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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Eclipse

(L'Eclisse)

L'histoire

Juste après avoir rompu avec son compagnon, Vittoria rencontre un agent de change séduisant en allant rejoindre sa mère à la Bourse. Elle tombe amoureuse de ce jeune homme qui paraît bien plus intéressé dans un premier temps par sa profession que par une relation. Jusqu’à ce que, finalement, son attention se porte enfin sur la jeune femme. A son tour, elle hésite à se laisser emporter par ses sentiments...

Analyse et critique

« A l’origine d’un film, il y a toujours un élément externe, concret. Une histoire peut aussi naître quand on observe une atmosphère qui en sera ensuite la toile de fond » écrit Michelangelo Antonioni dans la préface d’un de ses recueils de scénario (Sei Film, 1964). Pour L’Éclipse, neuvième long-métrage du cinéaste dont le tournage débute à Rome en juillet 1961, cet élément externe est on ne peut plus concret. En février, Antonioni s’était rendu à Florence pour filmer une éclipse totale de soleil. Le spectacle l’avait vivement impressionné. « Tout est soudain gelé. Un silence différent des silences ordinaires. Une lumière terrestre différente de toutes les autres lumières. Puis l’obscurité. Immobilité parfaite. […] La seule pensée que j’avais en tête pendant toute l’éclipse, c’était que probablement les sentiments peuvent s’arrêter eux aussi ». Un tiers de l’intrigue de L’Éclipse se déroule dans les locaux de la Bourse. Qu’est ce qui a donc poussé l’auteur à choisir un cadre aussi singulier ? « Il m’a été donné de côtoyer des milieux où les femmes jouaient en Bourse, et j’ai fini par leur trouver un certain intérêt. Déterminé à étudier la chose plus à fond, j’ai demandé un laissez-passer et je suis allé à la Bourse pendant une vingtaine de jours. Cette fréquentation m’a permis d’en saisir l’aspect extraordinaire jusque sur un plan visuel ». Antonioni a demandé à Alain Delon, qui interprète un jeune et dynamique agent de change, d’en faire lui aussi l’expérience avant le début du tournage. « Je lui ai même indiqué un modèle, précise le cinéaste : un certain Paolo Vassallo qui, par un hasard étrange, devait être plus tard impliqué dans une histoire de drogue. A l’époque, Vassallo travaillait à la Bourse pour le compte de son père ; Delon est donc allé l’observer, voir comment il bougeait, ce qu’il faisait ».«  Tandis que j’observais attentivement l’agent de change, raconte l’acteur, je prenais scrupuleusement des notes sur ce que je voyais ; j’avais l’impression de retourner à l’école ». Pour les séquences tournées à la Bourse pendant la fermeture estivale, Antonioni a fait appel à d’authentiques opérateurs, agents, banquiers, qui tous savaient évoluer naturellement dans le contexte. Le caractère quasi-documentaire des images leur confère ainsi d’autant plus de vérité et de force.

Le précédent film d’Antonioni, La Nuit, s’achevait, à l’aube, sur une douloureuse séparation ; L’Éclipse commence par une séparation, à l’aube. Riccardo, un intellectuel d’une quarantaine d’années et Vittoria, vingt-cinq ans environ, ont discuté toute la nuit. Ils sont à bout de forces. Vittoria fait les cent pas dans la pièce, déplaçant un objet, tirant un rideau (dans l’encadrement de la fenêtre apparaît l’aqueduc du quartier mussolinien de l’EUR en forme de champignon, une présence spectrale). Riccardo, assis dans un fauteuil, regarde fixement devant lui. Quand Vittoria annonce sa décision de s’en aller, il feint de ne pas la comprendre : son visage est tendu et altéré par la fatigue ; la jeune femme le regarde, horrifiée. « Je voulais te rendre heureuse », murmure-t-il. S’imaginant pouvoir retenir la jeune femme, il s’est approché d’elle sans bruit et lui effleure le bras. « Quand nous nous sommes rencontrés, j’avais vingt ans, j’étais heureuse », répond Vittoria en se libérant.  

« Dis-moi une dernière chose, insiste-t-il. Tu ne m’aimes plus ou tu ne veux plus m’épouser ?
- Je ne sais pas
- Depuis quand ne m’aimes-tu plus ?
- Je ne sais pas
- Moi, je voulais…
- Me rendre heureuse, tu me l’as déjà dit. Mais pour continuer, je devrais, moi aussi, être heureuse…
 »                                              

La chronique d’une séparation annoncée se conclut sans détours. De toute évidence, la jeune femme a décidé de mettre fin à cette liaison. Que l’intellectuel ne sache pas parler au cœur de sa compagne afin de la retenir en dit long sur les raisons de cette séparation. La tranquillité apparente de Riccardo cache une sécheresse et une suffisance irritantes. Il rejoint Vittoria dans la rue sous le prétexte de l’accompagner, comme d’habitude ; en vérité parce qu’il veut avoir l’initiative de la séparation.


Cette séquence inaugurale, dont Tommaso Chiaretti remarque qu’elle est « construite comme un adagio plein de tristesse » analyse avec une grande subtilité le trouble de la jeune femme qui, ayant décidé de reprendre sa liberté, se sent prisonnière dans cet appartement devenu soudain étranger. Dans une succession insolitement rapide de plans (le metteur en scène multiplie les axes d’approches sur les personnages) le visage de Vittoria semble pris dans un réseau de lignes et de formes, prisonnier des objets – bibelots, rideaux, abat-jour – témoins de la séparation. Depuis le début, les objets jouent un rôle de tout premier plan. A la fin du film, ils prendront la place des êtres humains. Éprouvant le besoin de s’épancher auprès de quelqu’un, Vittoria va chercher sa mère là où elle sait qu’elle va la trouver, à la Bourse où elle joue avec passion. Restée veuve, cette femme d’origine modeste redoute plus que tout la misère ; à ce propos, notons que dans L’Éclipse, l’origine sociale des personnages ainsi que le poids de l’argent dans la vie quotidienne et sentimentale sont définis avec plus de précision que dans les précédents films du cinéaste, ce qui contribue à renforcer le réalisme de son long-métrage. Quand Vittoria entre dans « ce temple de la négociation et de la dégradation des valeurs », une horloge indique une heure (12h30) et une date (le 10 juillet). La corbeille (« le parc aux bœufs ») est bondée comme d’habitude. Les négociations se font à un rythme pressant ; les clients suivent fébrilement le cours des affaires, les yeux fixés sur le grand tableau où apparaissent, à côté des titres, les valeurs correspondantes ; des visages tendus, des bouches qui hurlent des ordres, des bras qui s’agitent au-dessus de la multitude de têtes pour attirer l’attention (« Je ne sais pas comment ils font pour se comprendre et faire des opérations par des signes si rapides » a écrit Antonioni), des mains qui notent nerveusement des chiffres sur des minuscules carnets, des fondés de pouvoir et des agents de change qui jaillissent dans toutes les directions, faisant la navette entre la corbeille et les cabines téléphoniques, au milieu de voix confuses…

L’ex-documentariste de Gente del Po fait pénétrer le spectateur au cœur de cette jungle « où la pitié trouve sa mort légale » (Guido Piovene), et cela sans recourir à des trucages expressionnistes, en enregistrant le réel avec une puissance rare. La trouvaille consiste à passer à l’improviste de la description d’un monde vague et imprécis à celui du mécanisme occulte qui transforme les hommes en ombres. A la Bourse, les destins individuels se jouent, mais les sorts se décident sans qu’on puisse en connaître la raison. Quand Vittoria parvient enfin à s’approcher de sa mère, celle-ci est tellement prise par le jeu des millions qu’elle ne lui prête aucune attention. Il est inévitable que sa mère ne la comprenne pas, car elle n’a en elle-même que la bourse, qu’elle a intériorisée. La seule personne avec qui la mère semble avoir un dialogue est Piero, un jeune agent de change dynamique qui bénéficie de sa confiance et à côté de qui Vittoria se retrouve pendant la « minute de silence » invoquée à la mémoire d’un collègue mort d’un infarctus. « Une minute de silence, comme pour les joueurs de football, mais tu sais… une minute ici coûte des milliards », lui murmure Piero à l’oreille en se penchant derrière l’énorme pilier qui les sépare. Ce pilier n’est pas là par hasard, ni pour de simples raisons de composition visuelle comme les colonnes dans certaines Annonciations de la Renaissance (chez Piero della Francesca par exemple), il joue un rôle symbolique : entre Piero et Vittoria, dès leur rencontre, s’interpose pour toujours un obstacle : la Bourse. Durant cette minute mémorable, Antonioni parvient à créer le plus bouleversant des suspenses métaphysiques. Jamais on n’a vu une évocation plus mordante du néant, de l’immobilité, au cœur même de la vie la plus chaotique. Ce vide qui vient se former dans le tourbillon est, en fait, la présence même de la mort.


Vittoria perd Piero de vue. L’agent de change réapparaîtra plus tard, mais avant une nouvelle rencontre le metteur en scène a encore quelque chose à montrer de Vittoria. Pour tuer le temps, elle accroche au mur sa dernière acquisition, une pierre fossile sur laquelle est gravée la forme d’un rameau, et la regarde et la caresse comme si elle cherchait à s’absorber en elle ; le bruit de l’opération donne à sa voisine Anita, seule elle aussi, l’occasion de venir bavarder un peu. « Je suis fatiguée, humiliée, dégoûtée et déphasée, lui confie Vittoria. Il y a des jours où avoir dans les mains un morceau de tissu, une aiguille, un livre ou un homme, c’est la même chose ». Les confidences de la jeune femme sont interrompues par le téléphone ; ayant vu la fenêtre éclairée dans la nuit, une autre femme seule, Marta, invite ses voisines à monter chez elle. « Aujourd’hui, je ne fais que rencontrer des gens nouveaux », murmure Vittoria en entrant dans l’appartement de Marta, une sorte de musée du continent africain (la maîtresse de maison est née au Kenya) : aux murs sont exposés des fusils, des trophées de chasse et des photographies de vastes paysages. Vittoria est subjuguée par la sensation de liberté, de noblesse et de grandeur que lui communiquent ces vestiges d’un monde primitif et non contaminé. A un moment, maquillée en négresse, elle improvise une danse africaine frénétique au son d’un disque de musique exotique jouée sur un tourne-disque. Elle s’abandonne à ce rite libérateur avec une telle vitalité, que Marta, surprenant ses compagnes, décide brusquement d’interrompre ce happening : le jeu est devenu trop sérieux. Allongées sur le lit, un verre de whisky à la main, les amies recommencent à parler de l’Afrique. « Peut-être que là-bas, on pense moins au bonheur, remarque Vittoria. Les choses doivent marcher un peu toutes seules. Ici, au contraire, tout est difficile. Même l’amour. »

Quand elle prononce cette phrase, elle est avec ses amies sur l’escalier qui conduit à l’esplanade du palais des Sports. Soudain, Vittoria s’arrête : dans le silence de la nuit, son oreille a été frappée par un son mystérieux, étrangement harmonieux ; c’est le bruit produit par les fils métalliques agitées par le vent contre les hampes de drapeaux disposées sur un côté de l’esplanade, à perte de vue. Vittoria est comme enchantée et en même temps pensive à l’écoute de cette insolite « petite musique de nuit ». La conclusion inattendue de cette séquence, comme celle du voyage en avion qui suit, souligne un aspect du caractère de Vittoria : elle capte le langage des objets inanimés, en parfaite héroïne antonionienne. Pour s’éloigner le plus possible de Riccardo (cette nuit-là, elle l’a vu errer sous sa fenêtre), Vittoria part en voyage avec Anita dont le mari, pilote, doit livrer un avion de tourisme à des clients de Vérone. Le majestueux spectacle du ciel enchante Vittoria. « Entrons dans ce nuage », demande-t-elle toute excitée au pilote quand elle apprend que les nuages sont faits de gouttes d’eau et de flocons de neige. Plus que le voyage, le metteur en scène veut surtout nous montrer sa conclusion magique : l’atmosphère sereine et transparente qui règne dans le petit aéroport (les jets qui filent en silence dans le ciel, deux pilotes immobiles comme des statues devant une table du bar sous un parasol comique : Antonioni excelle dans la représentation de ces moments d’oubli et de magie du temps suspendu) communique à Vittoria une sensation de bien-être si intense qu’elle voudrait ne plus repartir. 


On sait maintenant presque tout d’elle. Plus adulte que Claudia (L’Avventura), moins problématique que Valentina (La Nuit), mais comme elles, vite déçue par les sentiments. Vittoria est simple, saine, naturelle et disponible. Toujours prête à profiter de la poésie, de la saveur et de ce qui existe, Vittoria s’abandonne aux occasions que la réalité lui offre sans faire de prévisions ni de programmes. Vivre à son rythme, voir le monde avec des yeux différents, et même devenir un regard, voilà ce que veut Vittoria. La promenade de Lidia dans La Nuit, destinée à retrouver une vérité compromise par les cocktails littéraires, devient pour Vittoria une méthode de vie et le thème principal de son histoire. Dans L’Éclipse, les propos d’Antonioni sur les femmes dépositaires d’une vérité en opposition interne avec la civilisation contemporaine deviennent encore plus clairs et péremptoires. A l’engrenage qui broie les hommes qui courent après l’argent et le prestige, au rythme de l’accumulation et de la consommation, elles opposent leur ludisme. Dans une situation sociale et culturelle qui ne les satisfait pas, les femmes d’Antonioni ne peuvent qu’essayer d’agir plus à leur aise, au-delà des programmes et des schémas. Quand Vittoria va chercher pour la deuxième fois sa mère à la Bourse, l’excitation et la dégradation y sont à leur comble (le retour à la réalité urbaine ne pouvait être plus brusque) : un énorme krach vient de se produire, le vacarme est assourdissant, tout le monde vend. Insistant sur le contraste entre la panique des clients, la nervosité des agents (tous s’appellent, se cherchent et se consultent fébrilement par gestes) et l’indifférence olympienne des employés, le metteur en scène restitue avec une extraordinaire efficacité le climat de cette folle débâcle. La mère de Vittoria est effondrée sur un banc, le visage défait. « Elle a perdu une dizaine de millions, annonce Piero à Vittoria, mais si on pense aux centaines de milliards qui se sont perdus ce matin dans toute l’Italie… Regarde ce type, là-bas, par exemple. Le pauvre, il aura perdu cinquante millions. »

Laissant sa mère, Vittoria se met à suivre l’inconnu que lui a désigné Piero. Son comportement (il entre dans une pharmacie pour acheter des calmants ; puis, assis à la table d’un bar, il gribouille sur une feuille) ne laisse en rien affleurer le coup qu’il a reçu. Vittoria montre à Piero la feuille abandonnée par le pauvre diable (« Il a dessiné des fleurs »), mais le jeune agent ne saisit pas l’ironie de la situation. Piero est un hyperactif qui ne réfléchit jamais. Quand Vittoria le lui fait remarquer (même au bar il téléphone sans cesse à des clients), il s’en étonne : pourquoi être autrement ? Pour le moment, Vittoria est trop intriguée par le dynamisme du jeune homme et trop fascinée par sa beauté aristocratique pour s’étonner de cette réaction. Avec les filles non plus, Piero ne sait pas attendre. Cet après-midi-là, dans l’appartement de sa mère, pendant que Vittoria lui fait visiter sa chambre d’enfant, Piero essaie de l’embrasser ; il ne se rend pas compte que ce n’est pas le bon moment, car Vittoria est trop émue par les souvenirs (notamment les photos de famille sur la commode).

La seconde partie de L’Éclipse, après l’entrée en scène de Piero, est la chronique d’une attirance qui ne se transforme pas en amour, d’une attirance physique qui ne devient pas attirance spirituelle ; Vittoria est trop différente de Piero pour que puisse naître entre eux un sentiment profond. Au contact de cette jeune fille spontanée mais exigeante (Vittoria veut se comprendre elle-même et comprendre la vie avant d’agir), l’agent de change redécouvre un peu de la fraîcheur de sa jeunesse, ensevelie sous l’impitoyable agressivité de l’arriviste. « Vous avez vos engagements, moi, j’ai les miens. Débrouillez-vous ! » dit-il sans ménagement à la cliente qui, le lendemain du krach, vient le supplier de ne pas la ruiner. Il se libère avec beaucoup de cynisme de la jeune femme qui vient l’attendre devant son bureau le soir (il l’appelle « la bêtasse ») de façon à pouvoir se rendre chez Vittoria. Quand sa voiture, volée par un ivrogne, est repêchée dans le petit lac de l’EUR avec à son bord le cadavre de l’inconnu (une main pend à travers la portière), la première réaction de Piero scandalise Vittoria : « Elle a dû entrer lentement dans l’eau, il n’y a pas de bosses sur la carrosserie. » Se rendant compte de sa maladresse, il devient étrangement conciliant pour la première fois, surprenant ainsi Vittoria. Il oublie les dégâts causés à la carrosserie de sa voiture et trouve le temps de s’occuper de la jeune femme. Sur les boulevards à demi-déserts de l’EUR où ils se promènent tels deux adolescents inconscients qui feraient l’école buissonnière, Piero redécouvre le plaisir de ne rien faire et réapprend à rire et à plaisanter. Avant qu’ils se séparent (à un carrefour qui deviendra dès lors le lieu mythique de leurs rendez-vous ; dans la dernière séquence, ce décor abstrait sera le personnage principal), Vittoria se laisse effleurer par un baiser.

Au cours de la rencontre suivante – le choix de Piero d’amener Vittoria dans le somptueux appartement de ses parents, dans le centre-ville, est typiquement bourgeois – les deux jeunes gens deviennent plus libres. « Tu n’aimes pas la Bourse, n’est-ce pas ? » demande Piero à Vittoria. « Je n’ai pas encore compris si c’est un bureau, un marché ou un ring » répond-elle. « Il faut y venir souvent pour comprendre… Si on commence, après on se passionne ». La banalité de cette remarque surprend Vittoria : « Vous vous passionnez pour quoi ? » demande-telle, soucieuse. Piero reste muet. S’il acceptait de mettre en question sa passion pour la Bourse, ce monde frénétique où il nage comme un poisson dans l’eau, sa relation avec Vittoria et sa vie prendraient une autre direction. Mais le jeune agent de change n’est pas habitué à se poser de telles questions. Même s’il est moins négatif que d’autres personnages masculins d’Antonioni, il est en train de se dessécher : à quarante ans, il sera comme l’architecte de L’Avventura, comme l’écrivain de La Nuit, comme l’ingénieur du Désert Rouge. Plutôt que de discuter ou de jouer aux amoureux, comme le propose Vittoria (le baiser à travers la vitre), Piero a envie de faire l’amour. Il la serre contre lui avec une telle violence que la jeune fille, épouvantée, court se « barricader » dans une pièce au fond du couloir. C’est la chambre des parents de Piero, leurs portraits trônent sur un mur. Pour échapper à leurs regards scrutateurs, Vittoria s’approche de la fenêtre et regarde dehors. Une lumière ambigüe éclaire la place Campitelli à moitié déserte, la magnifique église baroque et les maisons entassées les unes sur les autres ; tout un monde immobile et fatigué, comme s’il attendait de mourir. Le reflet de lumière provenant du mur d’en face donne à la chambre un ton de profonde mélancolie. « Non, tu ne peux pas entrer », dit Vittoria, devinant la présence de Piero de l’autre côté de la porte. Elle le désire, mais elle est incapable de faire quelque chose pour le lui communiquer.

Quand elle retrouve le jeune homme devant elle – il est entré par une autre porte, sur la pointe des pieds – elle cède tout à coup et le laisse l’allonger sur le lit. Dans le plan suivant (le contraste est particulièrement heureux), Piero et Vittoria conversent, étendus dans l’herbe d’un pré ; une drôle de petite église dans le style du Nord domine le paysage sur la colline, offrant l’un de ces fonds métaphysiques dont Antonioni possède le secret. Lassé des réponses évasives de Vittoria à ses questions (« Alors, pourquoi on ne se marierait pas ? Tu crois qu’on s’entendrait tous les deux ? » - « Je ne sais pas »), Piero explose : « Mais pourquoi donc viens-tu avec moi ? Et ne me dis pas que tu ne le sais pas… » - « Je voudrais pouvoir ne pas t’aimer, ou mieux t’aimer », répond Vittoria après une pause. Piero la regarde fixement sans comprendre, lui qui, au dire d’Antonioni, est « un conservateur pragmatique, un réactionnaire sans le savoir ». Cet arriviste, esclave du mythe du rendement, ne peut comprendre les réticences, les doutes et la nature de Vittoria, qui vit dans son monde, différent de celui (fermé) de Piero. Si Vittoria décide de se séparer de lui, c’est parce qu’elle s’aperçoit que, en définitive, le jeune agent s’entend mieux avec sa mère qu’avec elle, et que pour lui l’amour compte moins que la Bourse. La séparation se fait sans traumatismes, en douceur. Sur le divan de l’agence boursière (c’est leur sixième et dernière rencontre), les deux jeunes gens s’amusent comme des enfants à refaire les poses de deux amoureux surpris dans un parc, à mimer la scène d’amour chez les parents de Piero. Comme par jeu, ils se donnent un rendez-vous hypothétique, « ce soir à huit heures, à l’endroit habituel ».

Au moment de partir, Vittoria devient soudain sérieuse. En l’embrassant, elle passe ses doigts sur les lèvres de Piero. Tandis qu’elle descend en courant les escaliers, étayés par de grosses poutres, elle regarde vers le haut, perdue dans ses pensées. Piero a refermé la porte. Après avoir remis à leur place les combinés des téléphones qu’il avait décrochés, il s’assoit à son bureau, appuie la tête contre le dossier et reste ainsi, les yeux fermés, un sourire imperceptible sur les lèvres. Au même moment, dans la rue, le même sourire se dessine sur le visage de Vittoria : heurtée par un passant, elle se retourne, son regard caresse les sommets des arbres du parc et s’arrête sur les fenêtres de l’agence, puis, presque résignée, elle s’en va et quitte définitivement la scène. Quand les sonneries des téléphones commencent à retentir, Piero, contrairement à son habitude, ne bouge pas (derrière lui, le vent fait tourbillonner les feuilles d’un calendrier accroché au mur), il ne se précipite pas pour répondre, il ne répète pas le rituel même s’il sait que ce silence va lui coûter des millions. Pour la première fois, sa passion pour l’action et pour les valeurs de la Bourse est mise en crise par sa passion pour quelqu’un. L’amour qu’il ressent pour Vittoria lui fait comprendre que quelque chose ne va pas, mais Piero ne se laisse pas mettre en question.


Puisque aucun des deux ne se rendra au rendez-vous ce soir-là, le metteur en scène filme le lieu de la rencontre manquée ; il suggère l’absence des personnes, l’éclipse des sentiments, par le biais de choses inanimées. Les plans de cette séquence elliptique sans précédent se succèdent à une cadence lyrique et musicale. Le carrefour est tel que l’ont laissé les deux amoureux : dans le bidon d’eau, à côté de la maison en construction, flottent encore la boîte d’allumettes de Piero et le morceau de bois que Vittoria y a fait tomber distraitement ; l’eau coule lentement vers une grille en emportant le terreau, une métaphore du temps qui s’écoule, de l’amour qui s’éteint. Les rares passants, des gens qui attendent et qui descendent de l’autobus, ressemblent à des ombres, à des masques tragiques : une jeune femme à l’expression très dure, un vieil homme (ridé comme l’asphalte de la rue) au visage décomposé en détails presque informes : le lobe de l’oreille, la mâchoire, un œil avec un lorgnon. Cette symphonie abstraite de fragments de réels, d’objets et de visages réduits à des objets, peut être interprétée de plusieurs façons : comme une allégorie du vide, de l’éclipse des valeurs spirituelles, du dessèchement de l’homme contemporain réduit à l’état d’objet ; la ville et la vie matérielle ont dévoré les personnes désormais incapables d’éprouver des sentiments. L’asphalte fendillé, le visage à facettes du vieil homme, les briques empilées de façon à évoquer la vision d’une métropole spectrale, le très gros plan (le dernier plan du film) d’un phare allumé qui envahit l’écran désormais sombre, les titres inquiétants d’un journal (« Course à l’atome », « La paix est fragile ») : ces images semblent également évoquer une idée de désintégration.


Le dernier plan contient un écho peut-être inconscient de l’image biblique du soleil qui devient noir (dans l’Apocalypse). Antonioni semble donner un avertissement : continuez à vous consacrer à l’argent et le monde disparaîtra, la réalité deviendra celle de l’éclipse, froide, muette, blafarde. On peut voir également dans le film un cri d’alarme contre la « réification » de l’homme moderne, une invitation à se révolter contre l’éclipse actuelle de l’homme. L’humanité est au croisement entre l’amour, compris comme adhésion totale aux données les plus vraies de la nature et de l’histoire, et la dissolution. L’absence de symbolisme et de moralisme rendent l’invitation et le cri d’alarme d’autant plus convaincants. Mais quelle qu’en soit l’interprétation, ce poème–documentaire fulgurant sur l’absence et l’obscurité qui conclut le film a le mérite de ramener l’attention du spectateur au milieu et au contexte économique qui conditionnent les rapports humains, non seulement le rapport sentimental entre homme et femme mais aussi le rapport entre les personnes et les aspects infinis de la réalité. L’importance primordiale du contexte, par rapport aux précédents films du cinéaste, est ainsi à souligner.

La critique a salué très favorablement cet élargissement de perspective : « L’aridité sentimentale est transposée dans une dimension plus vaste et mieux justifiée que dans les autres films. Le metteur en scène n’a jamais rien fait de plus puissant que les séquences de la Bourse, d’où rayonne une force motrice déterminante pour l’exploration des sentiments » (Ugo Casiraghi). « L’argent est l’élément aliénant qui s’insinue indirectement dans tous les rapports, y compris les rapports sexuels » (Moravia). La nouveauté formelle du film, peut-être le plus libre et le plus abstrait du cinéaste, a soulevé quelques perplexités. On a parlé de « formalisme satisfait », de « manque de structure » : « Le récit vole en éclats, dans un désordre de plans splendides et inutiles » (André S. Labarthe). De telles affirmations font sourire. Comme le remarquait Giambattista Cavallero, on doit parler d’« incohérence incohérente » : les douze à quatorze séquences du film construisent une architecture rationnelle et rigoureuse. Comme en poésie, les épisodes et les plans se succèdent en fonction d’analogies expressives plutôt qu’en fonction d’un enchaînement dramatique. Les événements, détachés en apparence seulement, composent les éléments d’une savante mosaïque, et le cinéaste parvient désormais à une raréfaction et à une essentialité extraordinaires. Le metteur en scène met en évidence la situation d’indétermination psychologique et morale des personnages, brisés en une série de forces extérieures qui les « font agir », à travers l’indétermination du montage : une scène suit l’autre sans aucune raison, le regard tombe sur un objet sans qu’une cause le détermine. Antonioni accepte dans la forme la situation d’aliénation dont il veut parler ; mais, en la rendant évidente à travers les structures de son discours, il la domine et le spectateur en devient conscient. Tomaso Chiaretti compare la liberté d’expression de L’Éclipse à celle de la sérénade de Schönberg, « où le bouleversement naît non seulement de l’usage d’une gamme plus étendue de signes, mais aussi de la conduite particulière du discours, apparemment illogique et extravagant, mais doté d’une cohérence impitoyable. On a déjà eu l’occasion pour La Nuit de suggérer qu’Antonioni serait le plus abstrait des metteurs en scène italiens. Maintenant l’adjectif critique revêt une plus grande précision. »

Quand il se préparait à tourner L’Éclipse, le cinéaste confiait à un journaliste : « C’est le film pour lequel je prendrai le plus de risques, après quoi soit j’aurai gagné le match pour longtemps, soit je serai définitivement anéanti comme auteur et comme cinéaste. » Devant cette œuvre magistrale, d’une poésie et d’une modernité absolues – et peut-être inégalables - on peut dire qu’Antonioni a fait plus que « gagner le match ». L’Éclipse est le monde tel que le voit et le ressent Antonioni. Le regard que Vittoria laisse errer sur les choses, animées et inanimées (Antonioni : « J’aime les objets, je les aime comme j’aime les femmes, je pense qu’on éprouve des sentiments envers eux, c’est encore un moyen pour s’accrocher à la vie »), son attitude face à la vie et à la nature sont ceux mêmes du metteur en scène. On n’est pas étonné de voir palpiter dans cette autobiographie spirituelle voilée une humanité d’autant plus profonde qu’elle est secrète. L’Éclipse, c’est Antonioni à l’état pur, comme pour Fellini. Nul hasard si ces deux œuvres exceptionnelles continuent à grandir avec le temps. On regrettera simplement que l’auteur n’ait pas pu tourner, selon son désir, un second film sur le même sujet, présenté du point de vue non plus de la femme mais de l’homme. 

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : tamasa

DATE DE SORTIE : 15 avril 2015

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Par Geoffrey Carter - le 8 avril 2015