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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Arnaqueur

(The Hustler)

L'histoire

Eddie Felson, joueur de billard surdoué, vit de petites escroqueries orchestrées par son manager et complice Charlie Burns. En quête de gloire, il défie le maître incontesté du jeu, « Minnesota Fats », invaincu depuis une quinzaine d'années. La légende est un élégant pachyderme, véritable virtuose du billard. Mais « Fast » Eddie (Eddie « la flèche » en VF) réalise la démonstration de sa supériorité. Incapable, cependant, de se maîtriser, s'alcoolisant au bout d'une série de parties - durant plus de 24 heures - il perd les 18 000 dollars qu'il venait d'empocher face à un adversaire qui, lui, a gardé contrôle et fraîcheur. Humilié, au petit matin, il se réfugie dans un bar où il fait la connaissance d'une petite alcoolique, boiteuse et amère, la sensible Sarah Packard. Rapidement ils vivent en couple, sans rien connaître de leurs histoires respectives... Eddie veut bientôt prendre sa revanche.

Analyse et critique

« Fast » Eddie ou les ambiguïtés

Je confesse faire partie de cette génération de cinéphiles de province qui a découvert ses classiques, pour l'essentiel, à travers la petite lucarne. Et si j'en crois les archives de l'émission La Dernière Séance, j'ai vu pour la première fois L'Arnaqueur en deuxième partie de soirée (donc ouf ! en VO), le jeudi 6 septembre 1990. J'avais donc 13 ans (et demi !) et avais été suffisamment impressionné pour avoir l'intuition que cette nuit était une date dans mon parcours de cinéphile. Rien de plus facile que de vouloir s'identifier à Paul Newman, à sa beauté insolente, et de pénétrer l'univers des salles de billard américaines, ces fameuses Eight ball / pool-rooms. La photographie léchée signée Eugen Schüfftan (oscarisé pour ce film), la virtuosité des séquences de jeu, de l'effet « rétro » surtout, donnaient un charme à L'Arnaqueur qui agit encore 26 ans après. Le cachet du film emportait mon adhésion alors que je n'étais pas en mesure de lire toutes les nuances de ce film retors. J'avais connu une pointe de déception, je l'avoue, car la revanche d'Eddie tardait alors que j'espérais toujours plus de billard et moins de « blablabla ».


Jacques Lourcelles dans Les Films, le très fameux opus de son Dictionnaire du cinéma édité en 1992 aux éditions Robert Laffont, considérait alors le thème de la réussite comme essentiellement américain. Lourcelles, né en 1940, n'avait sans doute pas deviné, en 1992, que la nouvelle génération qui venait de découvrir ce film à la télévision était, sur ce point, entièrement américanisée puisque le syndrome de la réussite était devenu tout aussi pathologique sur le vieux continent. Même si la réussite personnelle est, en Europe, plus valorisée que la réussite professionnelle, nous n'en sommes pas moins dans une ère de la performance. Heureusement, comme nous restons pour l'essentiel des gens médiocres, réussite et talent ne vont pas automatiquement de pair. Pourquoi, d'ailleurs, les plus talentueux qui ne sont pas responsables des dons qu'ils reçoivent seraient-ils les plus avantagés ? Eddie Felson est l'exemple d'un surdoué « loser » au point que, pour voiler sa déception à voir son talent gâché, il aime à se trouver des excuses. « Mais comment vais-je saboter ma victoire ? », semble-t-il se dire à lui-même. « Fast » Eddie, malgré son arrogance, sa virtuosité, sa supériorité, n'ayons pas peur des mots (il méprise parfois les moins doués que lui), est incapable de devenir un gagnant parce qu'il ignore qu'il doit vaincre. Lui, veut bien jouer.

L'Arnaqueur est l'adaptation d'un livre de Walter Tevis, auteur de roman noir et de science-fiction qui, après la guerre dans le Pacifique, passa un diplôme à la Model High School avant d'entrer à l'Université du Kentucky. Alors qu'il était étudiant, Tevis travaillait dans une salle de billard. Il publia une histoire sur l'univers de ces salles, écrite pour le cours d'écriture de A.B. Guthrie Jr, l'auteur de La Captive aux yeux clairs et de L'Homme des vallées perdues. Tevis n'écrira que sept romans, dont L'Homme tombé du ciel, adapté par Nicolas Roeg en 1976 sous le titre français L'Homme qui venait d'ailleurs. La carrière d'écrivain de Tevis connaîtra une longue éclipse à cause d'un problème chronique d'alcoolisme, une trajectoire qui peut évoquer celle de son anti-héros, Eddie Felson. Il gagna sa vie comme professeur de littérature. De l'avis général, son chef-d’œuvre est L'Oiseau d'Amérique, qui lui valut d'être nommé pour le prix Nebula du Meilleur Roman en 1980. Son diptyque consacré au billard, L'Arnaqueur et La Couleur de l'argent, lui valent encore aujourd'hui la célébrité. Ces deux romans viennent à la suite de deux autres nouvelles ayant pour cadre l'univers du billard. Le personnage de « Fast » Eddie est inspiré du joueur de billard « Fast » Eddie Parker, alors que celui de « Minnesota Fats » joué par Jackie Gleason est basé sur le légendaire Rudolph Wanderone, appelé « New York Fats ». « Fast » et « Fats » : le rapide, l'aérien, contre le pachydermique, le lourd, le terrien. L'opposition trouvera son incarnation idéale en Paul Newman qui, même la gueule cassée, a encore un charme intact, et en Jackie Gleason, un acteur réputé comique qui livre là, en une petite demi-heure, son rôle le plus emblématique (j'ai longtemps cru qu'il était réellement « Minnesota Fats »).


Pour la petite histoire, le film présente plusieurs jeux de billard : le billard américain et ses variantes, la 8 et la 9 (avec les boules positionnées en losange). Les joueurs doivent désigner la poche à chaque coup. Lorsque Eddie Felson défie le richissime et décadent James Findlay - qui inspira peut-être à Michel Houellebecq sa manière de tenir une cigarette entre le majeur et l'annulaire - ils s’exécutent au billard carambole, le billard français, à trois bandes, sans poche.

L'Arnaqueur ne pouvait que tomber entre les mains de Robert Rossen. Scénariste talentueux de films importants, à caractère social, comme La Ville gronde, Les Fantastiques années 20, Le Vaisseau fantôme, Rossen est dans les années 50 inscrit sur la Liste noire, la fameuse liste des auteurs adhérents ou sympathisants communistes. Il collaborera activement avec la Commission des Activités Anti-américaines afin de garder son droit de travail. L'Arnaqueur peut être vu comme une variation de son film sur l'univers corrompu de la boxe, Sang et or (Body and Soul, 1947). L'Arnaqueur peut également se lire comme une charge anti-capitaliste - non sans ambiguïtés - à travers le personnage de Bert Gordon, un manager à 75 % interprété avec génie par George C. Scott - il sait par sa seule présence créer un malaise, son profil de diablotin est charismatique (il est comparé dans une séquence à une statue de Pan). Le point fort du film est, d'ailleurs, sans contestation possible, la qualité de sa distribution. Suite à ses déboires avec le maccarthysme, Robert Rossen tournera une série de productions américaines en Europe. L'Arnaqueur marquera son retour sur le sol américain, dans une veine post-film noir. Il choisit pour décrire l'amertume de son propos de le tourner en noir et blanc, alors que la couleur est déjà presque systématique.

C'est parce qu'Elizabeth Taylor refusa d'interpréter Deux sur la balançoire que Paul Newman put se libérer pour incarner Eddie Felson. Le réalisateur avait un temps envisagé Frank Sinatra et Jack Lemmon pour le remplacer. Paul Newman n'a jamais eu de sympathie communiste mais c'est un acteur progressiste, militant des droits civiques, engagé dans le camp démocrate et dans de multiples œuvres caritatives. Dans une filmographie qui compte peu de chefs-d’œuvre mais beaucoup de films de bonne facture, L'Arnaqueur restera comme son film le plus caractéristique, celui d'un acteur accoutumé au rôle d'anti-héros. Newman est resté marié plus de 50 ans avec l'actrice Joanne Woodward, une quasi-excentricité à Hollywood quand on est considéré comme le mâle alpha des revues chic et choc. L'acteur passera également derrière la caméra pour réaliser une série de films intéressants, en 1968 avec Rachel, Rachel, film féministe, jusqu'en 1987 avec La Ménagerie de verre, adaptation d'une pièce de Tennessee Williams. Ma préférence va cependant à son film en définitive le plus classique et conservateur : Le Clan des Irréductibles (1971). Paul Newman reprendra le rôle d'Eddie Felson en 1986 dans La Couleur de l'Argent de Martin Scorsese, 25 ans après. Je partage en partie l'avis de Jacques Lourcelles dans le nota bene de la l'analyse de l'Arnaqueur, pour considérer que le sujet de ce film est "la frime".

La première demi-heure de L'Arnaqueur, est grisante. [Attention : spoilers multiples] La séquence pré-générique est un segment quasi-autonome, un court métrage à l'intérieur du film. Le spectateur ignore encore qui est Eddie Felson, lui et son manager se font passer pour des agents commerciaux. Eddie se met à boire et défie son complice au billard. Bientôt il titube. Les amateurs du coin pensent pouvoir le dépouiller. C'est alors qu'Eddie ne fait plus semblant d'être une bille. Le duo remporte la mise. Ce jeu de faux-semblants inscrit la thématique du regard de l'autre, du reflet social. C'est pourquoi la plupart des parties se jouent devant un public. Eddie est d'abord jaugé avant d'être connu. La réussite et la performance sont d'abord un rapport à l'autre. Gagner ou perdre implique une loi de la concurrence pour accéder au pouvoir, avec l'aide d'un tiers qui est le juge, la mesure - le plus souvent une convention. Le spectateur jouit de ce tour joué par les deux complices. Ensuite un Eight ball/pool room ouvre ses portes, on sent le comptoir ciré, une odeur de tabac et un reste d'effluves de whisky. Eddie affiche devant les habitués son désir de se mesurer à « Minnesota Fats », la légende vivante. L'élégant pachyderme pénètre dans son antre et accepte une partie contre Eddie. Là, durant vingt minutes de film, et plus de vingt-quatre heures de durée diégétique, les deux hommes vont s'affronter. Le challenger domine de sa superbe puis se laisse enivrer par le jeu et sa bouteille de J.T.S. Brown. C'est la chute. Une connaissance de « Minnesota Fats», Bert Gordon, le fait douter en un instant : il a suffit qu'il explique au champion que son adversaire est « un loser né. » Le spectateur grisé rentre dans une spirale, en se mettant dans l'attente d'une revanche. Le récit ne comblera jamais son attente initiale.

Le film va, dès lors, plonger dans une certaine dépression, une certaine amertume. La principale ambiguïté du film est due à une description enthousiaste, enivrante, du jeu et de la concurrence, avant d'en décrire le revers. Comme si, finalement, la règle du jeu était inscrite à jamais, que personne ne pouvait plus y échapper. Au petit matin, Eddie Felson se rend dans une gare routière où il rencontre, dans un café, une fille paumée, un peu mythomane, un peu boiteuse et franchement alcoolique, Sarah Packard - on apprendra plus tard qu'elle ne vit pas d’expédients, que son père lui verse une pension. Les deux âmes en peine vont sympathiser. Jake LaMotta fait une apparition, en barman. Il est l'incarnation de la grandeur et de la décadence du sport américain. Sans se connaître, ils vont s'aimer. Comme si l'histoire de chacun n'avait pas de sens et que la transparence des âmes suffisait. Il est parfois violent, elle est toujours lucide : ce qu'il manque à Eddie, c'est la lucidité. Il est un albatros tombé sur le pont d'un navire. Alors qu'il veut se refaire face à de "minables" amateurs, il se fait briser les pouces dans une scène qui rappelle la violence sèche des films noirs. Lors d'un pique-nique, il confie à sa compagne sa façon de voir les choses : « Tu sais, tout est intéressant dans la vie... Même la maçonnerie pour le gars qui s'y connaît. S'il sait pourquoi il le fait et qu'il peut en tirer partie. Pourquoi lorsque je suis chaud me sens-je comme un jockey sur son cheval, grisé par la vitesse et la puissance. Il arrive en fin de parcours, il a la pression et il le sait. Il sait exactement quoi faire et à quel moment, tout marche pour lui, il est dans les temps, il maîtrise. C'est une sensation fantastique, une sensation absolument géniale. Tout à coup le bras me lance, comme si la queue faisait partie de moi, elle est pleine de nerfs... un morceau de bois qui renferme des nerfs. Je sens les boules, je n'ai plus besoin de les voir (...) » Elle conclue : « Tu n'es pas un perdant, mais un gagnant... Certains ne ressentent pas ces choses. »


Eddie se rapproche ensuite de Bert Gordon, qui lui propose de devenir son manager en échange de 75 % de ses recettes. Eddie Felson semble vouloir percer un mystère : pourquoi a-t-il dit de lui qu'il était un « loser », et comment peut-il le transformer en « gagnant ». Il comprendra la leçon au bout d'une tragédie. Première destination pour le duo : Louisville dans le Kentucky, afin de défier James Findlay, l'héritier d'une fabrique à tabac, un tantinet décadent. Le spectateur retrouve son engouement du début. Mais voilà que Sarah Packard (Piper Laurie) s'invite dans la partie. Elle est perçue, par le spectateur lui-même, comme un boulet. On est gêné de sa maladresse, de la voir tituber, boitiller, perdre le contrôle. Robert Rossen a su rendre ce couple touchant, nous sommes constamment en sympathie avec eux, ils sont comme séparés du reste du monde. Le monde, justement, c'est Bert Gordon qui use de malice pour se débarrasser d'elle avant la rencontre. Findlay invite son adversaire à le défier au billard français. Eddie peine d'abord à s'adapter mais finit par retrouver ses moyens. Bert Gordon le devance à l'hôtel. Sa chambre est attenante à celle du couple. Sarah s'invite chez lui, en chemise de nuit, et se donne comme par obligation, par désespoir. On pense, par exemple, au personnage de Jane Fonda dans On achève bien les chevaux (1969), qui se donne à l'organisateur du marathon comme si c'était dans l'ordre des choses.

Sarah se suicide ensuite dans la salle de bains de Bert, inscrivant sur le miroir : « Perverted, twisted, crippled » (« Pervers, vicieux, estropié »). Son corps à elle est meurtri par la polio, mais c'est l'âme de Bert qui est estropiée. Eddie refusera de donner sa part à son manager, il mettra un point d'honneur à battre « Minnesota Fats » dans une rencontre sans enthousiasme. Minnesota a la grandeur d'âme de reconnaître le talent supérieur d'Eddie. Bert, entouré de ses canailles, accepte de ne pas recevoir son dû mais interdit à Eddie Felson de remettre les pieds dans une salle de billard. Le schéma est en définitive classique puisque qu'au bout du chemin, le principal protagoniste aura évolué, et même en bien - malgré l'horreur, la mort de sa part sensible, celle de Sarah. Il devient lucide, comprend que pour être un gagnant, il faut d'abord vouloir écraser son adversaire... La photogénie du film, la maîtrise totale du format Cinémascope, ses cadrages au cordeau, la virtuosité des séquences de jeu, le cadre urbain donnent un cachet un peu unique à ce film, qu'on appréciera avec un verre de J.T.S. Brown à la main.

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La fiche IMDb du film

Par Franck Viale - le 8 septembre 2016