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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Au-delà

(...E tu vivrai nel terrore! L'aldilà)

L'histoire

1927. Tandis que dans la chambre n°36 d'un hôtel de Louisiane le peintre Schweik s'active sur une grande toile représentant l'Enfer, une troupe d'hommes avance au milieu du brouillard. Ils pénètrent dans la demeure et s'emparent de l'artiste, le massacrant à coups de chaînes puis l'emmenant dans le sous-sol pour le crucifier avant de couvrir son corps agonisant de chaux vive. 1981. Liza Merril (Catriona MacColl) prend possession de l'hôtel où s'est déroulé cet horrible lynchage. Alors que les travaux de rénovation ne font que commencer, un ouvrier effrayé par l'apparition soudaine d'un visage féminin aux yeux aveugles fait une chute depuis son échafaudage. Dépêché sur place, le docteur John McCabe (Daniel Warbeck) emporte le blessé. Il sera très vite de retour pour ramener le corps déchiqueté de Joe, un plombier venu réparer les conduites d'eau du sous-sol et qui a découvert un passage menant à la crypte où Schweik a été crucifié...

Analyse et critique


Après L'Enfer des zombies et Frayeurs, Lucio Fulci poursuit son cycle des enfers avec cet Au-delà qui peut être considéré comme son chef-d’œuvre, ou du moins son film le plus marquant, sombre et nihiliste. Le film est un petit budget (400 000 dollars), tourné en Louisiane et pour lequel le cinéaste retrouve des collaborateurs avec qui il a déjà l'habitude de travailler : le producteur Fabrizio de Angelis, Giannetto de Rossi et Maurizio Trani au maquillage, Massimo Lentini aux costumes, les acteurs Catriona MacColl et David Warbeck... Une équipe qui sait comment se déroule un tournage avec Fulci et surtout comment gérer le caractère parfois emporté du cinéaste. Lors de la post-production, Fulci retrouvera le musicien Fabio Frizzi (qui signe pour l'occasion l'une de ses plus admirables B.O.) et le monteur Vincenzo Tomasi, et ce travail en famille permettra au film de se faire très facilement, dans le temps et le budget impartis.


Mis en confiance, Fulci invite ses acteurs et collaborateurs artistiques à imaginer avec lui les séquences du film au fur et à mesure du tournage. Il faut dire que le scénario de Dardano Sacchetti (autre collaborateur habituel) est des plus minces et n'est qu'une base sur laquelle vont broder Fulci et ses camarades. Ils laissent libre cours à leur imagination sur le plateau, trouvant des idées au fur et à mesure tout comme les solutions techniques permettant à celles-ci de prendre vie. Fulci s'est souvent décrit comme un artisan et c'est vraiment de la matière concrète du plateau qu'il fait naître ses films. C'est pourquoi il peut sans crainte s'embarquer dans un tournage malgré un scénario squelettique et sans grand intérêt, comme celui en question ici qui est imaginé pour surfer sur les succès respectifs d'Amityville, des films de zombies de Romero et même de Shining. Fulci, habitué aux films de commande, s'en accommode très bien, son principe étant de ne guère s'attacher au récit et de tout placer dans ses images et ses visions.


L'Au-delà est le plus bel exemple de cette méthode, Fulci se lançant dans le tournage avec la seule envie de faire un film à la « Antonin Artaud », avec l'idée de trouver les images capables de transformer un scénario de série Z en parabole sur l'horreur de nos vies. Il fait fi de l'histoire, confiant dans sa capacité à projeter ses questionnements intimes et torturés sur l'écran par le biais de sensations, de visions, et de les faire partager à son public. La force de L'Au-delà ne tient pas du hasard mais bien d'un processus pleinement conscient de la part du réalisateur qui s'en expliquait dans L’Écran fantastique de janvier 1982 : « Pour moi, c’est un film artaudien absolu. J’ai personnellement connu Antonin Artaud, il m’a regardé avec ses yeux fous, il y a trente ans. Mon idée était de faire un film absolu, avec toutes les horreurs de ce monde. C’est un film sans intrigue : une maison, des hommes et des morts qui viennent de l’Au-delà. Il n’y a pas de logique à chercher dans ce film qui n’est qu’une suite d’images. » Dans ce même entretien, Alain Schlockoff citait Artaud : « Il n’y a pas de cruauté sans conscience appliquée, c’est la conscience qui donne à tout acte de vie sa couleur de sang, la nuance cruelle, étant entendu que la vie, c’est toujours la mort de quelqu’un... » Et Fulci de préciser que son œuvre est effectivement portée par cette idée que l'horreur ne prend vraiment toute son ampleur que lorsque l'on en prend conscience, et que c'est ce qui explique les scènes visuellement insupportables de ses films.


Après L'Enfer des zombies et Frayeurs, Fulci perfectionne encore son art de l'horreur chirurgicale. Entre autres effets gore : le visage du peintre qui fond sous la chaux, celui d'une femme dissous par l'acide, une main qui déchire un visage et fait sortir un œil de son orbite ou encore une femme dévorée vivante par un berger allemand. Sans oublier le clou du spectacle : un homme à la colonne vertébrale brisée et qui ne peut effectuer le moindre mouvement tandis qu'une myriade de mygales lui arrachent les chairs, les yeux et la langue... C'est avec encore plus de détails macabres et sanglants que Fulci filme ces scènes de mises à mort. Il s'approche au plus près des corps en souffrance, décrivant par le menu chaque morceau de chair torturée. Fasciné par ce qu'il filme, Fulci nous fascine en retour, son application à filmer la mort à l'ouvrage bouleversant la perception que l'on a de notre propre corps. En réduisant l'enveloppe charnelle à une matière qui peut être dissoute, triturée, déchirée, il met à mal ce mur mental qui nous sépare de notre propre finitude, instillant chez le spectateur un trouble profond qui va bien au-delà de l'habituel usage grand-guignolesque du gore. Il est souvent difficile de garder les yeux fixés sur l'écran tant le film touche à l'insoutenable, mais Fulci connaît la fascination que ce genre de scènes provoque chez le spectateur et joue sur cette envie de voir qui l'empêche de détourner le regard. Il n'est pas anodin d'ailleurs que les yeux soient une cible privilégiée : arrachés à la main, dévorés par une araignée, éjectés par un clou ou encore fondus à l'acide, leur perte signifie la mort. Et il y a les regards aveugles d'Emily et d'une petite fille, deux figures qui se situent au seuil de l'Au-delà. Fulci semble nous dire que ceux qui n'osent pas, ne peuvent pas regarder l'horreur en face ne vivent pas vraiment. La souffrance, la maladie, la mort, le pourrissement font partie de l'existence et ne pas le voir, c'est vivre dans une illusion. Si l'on est incapable de supporter la vision du mal et de la souffrance, d'en être conscient et de l'accepter, on s'enferme dans un monde sans images. Ce monde sans images dans lequel se perdront les personnages à la fin du film, bien plus terrible et angoissant que toutes les horreurs qui l'auront précédé.


L'Au-delà est un film qui repose tout entier sur des images marquantes. Ces visions, qui pour la plupart sont purement horrifiques, peuvent aussi être d'une étrange et simple poésie, comme Emily et son berger allemand attendant au milieu d'une route perdue traversant un bras de mer, ou encore cet hôtel perdu dans la nuit dont les chambres s'allument une à une et font apparaître des occupants fantômes. Fulci ne travaille pas son intrigue, l'articulation du récit, les dialogues, la psychologie des personnages tout comme il ne se soucie guère de cohérence scénaristique : tout ce qui l'intéresse, ce sont les sensations, les ambiances, la recherche de ces images qui vont venir imprimer la rétine du spectateur. De fait, certaines séquences sombrent dans le ridicule : John qui comprend qu'il doit tirer dans la tête des zombies pour les arrêter et qui continue à vider son chargeur au hasard dans la bidoche, la femme du plombier Joe qui débarque à la morgue la bouche en fleur pour s'occuper du corps de son mari... mais on passe sans peine sur ces aberrations tant le film parvient à conserver son atmosphère pesante et tragique malgré tous ses passages mal ou pas écrits. L'Au-delà avance ainsi comme un cauchemar sans fin, les personnages agissant à la manière de somnambules. C'est un peu aussi notre état de spectateur, aspirés que nous sommes par cette profusion d'images fascinantes et terrifiantes.


Comme Frayeurs et L'Enfer des zombies, le film se déroule à l'épicentre de la contamination du monde tel qu'on le connaît par des puissances inconnues, par des forces du mal. Fulci précise les choses en expliquant qu'il existe sept portes menant à l'Enfer et que l'hôtel dont Liza hérite est situé sur l'une d'elles. L'enfer dont les portes s'ouvrent par le biais d'un livre, une anti-bible, L'Eibon, un ouvrage imaginé par l'écrivain Clark Ashton Smith dans les années 30 et qui n'est pas sans faire penser au célèbre Necronomicon de Lovecraft. Mais cette approche très concrète de l'Enfer - où il se situe, comment on y accède - et de ses émanations - zombies, apparitions fantomatiques, mises à mort horrifiques - se double de quelque chose de plus abstrait qui permet au film au-delà du dégoût physique qu'il inspire de jouer sur quelque chose de plus sourd et inquiétant.


L'Enfer n'est au départ qu'une représentation par le peintre Schweik, une vue de l'esprit. Or ce simple tableau conduit l'artiste à être puni de mort, comme si en couchant l'Enfer sur la toile il lui permettait d'exister. On peut voir dans son lynchage par la populace une dénonciation du fascisme, de cette peur de l'autre et de l'inconnu qui transforme si facilement les hommes en meute avide de sang. On pense à la sorcière battue à mort dans La Longue nuit de l'exorcisme ou encore au simplet accusé à tort et assassiné horriblement à la perceuse dans Frayeurs : d'évidence, cette image du lynchage hante Fulci qui tout au long de son œuvre prend le parti des marginaux qui sont souvent dans ses films les boucs émissaires d'une société prête à sombrer dans la violence pour conjurer ses peurs.


Schweik crie à ses bourreaux qu'il est le seul à même de pouvoir empêcher l'ouverture de la porte des enfers. Ce qu'il exprime par là, c'est qu'en représentant l'horreur, le mal, la mort, la souffrance, l'art permet de contenir les démons. Des démons tout intérieurs qui naissent de notre peur de la mort et de l'inconnu. Fulci se dit chrétien mais sa croyance la plus profonde se trouve dans la capacité de l'art à protéger le monde en explorant les zones les plus sombres, les plus terrifiantes de nos existences. Éclairer ces zones d'ombres, les représenter, c'est les apprivoiser et apprendre à vivre avec. Mais le prix à payer pour l'artiste est souvent lourd : la folie, l'incompréhension, la mise au ban, la mise à mort.


Le peintre ayant été assassiné, c'est Fulci cinéaste qui prend sa relève et se charge de coucher l'Enfer sur pellicule. L'Enfer est ici moins une représentation issue du catholicisme que le symbole de la souffrance qui habite chaque homme sur Terre. Fulci aime expliquer qu'il n'arrive pas à s'imaginer le Paradis, mais que l'Enfer il en est capable car il le côtoie déjà chaque jour. Fulci met ainsi en scène l'Au-delà comme une représentation du mal-être qui hante tout un chacun, de la peur de souffrir, de subir le mal ou de le faire, de voir ses proches disparaître, d'être seul, abandonné. Ce qui effraye le plus dans le film, ce ne sont pas les démons, les morts qui marchent mais la présence du vide, la sensation d'être sur les rives de cette « mer des ténèbres » qu'évoque l'Eidon. Les vingt hallucinantes dernières minutes préfigurent Silent Hill : une ville déserte plongée dans la brume, les couloirs d'un hôpital envahi par des zombies, une fillette qui tente de les fuir, la géographie changeante des lieux... Le film décolle alors complètement et un trouble profond nous envahit au fur et mesure que Liza et John avancent dans ce monde nouveau, inconnu et inquiétant. Jusqu'à se retrouver dans le tableau de Schweik, un monde en deux dimensions, sans vent, sans lumière ni ombre, sans bruit. La même image qui se répète où que l'on porte le regard. Une vision du vide et de l'oubli qui dépasse en trouble toutes les horreurs vécues auparavant et sur laquelle Fulci nous abandonne.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 18 septembre 2018