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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Empereur du Nord

(Emperor of the North Pole)

L'histoire

1933, le sommet de la grande dépression. C’est le temps des « hobos », ces vagabonds qui ont fait le choix de prendre la route pour survivre, dans une errance sans attache et sans but. Ces hommes traversent le territoire américain en sautant de train de train. Leur objectif est d’arriver à leur destination sans se faire attraper, celui des chefs de train de les expulser le plus tôt possible. Le plus effrayant et le plus déterminé de ces derniers se nomme Shack, il officie dans l’Oregon et aucun hobo n’a jamais pu voyager sur sa ligne. Un vagabond déjà légendaire, surnommé A-N°1, s’est donné le défi d’y parvenir. Un duel au sommet va opposer les deux hommes.

Analyse et critique

La simple lecture d’un résumé de L’Empereur du Nord suffit certainement à percevoir son originalité et son caractère unique dans l’histoire du cinéma américain. La grande dépression a pourtant été un sujet visité et revisité, le cas de ceux jetés sur les routes également, souvent dans des films à la dimension sociale marquée. Le duel quant à lui est une figure traditionnelle du cinéma, il s’agit même de l’un des modes de résolution les plus communs d’une intrigue, presque incontournable dans le western. Le mélange des deux est plus rare. Souvent, la figure du vagabond est associée à un discours plus ou moins engagé, rarement propice à la violence et encore moins à sa réduction à l’opposition entre deux individus là où la notion de communauté prime généralement. Il est moins surprenant en revanche de voir Robert Aldrich s’emparer d’un tel sujet sur ce ton. D’une part le cinéaste est ouvertement libéral et n’a jamais hésité à positionner son cinéma sur un terrain social et politique, d’autre part, et de manière probablement encore plus marquée, la question de la violence est au cœur de son œuvre.


Les premières images positionnent très clairement le film. Nous voyons un vagabond tenter de monter sur le train de Shack. Ce dernier s’empare de son marteau pour frapper le pauvre homme qui disparaît sous les roues du train. Le plan montrant le sourire carnassier d’Ernest Borgnine après qu’il a chassé le pauvre homme en lui donnant la mort est une image de sadisme rarement vue sur un écran. L’Empereur du Nord ne nous épargnera rien de la brutalité du monde et de la dureté des hommes. Et immédiatement Aldrich nous prive également du refuge que pourrait éventuellement incarner le monde des hobos en filmant trois jeunes attaquant le légendaire A-N°1 en train de préparer un poulet. L’attaque est violente et la réplique du personnage incarné par Lee Marvin l’est tout autant, se concluant par un grognement bestial. Tout le propos du film est là. Sur le territoire de la liberté que sont les Etats-Unis, auprès de l’une des grandes incarnations de l’unité de ce territoire qu’est le chemin de fer, c’est la violence primaire qui domine, pour manger, pour défendre une propriété ou tout simplement défendre son honneur. Durant deux heures, L’Empereur du Nord va se concentrer sur un combat à peine entrecoupé de deux séquences plus calmes, et presque se réduire à un duel entre deux personnages, Shack et A-N°1. Seul le jeune Cigaret parvient à se faire une place entre ces deux monstres, tentant en vain de s’inclure à ce choc de titans. L’enjeu de ce duel : devenir l’Empereur du Nord, ou plus précisément l’Empereur du pôle Nord pour retenir la traduction littérale du titre original. Autrement dit un empereur sans territoire, qui ne sera que l’être dominant d’un concept : la loi du plus fort.

Pour atteindre cette situation purement centrée sur le combat, Robert Aldrich épure son propos de manière remarquable. D’abord en mettant en scène très peu de personnages, choisis uniquement dans le monde des hobos ou dans celui des cheminots. Nous ne voyons rien ni personne d’autre, Aldrich se focalise sur son sujet : deux communautés dont les héros se confrontent par la violence, comme un modèle réduit de l’Amérique symbolisée par le chemin de fer. Le cinéaste fait également très peu de pauses. Nous sommes sur le train avec Shack et A-N°1, accompagnés du jeune Cigaret et des quelques hommes de main du chef de train, sans perturbation ni développement d’intrigue secondaire. Aldrich n’en a pas besoin, il crée la fascination par un sens du rythme stupéfiant et par le caractère spectaculaire des séquences qu’il nous propose. Tourné en décors naturel dans l’Oregon, avec très peu d’effets spéciaux, L’Empereur du Nord impressionne à chaque image par sa beauté, son réalisme et son dynamisme. Devant un spectacle aussi époustouflant et si peu de temps morts, les digressions ne sont pas nécessaire et le récit peut nous emporter aussi longtemps que le réalisateur le désire. Aldrich ne profite d’ailleurs même pas des deux séquences hors du train pour créer des respirations, bien au contraire. La première sert à installer le défi de A-N°1. Nous y voyons cheminots et hobos prendre des paris, s’organiser comme s’ils étaient des supporters. Aldrich installe l’atmosphère d’un combat de boxe clandestin, où tous les coups seront permis. La seconde est consacrée au duo A-N°1 / Cigaret, la deuxième paire du film qui permet de confronter l’un des combattants du duel central au reste des hommes. Nous y comprenons ce qui fait la particularité du personnage interprété par Lee Marvin, et par mimétisme la particularité de Shack. Les deux sont absolument déterminés, sans limite, contrairement à Cigaret qui louvoie. La conclusion du film, que nous ne révèlerons pas ici, ne pourra donc pas permettre à ce personnage l'accession au titre d’Empereur du Nord.


L’Empereur du Nord évoque plusieurs univers cinématographiques à son spectateur. La symbolique du duel, ici étendu sur la durée complète d’un film, n’est pas sans évoquer le cinéma de Sergio Leone dont les films culminent lors de ces séquences. Mais contrairement au cinéaste italien qui donne à ses moments une beauté absolue, telle des danses mortuaires, Aldrich film l’opposition entre Shack et A-N°1 avec une sécheresse et une violence absolues. Nous sommes ici tentés de penser à Sam Peckinpah, mais même le réalisateur de La Horde sauvage n’aurait sans doute pas osé aller si loin. Le duel se déroule à coups de chaines, de marteaux et de planches. Les personnages n’hésitent pas à risquer la collision de deux trains, avec les morts que cela pourrait entraîner, pour poursuivre leur combat. L’Empereur du Nord ne cède jamais au gore et au sanglant, mais réussit tout de même le tour de force de nous offrir des séquences parmi les plus impressionnantes de l’histoire du cinéma par leur violence. Enfin un troisième rapprochement, qui semblera a priori tiré par les cheveux, peut venir à l’esprit. Devant de telles images, où le comportement des personnages confine tantôt au sadisme tantôt au masochisme dans une recherche totale de l’affrontement pur, nous finissons par penser au duel issu de l’esprit génial du cartoonist Chuck Jones qui a fait s’affronter dans des dizaines d’épisodes des personnages répondant aux noms de Bip-Bip et Coyote. Le sentiment se renforce d’ailleurs devant les traits d’humour dont fait preuve Aldrich au cours de son récit, avec notamment la musique burlesque accompagnant A-N°1 et Cigaret qui volent une dinde au nez et à la barbe d’un policier. Voilà finalement une manière de caractériser L’Empereur du Nord : un mélange incroyable et formidablement réussi entre Sergio Leone, Sam Peckinpah... et Chuck Jones.


Même au sommet de son inspiration et de son talent, Robert Aldrich n’aurait toutefois pas pu faire exister un tel sujet sans un duo d’acteurs de premier ordre. L’Empereur du Nord s’offre un casting d’exception en réunissant Ernest Borgnine et Lee Marvin, deux habitués du cinéma d’Aldrich. Si dans sa carrière Borgnine a incarné de nombreux personnages proches de la folie, il ne s’est sûrement rarement autant éloigné de la douceur du rôle de Marty, qui lui valut l’oscar, que dans L’Empereur du Nord. Le voir les yeux exorbités, transporté par ses accès de violence, est une image particulièrement spectaculaire et marquante. L’acteur semble littéralement habité par son rôle. Toute la folie de Shack apparaît à l’écran, un personnage quasiment hors de toute notion de société, qui n’entretient aucun rapport avec d’autres êtres humains sinon par la violence. Mais Borgnine, par cette formidable lueur qu’il sait entretenir dans son regard, parvient à lui donner un peu d’humanité. S’il est impossible d’avoir de l’attachement pour ce personnage, Borgnine parvient tout de même à nous le faire accepter, voire même à nous faire comprendre ce qu’il est, ce qui était indispensable au récit. Face à lui, Lee Marvin se met au même niveau dans l’une des plus belles interprétations de sa riche carrière. Le personnage de A-N°1 est librement inspiré du fameux hobo Leon Ray Livingston qui donna à la fin du XIXe siècle un récit romancé de ses aventures et qui s’était fait connaitre sous le pseudonyme de A-N°1. Dans L’Empereur du Nord, ce personnage est tout aussi monomaniaque que Shack. Il ne prend pas le train pour sa survie, pour un travail ou pour une vie meilleure, mais simplement pour triompher de Shack et réussir son défi. Comme Borgnine, Marvin parvient à donner une grande épaisseur à son personnage par son jeu riche et son impressionnante présence. Difficile de se faire une place entre ces deux acteurs au sommet de leur art, mais il faut pourtant souligner la performance de Keith Carradine, qui parvient à faire exister le personnage de Cigaret, à la fois fasciné par A-N°1 et obsédé par l’idée de le surpasser.

Dans la longue filmographie de Robert Aldrich, de nombreux films peuvent être distingués comme des œuvres majeures. Pourtant il est tentant de voir dans L’Empereur du Nord l'une de ses créations les plus remarquables. Rarement le cinéaste se sera montré si inspiré. Si l’on ajoute à cela l’originalité du sujet et les performances majeures de deux des plus grands acteurs de leur génération, le résultat est forcément un film unique et incomparable. De quoi le rendre absolument mémorable.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 13 octobre 2017