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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Arc et la Flûte

(En djungelsaga)

L'histoire

Au sein de la communauté des Murias, installés dans la jungle à l’Est de Bombay, Gingo et Riga, qui n’est pas originaire de la même tribu, capturent et ramènent au village un petit léopard. Les conséquences graves de ce geste renforcent leur stigmatisation. En disgrâce, rejeté de la caste des chasseurs, Gingo se retrouve pourtant, arc à la main, face à la bête que les autres traquent.

Analyse et critique

Arne Sucksdorff, dont deux titres (La Grande Aventure, L’Arc et la Flûte), repris en France par Malavida, ont bénéficié d’une restauration en 2018 par la Cinémathèque suédoise, est un des grands documentaristes de son pays d’origine. Un voyageur également, qui outre un mandat pour l’Unesco au Brésil, se passionnera pour l’Inde. Après deux courts métrages (Village hindou, Le Vent et le Fleuve) tournés sur place au début des années 50, puis un premier long réalisé, de retour dans son pays natal, dans les provinces du Småland et de l’Uppland (La Grande Aventure), il revient en Inde pour L'Arc et la Flûte. Il pose sa caméra parmi la tribu des Murias, peuple aborigène vivant hors-caste dans le district de Bastar. L’œuvre de Sucksdorff, à mi-chemin de la fiction et du documentaire, se caractérise d’abord par un vif intérêt pour la faune et la flore. Cela non pas isolément, mais dans le rapport des humains à cette nature environnante. Ensuite par une intense recherche plastique faisant dialoguer par le montage ces différentes formes du vivant. Cette sensibilité environnementaliste ne l’empêche cependant pas de construire ses récits sur une dialectique de la chaîne alimentaire : toute bête y devient tour à tour proie et gibier. L’équilibre entre civilisation et nature s’y voit rompu quand des humains (souvent des enfants, pourtant parfois plus proches par leurs jeux et leur curiosité du monde animal) « retombent » dans cette chaîne, ou que la domination des humains sur les bêtes s’y fait écrasante, malavisée. De ce point de vue, en Suède ou en Inde, Sucksdorff raconte la même histoire : deux enfants capturent un animal, un (petit ou grand) drame s’en suit.

En ouverture du film, avant même que l’existence des Murias soit annoncée, celle des tigres et panthères des environs est signalée. Cette cohabitation avec de grands félins sera au centre de l’intrigue (Sucksdorff pratiquant la mise en fiction d’un matériau proche du documentaire animalier), après que le cinéaste a présenté et détaillé le mode de vie de ce peuple vivant dans des conditions proches de l’autarcie. Il y a bien sûr un fond de rousseauisme à l’idéalisation des Murias, autant que le partage d’un impensé (la division genrée du travail observable chez ce peuple qui ne contraste guère avec celle du monde dont le cinéaste est issu). Mais il y a aussi la volonté de révéler chez ce peuple relativement stigmatisé, et du reste lui-même stigmatisant (une des protagonistes, issue d’une autre tribu, y est considérée en citoyenne de seconde zone), la sophistication des pratiques (artisanat, commerce), la qualité, la beauté, de leur savoir-faire autant que la portée culturelle de leurs gestes. Les Murias sont présentés par leur marché, place vivante, à la fois joyeuse et ordonnée, où circulent non seulement des denrées alimentaires de premier choix, mais de splendides objets, des tissus resplendissants. Qui dit "Inde" dit bêtement "couleurs" et des saris aux fruits en passant par les épices, le film ne se prive pas d’inserts qui flirteraient avec le décoratif s’il n’y avait cette ambition de légitimation. C’est ensuite leur animisme que Sucksdorff met en avant, non pas dans la perspective de croyances strictement superstitieuses, mais par une approche plus fonctionnaliste, comprenant ce que ces cultes et rituels traduisent d’un rapport direct, concret (et vitalement) à des espèces voisines.

La musique joue un rôle central dans le film et, de toute évidence, dans la vie des Murias, non pas uniquement à des fins esthétiques mais, ce que l’histoire révèle, de survie. La flûte du titre, ornée de coquillages du fleuve voisin, n’est pas qu’un objet de plaisir musical (de même qu’un objet artistique en soi), mais un nécessaire complément à l’arc. Cordes, percussions et vents sont ce qui tient à distance les grands prédateurs de la région quand ils s’approchent trop du village, le raffut qui ragaillardit la peuplade et intimide les carnivores. Quand un léopard s’en prendra à une habitation (pour récupérer le petit qui lui a été dérobé), le jeu musical devra, de toutes les forces de ceux à l’intérieur et pour on l’imagine plusieurs heures, persuader cette créature assaillante de repartir là d’où elle vient. Les battues ultérieures envers l’animal se feront dans un tohu-bohu collectif, mais c’est cette fois-ci la tranquillité d’un garçon isolé qui lui permettra, pour sa chance mais aussi à ses dépens, de repérer l’animal. La bande-son de ce docu-fiction est signée par rien moins que Ravi Shankar, avant la popularité qu’il acquerra hors d’Inde pour sa collaboration avec le mouvement pop-rock des années Woodstock.  

Six ans après Le Fleuve (autre film où la mort d’un enfant se vit en couleur), Sucksdorff témoigne (mais en choisissant de s’intéresser à un groupe minoritaire) de sa fascination pour l’Inde, dans une visée -toutes proportions gardées- quasi ethnologique qui l’inscrirait dans la lignée de Tabou de Murnau et Flaherty, de ¡ Que Viva Mexico ! d’Eisenstein, ou d’une certaine manière (pour la voix off sciemment écrasante) de Anatahan. Les Murias parlent certes, échangent des paroles à l’écran, mais c’est le commentaire qui informe de la nature de leurs propos et commente de surplomb la situation. Il convient toutefois de noter que Sucksdorff a recours à exactement le même procédé en Suède dans La Grande Aventure (même s’il est vrai que le sous-titrage, absent de L'Arc et la Flûte, n’est pas nécessaire dans ce cas pour le premier public visé). Ce qui avec l’exotisme peut frapper comme une marque d’anthropocentrisme s’avère consubstantiel d’une approche développée « à la maison »… et dès lors d’une commune manière d’approcher son sujet (quoique de manière plus inconfortable quand cette approche se fait face à une autre culture).

Sa problématique est également équivalente. D’un côté, dans une ferme de campagne au bord de la Baltique, deux garçons capturent une loutre, qu’ils nomment Utti, s’en font une amie, mais celle-ci se languit dans une cage des espaces naturels, tandis que les enfants s’épuisent à pêcher le hareng ou accumuler de petits pécules pour nourrir l’animal. De l’autre, un garçon et une fille à peine plus âgés ramènent dans une hutte un jeune léopard, entraînant par voie de conséquence une attaque sur le lieu, puis une contre-attaque des habitants, qui se soldera par une mort infantile (à noter que dans le premier film, les enfants sont également guettés par la présence possiblement menaçante d’un lynx). Dans les deux cas, Sucksdorff s’écarte de ce mince postulat pour s’intéresser, autour du lieu du drame, au fonctionnement entre eux de quelques animaux : ici une renarde, chassée par un chien, qui mènera celui-ci à un lynx, qui aimer jouer avec une loutre, des coqs de bruyère qui se battent non loin ; là des bœufs guettés par des léopards, des tigres qui les toisent tous, diverses espèces d’oiseaux ayant fait leur nid au sein d’arbres différents, voisins d’éléphants, de chauve-souris, d’un cerf ou d’un anaconda.

L’observation attentive du monde animal donne à l’œuvre de Sucksdorff une authentique charge poétique, absolument pas forcée, résultant de la disponibilité de son regard à la nature environnante, à sa curiosité quant à la manière dont des communautés rurales interagissent avec ce bestiaire et le « jardin » qu’ils partagent. Son rapport à la nature n’est pas naïf, son souci de l’environnement est finalement humaniste. On pourrait avoir recours au truisme de l’anthropologie, qu’étudier la vie des autres est une manière de mieux comprendre la sienne, que l’autre bout du monde devrait ramener à sa propre place dans celui-ci. La place du cinéaste dans cette œuvre, que cette dernière s'effectue au « proche » ou au « lointain », est sans cesse perceptible. Elle se traduit par une approche très idiosyncratique, où la manière n’est pas moins (mais à vrai dire plus) saisissante que le souci didactique, la nature informative du documentaire fictionnalisé. Entre le caractère utilitaire de l’outil pédagogique et la pente ornementale du récit de voyage à tendance esthète, Sucksdorff trace une ligne surprenante, instable, pas toujours satisfaisante, mais parfois splendide, témoignant d’une vraie réflexion et qui n’appartient qu’à lui.  

DANS LES SALLES

L'ARC ET LA FLÛTE
 UN FILM D'aRNE SUCKSDORFF (1957)

DISTRIBUTEUR : MALAVIDA
DATE DE SORTIE : 20 FEVRIER 2019

La Page du distributeur

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 20 février 2019