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Critique de film
Le film

L'Aventure de Mme Muir

(The Ghost and Mrs. Muir)

L'histoire

Au début du siècle à Londres, Lucy Muir, jeune et belle veuve, quitte sa belle-famille pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa servante. Lucy loue un cottage qu’on dit hanté par le fantôme du capitaine Clegg. Il l’est en effet et ce dernier apparaît à Lucy qui, loin d’être terrorisée, lui voue au contraire une grande tendresse malgré son caractère frustre et bougon. La belle veuve ayant des ennuis d’argent, le fantôme propose de lui dicter ses mémoires de marin grâce auxquelles elle pourrait se renflouer. Mais chez l’éditeur à qui elle va proposer le manuscrit, elle rencontre Miles Farley, un écrivain gentleman avec qui elle pense se remarier, délaissant pour cela son fantôme. Comment va réagir ce dernier ? Tout cela n’était-il pas seulement un rêve ? Le final d’une somptueuse beauté viendra nous apporter la réponse...

Analyse et critique

N’y allons pas par quatre chemins et n’attendons pas la fin de cet article pour clamer haut et fort que ce film fantastique est un pur chef-d’œuvre, le premier d’une longue série pour Joseph L. Mankiewicz. Mais attention, le terme "fantastique" ne s’applique ici ni à la science-fiction ni à l’épouvante. Ce film fait partie de ce courant qu’on pourrait nommer "fantastique romantique" ou "comédie fantastique" qui a connu son apogée dans les années 40 en Europe comme à Hollywood, et qui a propulsé sur les écrans son lot de gentils fantômes et de morts en sursis. En ces périodes troublées et au milieu d’un monde chaotique, la mort au cinéma représente alors souvent un idéal inaccessible, Mme Muir, par exemple, attendant patiemment son dernier soupir pour espérer enfin retrouver son fantôme bien-aimé. Ce genre délicieux par excellence est composé d’œuvres comme Peter Ibbetson de Henry Hathaway, Le Ciel peut attendre d'Ernst Lubitsch, Le Portrait de Jennie de William Dieterle, La Vie est belle de Frank Capra ou, dans une veine plus humoristique, le délicieux Ma femme est une sorcière de René Clair. Une "mode" qui a traversé aussi l’Atlantique puisque Michael Powell et Emeric Pressburger tourneront le merveilleux Une question de vie et de mort et David Lean L’Esprit s’amuse en Angleterre, alors que Claude Autant-Lara réalisera en France Sylvie et le fantôme. L’exquise alchimie constituant la recette de ces œuvres s’est malheureusement évaporée, car hormis quelques réussites éparses, les grands succès du genre de ces dernières années ont gagné en mièvrerie ce qu’ils ont perdu en magie et en poésie, l’exemple le plus flagrant étant le médiocre et pourtant ultra bénéficiaire Ghost de Jerry Zucker. Mais au lieu de nous perdre en lamentations, revenons plutôt en arrière jusqu’au film qui nous préoccupe ici.

Mme Muir est une jeune veuve qui décide après la mort de son mari de s’extirper du carcan oppressant de sa belle-famille pour enfin aller vivre sa propre vie et ne plus subir celle des autres. Lassée de l'hypocrisie et du cynisme environnants, elle s’installe dans une maison isolée au bord de la mer. Elle est fascinée par le tableau représentant le portrait d’un capitaine, ex-propriétaire de ces lieux, accroché dans le salon. Comme Dana Andrews faisant apparaître Laura à force d’y penser très fort dans le film d’Otto Preminger, Lucy est, elle aussi, si puissamment attirée par ce visage qu’elle va finir par rencontrer le fantôme du capitaine ; une amitié assez forte va naître entre eux. En effet, tous deux sont séduits par la même chose, à savoir une vie aventureuse. Le fantôme l’a vécue et n’aura de cesse de la lui narrer mais Lucy, notre Emma Bovary anglaise, frustrée par une vie terne et monotone aux côtés d’une belle-famille étouffante et d’un mari qui devait être ennuyeux, a toujours fantasmé une vie romanesque. Quand le marin baroudeur, malgré son caractère frustre, irascible et ronchonneur, lui dit « Je suis ici parce que vous croyez en moi. Continuez à le croire et je serais toujours réel pour vous », comment la jeune femme rêveuse n’en serait-elle pas aussitôt tombée amoureuse ? Cependant, elle sera incapable de tout lui sacrifier quand, poussée par le fantôme lui-même, accablé de ne pas pouvoir lui offrir de plaisirs terrestres, elle se mettra à aimer un homme en chair et en os, écrivain de son état, qui lui fera miroiter monts et merveilles mais qui se révèlera en fait un véritable mufle, un monstre d’égoïsme et de cynisme. Quand elle se rendra compte de son erreur, il sera trop tard : le fantôme, réagissant aussi humainement que les êtres réels, à savoir avec jalousie et déception, s’en ira après avoir parlé à Lucy dans son sommeil en lui murmurant une bouleversante déclaration d’amour.

Encore une fois, nous pouvons raisonnablement nous poser la question de savoir s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité puisque le personnage de Gene Tierney est endormi lors de la dernière apparition du capitaine et que, à son réveil, tout est terminé. Et c’est la dernière partie du film qui commence, profondément mélancolique, au cours de laquelle nous voyons la sublime Gene Tierney vieillir sous nos yeux. Ses enfants et petits-enfants se marieront tous à leur tour, la laissant solitaire, errer sur les plages et les grèves balayées par les vagues, symbole du temps qui passe inlassablement. Mais le spectateur retrouvera le visage magnifique de l’actrice et du personnage lors d’un final éblouissant de beauté et d’émotion, porté par le somptueux thème d’amour de Bernard Herrmann. Encore une fois, comme dans tous les grands films romantiques, de Peter Ibbetson de Henry Hathaway à Brigadoon de Vincente Minnelli en passant par Le Réveil de la Sorcière Rouge d'Edward Ludwig, la force de l’amour sera telle qu’elle réunira les deux amants au-delà de la mort ou du temps. Comme le dit Patrick Brion, "le temps perd la valeur qu’il est habituel de lui accorder et le présent ne sert qu’à mériter l’avenir."

Présenté ainsi, nous pourrions raisonnablement penser que le film aurait pu tomber dans la mièvrerie ou dans un trop-plein de guimauve, mais nous vous avons annoncé dès le départ qu’il n’en était rien. Comme les plus beaux romans d’amour de la littérature, le style transfigure tout. Et ce film est un mélange harmonieux d’éléments tous portés à la perfection. Ayant commencé sa carrière de réalisateur l’année précédente avec Le Château du dragon, Joseph L. Mankiewicz manie déjà la caméra avec une fluidité et une élégance qui ne le quitteront jamais plus. Le travail sur le montage, d'une fluidité impressionnante, est lui aussi transparent et irréprochable. La photographie de Charles Lang est d’une belle sensualité, et avec l’aide des autres techniciens de la Fox restitue à merveille l’Angleterre de l’époque du Roi Edouard et les paysages champêtres et marins des superbes côtes anglaises. Et que dire du score de Bernard Herrmann, peut-être le plus beau qu’il ait composé avant celui de Vertigo, si ce n’est qu’il est éblouissant ? Sa musique fait beaucoup pour ajouter à l’émotion que nous éprouvons à de nombreuses reprises. A signaler aussi que l’un des thèmes de cette bande originale fait fortement penser à celui, très célèbre, qui ponctuera Vertigo justement qui pourrait d’ailleurs en être une variation.

Troisième film du réalisateur pour la 20th Century Fox, auparavant scénariste très justement réputé, auteur de scripts extraordinaires comme ceux de Fury de Fritz Lang, Indiscrétions de George Cukor et surtout Trois camarades de Frank Borzage, Mankiewicz n’a bizarrement pas écrit le scénario de L'Aventure de Mme Muir. Il a juste contribué à peaufiner le personnage interprété par George Sanders en lui écrivant certaines lignes de dialogues. C’est Philip Dunne, auteur de la magnifique adaptation de Qu’elle était verte ma vallée que réalisera John Ford et de quelques péplums plus intelligents que la moyenne tels David et Bethsabée de Henry King ou L’Egyptien de Michael Curtiz, qui écrira cette histoire d’une qualité poétique extraordinaire, à la fois drôle et émouvante, romantique et mystérieuse, mais aussi intelligente et désillusionnée puisque l’amour véritable ne peut s’accomplir pleinement que dans l’au-delà. A la fois comédie brillante et spirituelle, surtout dans sa première partie, le film se transforme en fine méditation sur la supériorité mélancolique du rêve sur la réalité et nous nous retrouvons devant une seconde partie tout simplement déchirante et poignante. Tous les sentiments défilent sous nos yeux émerveillés et embués d’émotion devant ce mélange d’onirisme, de charme, de séduction, sans oublier la tendre ironie habituelle de Mankiewicz qui est un des éléments qui constituera en quelque sorte sa "marque de fabrique" pour les films à venir.

Nous ne pourrions achever ce texte sans parler de ce trio d’acteurs extraordinaire. George Sanders, dans le rôle de l’écrivain séducteur mais cynique, se montre très à son aise puisqu’il a très souvent joué ce genre de personnages fort peu recommandables. Dans la peau, ou plutôt "l’enveloppe charnelle" du fantôme, nous trouvons le superbe acteur Rex Harrison qui ne sera jamais aussi bon que chez Mankiewicz puisque son autre interprétation la plus mémorable est sans doute son personnage de Jules César dans Cléopâtre. Il excelle dans ce personnage au langage peu châtié, râleur invétéré, romantique et même cultivé puisqu’il ira jusqu’à citer des poèmes de Keats. Quant à Mme Muir, inutile de s’appesantir sur l’une des actrices les plus adulées des cinéphiles du monde entier, la sublime Gene Tierney qui trouve peut-être ici son plus beau rôle. La voir dans la scène finale, ayant retrouvé son apparence de jeune femme radieuse, s’éloigner main dans la main avec son capitaine est un des moments les plus "tendrement forts" de l’histoire du cinéma. Et Mankiewicz commence ici, avec le personnage de Lucy, le début d’un catalogue impressionnant de rôles féminins sur mesure avant, entres autres, ceux d'Eve Harrington, Maria Vargas ou Cléopâtre. Notons aussi le tout petit rôle de la future Maria de West Side Story de Robert Wise, Natalie Wood. Nous laisserons le mot de la fin à Jacques Lourcelles qui écrit ceci dans son dictionnaire du cinéma : "Alliage rare, presque unique, entre l’expression d’une intelligence déliée et caustique et un goût romantique de la rêverie s’attardant sur les déceptions, les désillusions de l’existence."

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : SWASHBUCKLER FILMS
DATE DE SORTIE : 22 OCTOBRE 2014

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Par Erick Maurel - le 18 mars 2003