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Critique de film
Le film

L'Argent

L'histoire

Le puissant banquier Nicolas Saccard (Pierre Alcover) frôle de peu la faillite après que l’un de ses concurrents les plus tenaces, Alphonse Gundermann (Alfred Abel), l’ait contré lors de spéculations boursières portant sur l’augmentation du capital de son établissement financier, la Banque Universelle. Acculé à la ruine, il rebondit immédiatement en jouant avec audace son va-tout sur Jacques Hamelin (Henry Victor), honnête homme désargenté qui a conçu un nouvel avion et qui possède une option sur des terrains pétrolifères en Guyane qu’il espère faire fructifier. Mais si la jambe gainée de soie de la belle Lise (Mary Glory), jeune épouse d’Hamelin, ne lui avait pas tapé dans l’œil, le financier ne se serait surement pas engagé dans ce boursicotage hasardeux qui lui fait pourtant très vite remonter la pente. Hamelin est porté à la vice-présidence de la banque et s’apprête à accomplir un voyage jusqu’en Amérique du Sud pour s’occuper de ses terres. Saccard en profite pour entretenir en sous-main la femme de l’aviateur tout en essayant de séduire à nouveau son ex-maîtresse, la baronne Sandorf (Brigitte Helm), passée à l’ennemi suite à la première débâcle de son amant. Saccard laisse croire à l’insuccès du raid aérien et à la mort d’Hamelin, ce qui provoque une panique à la bourse alors que ses propres actions s’enlèvent par paquets. Mais sa goujaterie et sa cupidité finiront par le perdre, les deux femmes qu’il convoite ne pouvant plus les supporter, et Gunderman contrôlant en sous-main toutes ses transactions ; tous trois le mèneront vers la déroute... pour un moment seulement car Saccard, de sa cellule, échafaude déjà de nouveaux projets !

Analyse et critique

Paradoxalement, c’est le premier film "commercial" de Marcel L’Herbier qui, aujourd’hui encore, demeure son plus louangé. En effet, même si cette œuvre rare est surtout réputée pour la modernité de sa mise en scène, elle est pourtant beaucoup plus sobre de ce point de vue que celles qui l’ont précédées, et l’on aurait pu penser qu’une certaine intelligentsia aurait vu ce sage revirement comme une trahison à la carrière "auteurisante" du cinéaste français. D’ailleurs à l’époque, le film fut mal accueilli par la critique comme quasiment à chaque fois qu’un réalisateur s’est "abaissé" à faire moins "personnel", perdant à cette occasion un peu de sa superbe. L’exemple le plus flagrant étant peut être le Spartacus de Stanley Kubrick qui, s’il n’aborde pas les principales thématiques de son auteur, n’en demeure pas moins à placer aux côtés de ses plus grands chefs-d’œuvre, mais sur lequel on jeta l’opprobre l’année de sa sortie et parfois encore de nos jours. Pourtant, innombrables sont les exemples qui nous ont prouvé durant un siècle de cinéma qu’un film "personnel" n’est pas forcément meilleur qu’un film de commande surtout au temps des tout puissants producteurs. Et L’Argent est justement un film sur lequel Marcel L’Herbier a eu moins de prise que sur ses précédentes réalisations, le producteur lui ayant fait raccourcir plus de la moitié du premier montage voulu (« composé en six mille mètres par son auteur et réduit à trois mille par la volonté de l'éditeur », s’insurgera Marcel Carné contre cette "censure"). Avec un budget et des moyens énormes, Marcel L’Herbier, délaissant un peu ses recherches formelles, réalisait un film plus classique sans pour autant succomber à la tentation de l’académisme, utilisant ainsi toutes les possibilités techniques ingurgitées jusqu’ici pour les mettre entièrement au service d’une puissante intrigue empruntée au roman homonyme d’Emile Zola, l’un des sommets du fabuleux cycle des Rougon-Macquart.

‘« Les œuvres adaptées sont un simple matériau dont on peut tirer ce qu’on veut » a dit un jour Marcel L’Herbier. Ce qui fait qu’il ne s’est pas senti gêné une seule seconde pour moderniser et remodeler à son gré le livre de Zola, transposant l’intrigue, censée se dérouler sous le Second Empire, dans les années 1920. Nous ne saurions lui donner tort, ni dans son idée ni dans sa démarche, quand on sait que les adaptations les plus réussies ne sont souvent pas les plus fidèles, la littérature et le cinéma étant des vecteurs culturels totalement antinomiques et qui ne peuvent fonctionner et se concevoir de la même façon. Nous ne rentrerons donc pas ici dans cet éternel débat stérile qui consiste à comparer qualitativement le film et le roman dont il a été tiré. A propos de L’Argent, d’autres s’en étaient chargés à l’époque comme Antoine qui assassinait l’œuvre de L’Herbier en disant qu’il s’agissait « d’une manipulation du texte, un sacrilège commis par un arriviste ambitieux et inconscient. » Mais qui était à l’époque ce réalisateur pour avoir osé s’attaquer aussi effrontément à un pilier de la littérature mondiale ?

Loin d’être un inconnu, mais au contraire l’une des plus fortes personnalités du cinéma français dans la dernière décennie du muet, Marcel L’Herbier est né en 1988. Il est l’un des réalisateurs de la première avant-garde du cinéma français côtoyant d’autres personnalités telles qu’Abel Gance, Germaine Dulac ou Louis Delluc, tous issus de milieux bourgeois et fortunés, tous fortement cultivés et esthètes, tous arrivés dans le 7ème art pour en faire un champ d’application de leurs diverses théories esthétiques. L’élégant cinéaste formaliste fut également poète, juriste, théoricien du cinéma, fondateur de l’IDHEC, individualité majeure au sein des syndicats du cinéma et aussi pionnier de l’ORTF. Il découvre ce courant artistique au Service Cinématographique de l'Armée française durant la Première Guerre mondiale. Héritier d’une famille d’architectes et influencé par la littérature symboliste, il se destine d’abord à l’écriture avant de passer à la réalisation suite au choc éprouvé à la vision de Forfaiture de Cecil B. DeMille, dont il fera un remake en 1937. Il tourne son premier film en 1918 et en réalisera une quinzaine d’autres au temps du muet, dont les plus connus avant L’Argent sont Eldorado (1921), L’Inhumaine (1924) et Feu Mathias Pascal (1926), des films formellement très recherchés, avant-gardistes délirants que beaucoup jugeront outranciers et prétentieux. Grand expérimentateur visuel, on ne lui donnait d’ailleurs pas l’appellation de cinéaste mais de "cinégraphiste". Sur le plan esthétique, il s’assagit considérablement lors de son passage au parlant, et sa carrière se poursuit jusqu’au début des années 50 avant de se tourner vers la télévision. En 1975, quatre ans avant sa mort, il réalisait encore un documentaire sur le cinéma fantastique français. Belle longévité pour un réalisateur aujourd’hui un peu délaissé mais dont le film le plus célèbre sort enfin en DVD dans une édition franchement prodigieuse.

Peu avant que Wall Street s’effondre et que Stavisky défraie la chronique, L’Herbier nous plonge déjà dans les magouilles financières et nous dépeint le monde de la Bourse, en proie à la fièvre du profit, en une vaste fresque puissante et impitoyable. Son principal propos n’est cependant pas d’écraser de son mépris une société capitaliste décadente ni de montrer du doigt la vénalité du pouvoir (même s’il en est évidemment bien question) mais de brosser le portrait d’un véritable prédateur humain obnubilé par sa passion pour l’argent et pour les femmes. Malgré le fait qu’il soit le personnage certainement le plus vil du film (filmé très souvent en contre-plongée pour le rendre encore plus imposant), Saccard n’en est pas moins le plus attachant car le plus humain avec ses désirs et turpitudes, ceux qui l’entourent faisant plus penser à des pantins que l’argent fait se muer alors que lui fait muer l’argent. Pierre Alcover dans le rôle d’un Saccard est tout simplement prodigieux et le film peut ainsi quasiment reposer sur ses fortes épaules, même si le reste du casting est parfaitement bien dirigé par le réalisateur qui arrive la plupart du temps à ne pas les faire "surjouer" alors que c’était un peu trop souvent la mode au temps du muet. Notons donc de belles prestations, à ses côtés, d’Alfred Abel, Brigitte Helm et Mary Glory qui font que L’Argent n’est pas seulement une étonnante réussite plastique mais propose aussi dans le même temps des individus de chair et d’os, l’esthétique ne prenant pas le pas sur l’intrigue mais la servant au contraire, les recherches de l’Herbier durant la décennie trouvant un aboutissement par le fait de leur utilisation plus discrète, englobées dans un tout sans jamais écraser l’aspect "humain". La modernité de la mise en scène comme but premier, tel n’était plus l’envie du réalisateur ; ce qui fait que ce film a moins vieilli que certains de ses films précédents car malgré tout ce qu’on a pu dire, soit plus "classique", les boursouflures avant-gardistes ont été évacuées.

Pour nous dépeindre cette sarabande effrénée de l’argent, L’Herbier a bénéficié au départ d’un budget de superproduction de trois millions de francs, qui se monta au final à deux de plus au désespoir des producteurs. Il n’a donc pas lésiné sur les moyens, allant jusqu’à utiliser jusqu’à 2000 figurants et une dizaine de caméras pendant trois jours pour filmer sur les lieux mêmes, sous la coupole du Palais Brongniart (durant la relâche de l’Ascension), les fameuses scènes de cotation en bourse qui disent mieux qu’un long discours sur la frénésie (folie) financière. Les décors de Meerson et Barsaq sont gigantesques tout en restant gracieux et assez sobres, les costumes sont magnifiques (la fameuse robe en lamée argent que porte Brigitte Helm pour une séquence à haute teneur érotique qui n’a presque pas à rougir face à celles de Stroheim), et la photo est extrêmement stylée (toujours pour cette même scène, je vous laisse découvrir la superbe idée des ombres des joueurs portées aux plafonds).

Quant à la mise en scène proprement dite, elle fait preuve d’une assez grande virtuosité technique, par de magnifiques mouvements d’appareil à l’aide d’installations étonnantes comme par exemple cette caméra attachée à un câble et qui "plonge" littéralement en tournoyant du haut de la coupole juste au dessus de la corbeille en ébullition autour de laquelle s’affolent les courtiers, ou cette autre sur trépied survolant la fête donnée par Saccard, préfigurant à l’image les arabesques géométriques créées plus tard par Busby Berkeley. Cette brillante mise en scène bénéficie d’un montage qui la rend très dynamique, basée sur une union assez rare à l’époque, celle de plans assez courts avec d’innombrables travellings latéraux, le montage "cut" étant au contraire le plus souvent accompagné de plans fixes. L’Herbier s’essaie parfois à la caméra à l’épaule et même, le temps d’une séquence, à un montage épileptique du plus vigoureux effet, celle au cours de laquelle Saccard essaie d’obtenir par la force un baiser de Mary Glory ; mixtion de caméra instable, surimpressions, angles penchés, très gros plans, travellings nerveux, plans d’à peine un dixième de seconde, cette scène reste la plus mémorable d’un film qui n’en est pas avare car il faudrait pouvoir au moins citer aussi celle du montage parallèle entre le décollage de l’avion d’Hamelin et le survol de la bourse vu de haut.

Henri Fescourt s’émerveillait de « ces jongleries du panoramique, du travelling en va-et-vient constant, de la caméra portative » mais le film subit un terrible échec financier, critique et public. Le parlant était arrivé et le public n’avait pas envie d’aller voir une austère intrigue financière, qui plus est muette. Il ne fut redécouvert que dans les années 1960 et considéré par certains comme "un phare de la modernité", affirmation un peu exagérée à mon avis, et qui risque au contraire d’en décevoir certains qui penseraient avoir à faire à une œuvre plastiquement de la force de celle de Sunrise de Murnau par exemple. Le film de L’Herbier demeure bien plus classique ; et bien que le découpage actuel n’ait pas à souffrir la critique, il aurait probablement pu encore être raccourci car L’Herbier, trop conscient de faire un film important, trop ambitieux si je peux me permettre, délaie un peu trop alors qu’il aurait pu rendre son intrigue un peu plus vive, accessible et rythmée. Mais ce dernier point m’est surement assez personnel car malgré la qualité irréprochable du film, il m’est difficile de me passionner pour des intrigues tournant en priorité autour de spéculations financières. Pour finir, saluons l’improvisation enfiévrée de Jean-François Zygel qui donne encore plus de puissance au film de L’Herbier, et signalons qu’il existe un remake parlant réalisé en 1936 par Pierre Billon avec pour principaux interprètes Pierre Richard-Willm (Saccard), Olga Tchekowa (la baronne Sandorf) et Véra Korène.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 4 avril 2008