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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Audience

(L'Udienza)

L'histoire

Amedeo (Enzo Jannacci) se rend au Vatican pour s'entretenir avec le pape Paul VI. Mais les consignes données au groupe de visiteurs sont claires : on écoute le Saint-Père et si d'aventure il pose une question, on répond humblement « Oui Saint-Père » ou « Non, Saint-Père », rien de plus. Amedeo s'en inquiète auprès d'un cardinal méfiant qui lui explique qu'il lui faut dans ce cas obtenir une audience privée. Il l'entraîne à sa suite dans les coulisses du Vatican et le remet aux mains de la sécurité. Déshabillé, ses affaires fouillées, Amedeo est interrogé sans ménagement par le chef de la police, Auraliano Diaz (Ugo Tognazzi), qui cherche à comprendre les motivations du "provocateur". Mais les choses semblent s'arranger lorsque Diaz découvre que le jeune homme est officier. Il le relâche en lui assurant qu'un homme de bonne foi ne peut qu'obtenir satisfaction.

Amedeo revient le lendemain mais sa carte d'officier ne lui ouvre aucune porte, et pendant deux mois et demi il se retrouve baladé par la bureaucratie du Vatican. Un jour qu'il erre dans la partie publique du Saint-Siège, Diaz l'accoste et lui annonce qu'il a décidé de l'aider. Il lui donne le téléphone d'Aiche (Claudia Cardinale), lui expliquant que les voies tortueuses sont parfois les plus efficaces. Aiche est en fait chargée par Diaz de découvrir ce qu'Amedeo veut réellement et s'il représente un danger pour la sécurité du Saint-Père. Mais, touchée par le jeune homme, elle lui fait rencontrer le prince Donati (Vittorio Gassman), qui l'introduit auprès de Monseigneur Amerin (Michel Piccoli), qui le met en contact avec des prêtres hollandais réformateurs... Aiche et Amedeo redoublent d'efforts mais rien n'y fait, le Pape demeure inaccessible...

Analyse et critique

Le scénario de L'Audience est signé par Marco Ferreri et son complice et ami Rafael Azcona. Compagnon de route de Berlanga (Placido, Le Bourreau), le scénariste espagnol est en effet aussi celui de Ferreri, les deux hommes écrivant une quinzaine de films ensemble entre L'Appartement (El Pisito) en 1959 à Y'a bon les Blancs en 1988. Ils se rencontrent en 1956 alors que Ferreri vient de s'installer à Madrid pour vendre des objectifs Totalscope. Ils s'entendent tout de suite à merveille et décident d'adapter un roman d'Azcona, El Pisito, qui devient le deuxième long métrage du cinéaste. Ils travaillent ensemble de 1960 (El Cochecito) à 1967 (Le Harem), signant cinq longs métrages et participant à deux films à sketchs (Countersex et Aujourd'hui, demain et après-demain). En 1968, Ferreri travaille avec Cesare Zavattini pour Dillinger est mort (où il rencontre Michel Piccoli qui devient un autre ami proche et un fidèle parmi les fidèles), une œuvre de rupture qui ouvre son cinéma sur de nouveaux horizons. Azcona et Ferreri vont mettre quelques années à retravailler ensemble, et L'Audience sera le film des retrouvailles.

Les deux hommes ont souvent discuté de leur envie d'adapter Le Château de Franz Kafka. Un jour, Ferreri contacte Azcona pour lui dire qu'il a enfin trouvé le lieu rêvé pour le film : une station thermale dans les environs de Barcelone. Ils s'y installent comme pensionnaires pendant deux semaines, écrivant au milieu des malades un scénario qui les emballe complètement. Mais l'ayant droit du roman demande une somme si colossale qu'ils se voient contraints d'abandonner le projet. Quelques années plus tard, il réutilisent une partie de leur travail pour écrire L'Audience, le château inaccessible devenant la basilique Saint-Pierre et K un jeune Italien du Nord, Amedeo, qui entend coûte que coûte y pénétrer. Contrairement à ce que peut laisser penser le pitch, Ferreri et Azcona ne font pas dans l'exagération et la farce. S'il y a un fond d'absurdité dans cette histoire, ils restent dans un mode très réaliste. On est ainsi très loin de Kafka, dont les auteurs conservent uniquement l'aspect métaphorique du Château et un certain goût pour l'humour noir.


Ferreri et Azcona n'essayent cependant pas de cacher leur source d'inspiration. « C'est kafkaïen » lance même Amedeo dès le début du film. Mais s'il est évident que la structure de L'Audience vient du Château, le film se détache rapidement de son modèle pour nous emmener ailleurs, les deux auteurs s'amusant même des attentes du spectateur. Ainsi Kafka est associé dans l'imaginaire populaire à la bureaucratie, mais Ferreri et Azcona ne montrent pas Amedeo se perdant dans ses dédales et l'on ne découvre qu'au détour d'une simple discussion qu'il a en fait passé deux mois et demi à être baladé de bureau en bureau au Vatican, la bureaucratie kafkaïenne étant ainsi reléguée hors champ.


Le film ne cesse de jouer sur de telles ellipses. On comprend ainsi que plusieurs mois se sont passés depuis la rencontre d'Amedeo et Aiche simplement à la longueur des cheveux de cette dernière ; et lorsque plus tard elle lui annonce être enceinte, après quelques minutes de film l'enfant est déjà là. Le temps passe à une vitesse folle et l'on ne parvient à le mesurer qu'à l'accumulation de ces carnets dans lesquels Amedeo note tous les détails de sa quête. Ces ellipses font que l'on reste à la hauteur d'Amedeo, et l'on ne saisit pas tout de suite la portée de son obsession car on ne le voit pas s'acharner jusqu'à l'épuisement. Au contraire des autres personnages du film, on ne le considère pas comme fou car on ne voit de sa quête que quelques bribes. Les ellipses nous empêchent un temps de comprendre que celle-ci s'étale sur des mois, voire des années, et la mise hors champ de la majeure partie de ses démarches auprès des autorités papales ne nous permet pas de saisir un quotidien passé à se heurter à un mur infranchissable, comme un insecte se cognant encore et encore à une vitre.

Amadeo est-il fou ou a-t-il effectivement un message de la plus haute importance à délivrer au pape ? Le film ne lève pas le doute et jamais on ne découvrira son secret. Il le chuchote seulement à un théologien (interprété par Alain Cuny) qui va pleurer après l'avoir entendu. Ferreri et Azcona nous laissent ainsi le loisir d'imaginer qu'il doit rapporter un message de Dieu mais que, reprenant une blague bien connue, si Jésus Christ revenait de nos jours il ne parviendrait pas à obtenir une audience auprès du pape...

L'Espagne et l'Italie sont deux pays marqués par le poids de l'Église catholique et pourtant la dimension religieuse est presque totalement absente des films de Ferreri. Mais si L'Audience est un cas à part - le film se heurtant de front à la question du pouvoir religieux - il rejoint l'un des grands thèmes du cinéma de Ferreri, à savoir les multiples façons dont la société emprisonne l'homme et les tentatives de ce dernier pour se libérer de ses chaînes. « En Italie, la présence de l’Église, la présence du baptême pèse sur chaque individu, qu'il soit communiste ou socialiste ou de quelques tendances que ce soit. L’Église catholique apostolique et romaine est profondément enracinée dans la société » : Ferreri ne se place aucunement sur le plan spirituel ou philosophique, il s'intéresse à la religion en tant que composante d'une société coercitive.

Le film raconte ainsi comment la foi sert à faire taire le peuple - la scène d'ouverture où sont données les consignes aux visiteurs venus voir le Pape étant à ce titre particulièrement évocatrice. Obéir sans poser de questions et rester dans le rang : c'est ce que recherche aussi un gouvernement italien ébranlé par un vent de révolte. On est alors au bord du coup d’État et Ferreri et Azcona intègrent dans le film des éléments d'actualité, ce qui fait là encore différer L'Audience du reste de l’œuvre Ferreri qui tend à se déconnecter du monde contemporain. Lorsque l'on quitte l'enceinte du Vatican pour gagner les rues de Rome, une voiture brûlée ou encore la présence de militaires témoignent ainsi des troubles qui agitent la société italienne. Le personnage du prince Donati paradant en tenue militaire dans son parc transformé en camp d'entraînement évoque ces milices fascistes qui oeuvrent dans l'ombre pour fournir de la matière à un gouvernement de droite qui pointe délibérement les mouvements gauchistes comme étant responsables des attentats et de la terreur dans laquelle est plongée l'Italie. Quant à l'atmosphère de paranoïa qui règne au Vatican, elle fait référence à la tentative d'assassinat de Paul VI en 1970. Ces allusions restent discrètes mais confèrent au film une dimension réaliste et contemporaine qui vient enrichir la portée métaphorique du récit.


Ferreri et Azcona mettent en scène une poignée de personnages dont les véritables desseins restent impénétrables : un prince militaro-fasciste (Vittorio Gassman), un policier proche des milieux du renseignement (Ugo Tognazzi), un évêque qui louvoie entre les différentes factions catholiques (Michel Piccoli). Ce trio évoque comment les pouvoirs politiques, militaires et religieux marchent main dans la main pour conserver leur emprise sur le peuple. « C’est un film sur le pouvoir oppressif de l’Église, sur sa bureaucratie, sur la peur qu’a celle-ci de voir les gens comprendre que la religion couvre le vide » (Le Monde, 12 janvier 73) : dans cette déclaration de Ferreri, on pourrait changer sans peine les termes Église et Religion par République et Politique. La vision de la place Saint-Pierre couverte par la foule venue entrapercevoir le Saint-Père est effrayante car elle montre à quel point un peuple tout entier peut se soumettre à un dogme, aussi absurde soit-il. Humilité, obéissance sont des mots qui reviennent constamment pour convaincre Amedeo d'arrêter sa quête absurde. Des mots simples constamment ressassés afin de maintenir le bon catholique dans le droit chemin et ainsi assurer la pérennité d'un système qui se veut à l'abri des soubresauts de l'histoire et de l'évolution du monde.


Par sa simple opiniâtreté, Amedeo remet en cause des règles que l’Église veut gravées dans le marbre et il devient malgré lui un enjeu entre réformateurs et conservateurs du système. Il se retrouve un temps enfermé dans un couvent où sont cloîtrés moines et prêtres ayant des discours politiques ou contestataires non conformes au dogme. C'est là qu'Amedeo se lie d'amitié avec un ancien prêtre devenu réparateur de bicyclettes et qui fabrique des dioramas dont un, magnifique, s'intitulant « L’Église catholique détruite par la Foi ». Et ce n'est certainement pas un hasard si l'acteur interprétant cet homme mis à l'écart de l'autorité cléricale est un sosie presque parfait du pape réformateur Jean XXIII. Celui-là même dont Amadeo aime écouter les discours lorsqu'il perd espoir.


 

Le système met à l'écart ou expulse ses éléments perturbants et cette image que renvoie l’Église d'une religion où différents courants s'affrontent a tout d'un leurre. Conservateurs et progressistes n'existent pas, ce sont des images envoyées au peuple afin de lui faire croire que l’Église sait évoluer et est ouverte à la discussion. Ferreri et Azcona montrent que tous ces supposés ennemis dans la controverse sont en réalité des alliés et que l’Église catholique est un bloc uni par la volonté de s'imposer et de durer. Ainsi, tous les représentants de l’Église qu'Amedeo est amené à croiser sont autant de gardiens interchangeables du dogme. C'est à ce constat que nous amène L'Audience qui, en utilisant la matrice de Kafka, évoque la société italienne des années 70 et, plus largement, la façon dont les puissants, toujours, se serrent les coudes pour étouffer toute velléité de changement et d'émancipation du peuple et ainsi conserver leur pouvoir. Amedeo en ferra les frais, tout comme Aiche, le seul autre personnage que le film sauve. Un personnage complexe, riche et touchant, merveilleusement interprété par une Claudia Cardinale qui aura rarement été aussi belle et qui nous offre les quelques rares respirations du film. Car pour le reste, L'Audience se révèle être une fable noire et étouffante dont seule la très belle conclusion apporte un brin d'espoir.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : tamasa distribution

DATE DE SORTIE : 23 septembre 2015

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 23 septembre 2015