duo artistique sera définitivement scellé par la création de leur société de productions The Archers.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 28 février 2014