Avertissement

Article réservé aux adultes

  • Le contenu de cet article est réservé à un public averti.
  • Les textes, images, ou vidéos peuvent heurter certaines sensibilités.
  • En cliquant sur "Continuer", vous certifiez être majeur.
Menu
Critique de film
Le film

L'Empire des Sens

(Ai no korîda)

L'histoire

L'obsession amoureuse, sexuelle, de Sada Abe (Eiko Matsuda) pour le mari de son employeuse, Kichizo Ishida (Tatsuya Fuji), jusqu'à sa mise à mort (consentie), une castration post-mortem. 

Analyse et critique

L’Empire des Sens est la contribution d’un cinéaste scandaleux s’il en est à la saga des films à scandale des années 70. Caractère scandaleux porté jusqu’au concept, Nagisa Ôshima ayant ici pour but revendiqué d’agiter la société japonaise. Le film marque l’entame d’une série de co-productions avec l’étranger où le cinéaste joue du pays d’accueil contre sa terre natale. Bien qu’il tourne encore « à domicile » les fonds, la pellicule, la distribution du film sont français. Anatole Dauman, producteur des grands auteurs éventuellement sulfureux, propose à Ôshima de le produire, sans droit de regard sur le contenu, à la condition qu’il tourne un film appartenant à un genre défini. Ôshima de lui proposer, à son ravissement commerçant, la pornographie. « Pornographique » le film le serait selon une acception technique : les –nombreuses- scènes de sexe sont non-simulées. Dans le fond, pourtant, il s’agirait presque d’une anti-pornographie : reprendre les scènes sexuelles, les plans de pénétration, au ghetto du X, pour les ré-accueillir dans une fiction artistique, à caractère plus universel. En résumant crûment : il serait étrange, pour ne pas dire plus, de se masturber devant le film.

L’histoire est celle d’un fait-divers célèbre au Japon, dont les amants, scandaleux à leur époque, ont été élevés au rang d’icônes populaires. En 1936, s’ouvre le procès d'Abe Sada. Cette servante, unie à son maître, l’a durant un rapport, marquant le point limite d’une escalade de jeux sexuels, étranglé à mort, à la demande de celui-ci. Elle a ensuite découpé son pénis, pour marcher deux semaines dans les rues ce membre en main, rayonnant de joie selon les témoins. Ce cas d’amour fou marque l’opinion publique, de nombreuses personnes communiquant à Abe Sada « bienveillance et popularité ». Le cinéma et la littérature n’attendent pas Ôshima pour s’emparer du cas, sous un prisme toutefois que ce révolté réprouve. Il entend œuvrer, lui, à une réhabilitation de la figure d’Abe Sada, opposée au masculinisme du pinku eiga, déjà fasciné par ce cas. Il ne s’agit pas pour Ôshima d’un exemple de vice ordinaire, mais d’amour déraisonnable. Quand quarante ans après ce procès, Ôshima entame le sien, qu’il gagnera après plusieurs années, face à l’Etat Japonais s’emparant d’un scénario publié et imagé du film comme pièce à conviction d’une accusation d’obscénité, le cinéaste convoque pour sa défense les mots d’Abe Sada face à une même court.

« Jusqu’alors je n’avais fait avec aucun homme ce que j’ai fait avec Ishida. Jusqu’alors il ne m’était jamais arrivé d’avoir des relations avec des hommes en m’oubliant moi-même. Il m’était souvent arrivé de m’amuser avec des hommes sans recevoir d’argent, quand je pensais aimer l’homme avec qui je m’amusais, mais sans m’oublier moi-même. Selon les circonstances, j’arrivais à me séparer d’eux en toute simplicité. (…) Jusqu’alors, la raison l’emportait : il m’était certes arrivé parfois d’être étonnée et surprise par certains hommes, mais il n’y eut pour moi qu’Ishida qui ne fût susceptible d’aucun reproche, qui fût irréprochable en tous points. Certes, si je peux m’exprimer d’une manière un peu forcée, il se peut qu’il manquât de distinction, mais comme en même temps j’aimais son élégance, son tact, je finis par être complètement amoureuse, corps et âme. Pour une femme, il est tout à fait naturel d’aimer ce qui est particulier à l’homme qu’elle aime. Certes si la société apprend ce qui m’est arrivé, elle en rira, mais il arrive très fréquemment qu’une femme montre qu’elle aime extrêmement, à la folie, ce qui est propre et particulier à l’homme qu’elle aime, jusqu’à ses goûts. Par exemple, c’est certes un exemple rapide et simple, il arrive souvent qu’une femme qui n’aime pas le poisson cru, si son mari l’aime, en vienne à aimer le poisson cru. Ou que, durant l’absence de son mari elle dorme en serrant contre elle l’oreiller de son mari. Y-a-t-il une femme qui, flairant l’odeur du tanzen que portait l’homme qu’elle aime, ne se trouve mal ? Il arrive souvent qu’une femme trouve délicieux le thé qu’a laissé dans le fond de la tasse l’homme qu’elle aime, qu’elle trouve délicieux de manger ce qu’il vient de mâcher, à même la bouche. Si un homme rachète une geisha, c’est en fin de compte parce qu’il veut la posséder à lui seul, exclusivement, et je pense qu’il y a sans doute bien des femmes qui pensent ou qui ont pensé faire le genre de choses que j’ai fini par faire, parce qu’elles étaient trop amoureuses. Je pense que, tout simplement, ces femmes ne font pas ce à quoi elles pensent. Certes il y a toutes sortes de femmes ; il y en a aussi certaines qui, pensant que l’on ne vit pas seulement d’amour, centrent leur vie sur le côté matériel mais ce que par amour je fus inéluctablement amenée à faire et qui m’a conduite à cet incident, ne se ramène pas seulement à l’érotomanie. »

L’Empire des Sens (la traduction du titre original, La Corrida d’Amour, donnerait mieux le sens du film) traite donc de dévotion, d’un désir de fusion, une sacralisation de tout ce qui exsude de l’autre annulant l’obscénité, mais pas la morbidité. Une fois qu’Ishida a goûté les règles d’Abe, une limite est franchie que les amants ne feront que transgresser plus et encore, jusque dans le sacrifice d’une vie. Les plans récurrents sur le sexe d’Ishida, l’acte de pénétration, n’ont rien de gratuit dans ce projet. Son sexe en érection est le symbole d’un pouvoir, non seulement sexuel, mais social. Lui, aubergiste, est le mari de l’employeuse d’Abe, simple servante depuis le déshonneur d’un mariage raté. Leur aventure, pour laquelle il quitte tout, est la grande opportunité de promotion sociale, d’avancée dans la sévère hiérarchie d’avant-guerre, pour sa maîtresse. Son émasculation, succédant au renoncement volontaire à sa propre force dans la strangulation érotique, marque la fin de ce pouvoir sur elle.


Cet élément politique est redoublé par le contexte historique : une montée du fascisme nationaliste, militariste. Une ferveur collective à laquelle Abe et Ishida tournent le dos pour trouver l’extase dans l’intimité. Leur indifférence à la politique est, en elle-même, profondément politique. Il en va de même de celle d’Ôshima en 76. Une société gagnée par la folie collective n’est selon lui pas en droit de juger une folie individuelle, ou même conjugale. On a pu évoquer Bataille au sujet du film, participant depuis le Pays du Soleil Levant à une école française de la transgression. Il faudrait plutôt, au sujet de ce cinéaste, convoquer Genet qu’il avait lu avec attention. Entre les criminels et l’Etat, Ôshima, révolutionnaire n’excluant pas la violence comme moyen de lutte, prend le parti des criminels. Comme Abe Sada prête à faire le plus complet don d’elle-même à celui qui se montre, assez logiquement, un bon à rien, Ôshima pousse le refus de l’institution jusqu’à exalter les amants fous.

Il n’est pas seul à faire ce pas –discutable- dans les milieux gauchistes après la révolution sexuelle. Ce qui le démarque est l’attention portée dans le processus au désir féminin, généralement occulté par la fiction d’alors. Ayant longuement animé une émission hebdomadaire consacrée à des questions sexuelles, et dialoguant pour ce faire avec de nombreuses femmes au sujet de leur sexualité, Ôshima n’est sur la question pas né de la dernière pluie. Abe Sada non plus. Geisha avant son déclassement, elle est une amante expérimentée (au sens à tout le moins d’une capacité de fournir à l’autre du plaisir) avant sa rencontre avec Ishida. C’est à ce moment la force de son propre plaisir, peu ou prou ignoré jusqu’alors, qu’elle découvre dans ses bras. Elle n’en revient pas. Filmé avec le compagnonnage de l’anarchiste Kōji Wakamatsu, L’Empire des Sens montre une amoureuse s’emparer d’un savoir-faire érotique traditionnel pour son propre plaisir, faisant basculer le film historique dans la modernité contestataire.

Abe et Ishida ont pour eux une tradition érotique, héritée d’un Japon en passe d’être balayé par la Seconde Guerre. Ils sont dans leurs pratiques, conventionnelles ou extrêmes, légataires d’un art des rapports inspiré de l’ère Edo. Ils représentent ici un Japon d’hier, allant du XVIIIème au XIXème Siècle, dont le film n’occulte nullement la hiérarchie patriarcale (celle-là même que le fait divers renverse violemment). Le plasticisme du film (inspiré des estampes explicites) se mêle à la paillardise, évoquant un climat de raffinement et de permissivité conjoints. Se perdre est ici une pratique hautement codifiée. La beauté de la mise en scène devient oppressante, comme peut l’être celle du chef-d’œuvre sur l’ère Edo, Cinq Femmes Autour d’Utamaro de Kenji Mizoguchi. Les extérieurs sont rares, sévèrement cadrés. La royauté qu’instaurent les amants dans une pièce puant le sexe est écrasante, elle insulte ses témoins. Musiciens pointant à d’autres intrus conviés – l’équipe technique du film, derrière la caméra face à laquelle les comédiens s’ébattent. L’air est rare. C’est ceux qui regardent qui, soudainement, se sentent nus.

Ce choc ne sera pas ressenti que par le Japon. C’est dans le monde entier que le long-métrage se heurtera, redoublant ainsi son aura et sa fréquentation là où il sera montré, à la réaction. Faisant machine arrière, Giscard réintroduit une classification X dont Anatole Dauman entendait profiter de l’absence pour sortir son film dans les salles art et essai. Jacques Chirac prend sur lui d’éviter cette mise à mort commerciale, en lui épargnant le label infâmant. Si la carrière de Tatsuya Fuji reprend deux ans après son rôle, celle de Eiko Matsuda se poursuit difficilement. Elle est devenue tabou (ce que découvrira Chloë Sevigny, subissant une censure par la moquerie pour The Brown Bunny : une actrice ne suce pas impunément). Reste le film - ou sa version floutée, seule autorisée dans son pays d’origine- implacable, aussi peu sentimental que libidineux, ayant l’éclat, le tranchant, la pureté du diamant. C'est Ôshima qui l’a emporté : d’un projet volontairement polémique, il a fait naître (pondre ?) son classique.



(1) in Booklet L’Empire des Sens, 2016, Arte Editions

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : tamasa

DATE DE SORTIE : 12 juillet 2017

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 12 juillet 2017