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Critique de film
Le film

L'Enfer de la corruption

(Force of Evil)

L'histoire

Joe Morse, jeune et ambitieux avocat, gère les affaires plus ou moins honnêtes de Joe Tucker, mafieux new-yorkais qui a bâti sa récente fortune sur le trafic des nombres, loterie officieuse et juteuse dont se régale le peuple américain. A la veille d’une gigantesque arnaque qui doit se dérouler lors de la Fête Nationale, sa volonté de régulariser ce système de paris risque de couler financièrement son frère aîné, petit malfrat malade qui vit péniblement des subsides du trafic...

Analyse et critique

Par quelque bout qu’on le prenne, Force of Evil est un petit OVNI cinématographique qui ne connaît aucun équivalent dans la production de films noirs américains des années 40/50. Jonglant avec les clichés pour mieux les jeter hors-champ dans la seconde qui suit, Abraham Polonsky réalise avec son premier long-métrage un film noir comme nul autre. Brillamment bavard, délicieusement politique, Force of Evil est un film unique sur lequel il convient de revenir pour une seconde vision afin d’en en saisir toutes les nuances et l’audace.

1947, un an avant Force of Evil. Polonsky est un des scénaristes les plus côtés du moment malgré sa toute jeune carrière. Le succès fulgurant de Body and Soul, film de boxe de Robert Rossen, doit autant aux qualités du film qu’à celles de son script et aux dialogues percutants d’Abraham Polonsky qui devient alors une valeur montante d’Hollywood. Au point que les Studio Enterprise, déjà responsables du Rossen, n’hésitent pas à confier plus d’1.000.000 de dollars à Polonsky, complet débutant derrière une caméra, pour mettre en scène son nouveau script tiré d’un roman a priori passablement mauvais, Tucker’s People (autrement appelé The Underworld) d’Ira Wolfert. Tout en n’oubliant pas de lui adjoindre quelques-uns des plus grands techniciens du moment : Richard Day, chef décorateur chez Goldwyn, dont le sens du détail prend ici toute sa valeur, ou encore George Barnes, directeur photo pour Losey, Capra, Leo McCarey et surtout quelques-uns des meilleurs Hitchcock (la photo de Spellbound ou Rebecca, c’est lui...) !

Se contentant de tirer la substantifique moelle de la situation de départ de Tucker’s People, Abraham Polonsky développe un scénario aux dialogues brillants, voire étourdissants. Certaines répliques sonnent comme du Mankiewicz des grands jours, toutes en ironie mordante et jubilatoire (le monologue fameux sur la vie de Leo Morse, dans le restaurant)... Il faut entendre la langue Polonsky, cette manière de jongler avec les mots et d’en faire une véritable mélodie. Un petit tour à la quinzième minute (15’03’’) du film, lors d’un duel mémorable entre Joe Morse et son frère, saura vous convaincre de l’habilité toute diabolique d’Abraham Polonsky à tricoter de pures perles... sans pour autant perturber le récit.

Car Force of Evil, c’est aussi un scénario complexe, aux multiples implications, tant politiques que mythologiques. Mythologiques car la confrontation Joe Morse / Leo Morse n’est rien d’autre qu’une évidente transposition du biblique Abel et Caïn dans le monde du film noir (le frère de Joe Morse y fait même directement référence). Sans parler de la rédemption finale - que l’on pourra trouver malheureusement bien rapide et mal amenée... Politique car Polonsky, juif et communiste qui n’allait pas tarder à être harcelé puis blacklisté par McCarthy et ses sbires, fait de son scénario une métaphore filée évidente mettant en parallèle mafia, crime et capitalisme. Le tout avec un désespoir absolu, chaque personnage étant d’une manière ou d’une autre corrompu et victime du système. Quiconque dans ce film essaiera d’être honnête y perdra finalement la vie, comme le pauvre Leo Morse, persuadé de pouvoir vivre honnêtement tout en profitant d’un système vicié. Son personnage, humain et paternel, tant avec Doris qu’avec ses employés, est d’un tragique totalement en accord avec les idées que Polonsky se faisait du système économique américain.

Paradoxalement, c’est cette richesse scénaristique qui empêche le film d’atteindre au génie de certains films noirs de l’époque. Trop complexe, trop bavard diront même certains (il arrive que la situation devienne rapidement confuse si l’on ne prête pas constamment une oreille très attentive aux dialogues), Force of Evil est un film déceptif, où l’action n’arrive jamais, même quand on l’attend. Où les clichés du film noir sont tant vidés de toute substance qu’ils en deviennent parfois vains (le personnage de Marie Windsor - souvenez-vous, la belle garce d’Ultime Razzia - est un tel archétype de la femme fatale qu’il en devient un cliché moqueur assez inutile). Et dont la conclusion, trop rapide et mal expédiée, empêche le film de s’envoler vers les sommets du film noir.

Mais que ce bémol ne vous empêche pas de découvrir cette véritable curiosité, adulée par Bertrand Tavernier et Martin Scorsese himself dans son Voyage à travers le cinéma américain. Vous y (re)découvrirez un grand acteur oublié, John Garfield, qui fut lui aussi persécuté par le mccarthysme au point de mourir à 39 ans, rejeté par le tout Hollywood. Un acteur d’une sobriété extraordinaire, au phrasé façon mitraillette et au regard perçant, un acteur dont Tavernier pense sincèrement dans les bonus du DVD qu’il a plus qu’influencé la seconde partie de carrière de Humphrey Bogart. Rien de moins, c’est vous dire... Mais Force of Evil, ce sont aussi des seconds rôles du même tonneau : une mystérieuse Beatrice Pearson (deux films seulement à son actif, regretteront tous ceux qui la découvriront avec ce film) dont le jeu va à l’encontre de toutes les actrices de son époque, un Roy Roberts des grands jours et surtout une formidable découverte (du moins pour votre serviteur) : Thomas Gomez, bouleversant d’humanité et qui illumine chaque scène de son talent.

Aussi, que ces lignes ne vous rebutent pas : brillamment écrit, Force of Evil est bien un vrai film de cinéaste, comme le prouvent le cambriolage du bureau de Joe Morse vu depuis une encablure de porte ou encore le gunfight final et nocturne entre les trois malfrats, soit deux scènes superbes, au noir et blanc majestueux (pour expliquer ses desiderata en matière de photographie, on raconte que Polonsky aurait montré des peintures d'Edward Hopper à George Barnes - qui aurait alors décidé de filmer avec une source unique de lumière, crue, projetant ainsi de grandes ombres à côtés d’à-plats de lumières blanches et donnant son style unique à ce film).

Bref, malgré tout ce que l’on pouvait craindre au premier abord, il s'agit d'un vrai film d’auteur aux ambitions plus que louables (bien que pas toujours abouties) et non une simple et plate mise en scène d’un scénario hors norme... Une (re)découverte, indispensable !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Xavier Jamet - le 15 juin 2003