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Critique de film
Le film

L'Ange ivre

(Yoidore tenshi)

L'histoire

Le Japon de l’immédiate après-guerre. Un soir, un médecin alcoolique officiant dans les quartiers défavorisés est réveillé par un jeune yakuza blessé par balle. En le soignant, il découvre que celui-ci est atteint de tuberculose, mais il refuse de suivre les prescriptions proposées. Commence alors une relation étrange entre les deux hommes.

Analyse et critique

C’est un fait connu, Akira Kurosawa a souvent répété que L’Ange ivre était le premier de ses films qu’il considérait comme une œuvre personnelle : "Durant la guerre […], il était impossible de s’exprimer en toute liberté. Entre 1945 et 1947, nous n’avons cessé de combattre tantôt les racines de la droite, tantôt les intimidations de la gauche, dont la censure freinait nos élans. L’Ange Ivre est le premier film que j’ai dirigé qui soit libéré de toute contrainte extérieure. Dans cette œuvre j’ai investi tout mon être. Dès la phase de préparation, j’ai senti que j’étais en train de me mouvoir sur le terrain qui me convenait." (1) On remarque en effet que L’Ange ivre contient de nombreux éléments que Kurosawa réutilisera par la suite - le médecin, saint laïque descendu parmi les miséreux, la tuberculose, le bidonville. Le style, encore balbutiant, fait aussi ses premiers pas : d’une part, on y voit déjà cette imagerie proche du documentaire héritée du néo-réalisme italien et qu’il poussera encore plus loin dans Chien enragé. D’autre part, la tentation de l’imagerie théâtrale est déjà présente : ainsi, le visage de Toshiro Mifune, au fur et à mesure de la progression de la maladie, se met à ressembler à celui d’un acteur outrageusement maquillé. Mais surtout, le décor lui-même semble être une scène de théâtre - le film a d’ailleurs été tourné sur le plus grand plateau à ciel ouvert de la Toho. En effet, ce décor se résume à deux ou trois lieux, centrés autour de la mare, et le monde extérieur paraît ne pas exister ; on peut y voir une première ébauche de Dodeskaden. Justement, cette mare sert de métaphore filée : elle concentre tous les aspects sordides des personnages, elle est construite par eux, à leur image ; comme le dit Sanada après avoir détecté des traces de tuberculose chez le jeune yakuza : « Tes poumons sont plus sales que le bourbier dehors. » Dernier élément marquant : l’influence évidente de Dostoïevski, principale référence littéraire de Kurosawa avec Shakespeare ; la relation d’attirance / répulsion des deux protagonistes évoque bien sûr celle des deux héros de L’Idiot.

A l’origine, Kurosawa souhaitait réaliser un film révélant la véritable nature des yakuzas, « les traiter au scalpel » pour reprendre son expression. Le réalisateur et le scénariste s’inspireront pour les personnages de deux rencontres : Uekusa avait croisé le chemin d’un jeune et fougueux chef de la mafia alors qu’il enquêtait sur le milieu des trafiquants de drogue. Quant au personnage campé par Takashi Shimura, il vient directement d’un vieux médecin alcoolique croisé lors de repérages sur les quais, et qui le plus souvent exerçait dans la clandestinité. Ces deux rencontres vont donc donner naissance à deux personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer : Takashi Shimura incarne donc un personnage typique de Kurosawa ; bourru, mais d’une profonde humanité - il a même une faiblesse, l’alcool en l’occurrence, et par conséquent est moins "parfait" que Barberousse. Personnage d’ailleurs magnifié par la composition intériorisée de Shimura, qui vient s’opposer au chien fou interprété avec intensité par Toshiro Mifune, repéré dans A la limite de la montagne d’argent et Le Nouvel âge des fous, qui effectue ici sa première performance pour Kurosawa : "Il jouait avec une énergie stupéfiante […]. Avec sa vivacité, il avait également une grande finesse de sensibilité. […] J’ai compris tout de suite que je ne devais pas le laisser devenir trop séduisant dans le rôle du gangster, mais il aurait été désastreux de contenir la puissance attractive de Mifune au moment où sa carrière s’ouvrait..." (2)


Choix conscient de la part du réalisateur, et pourtant... Le résultat est là, malgré son manque d’expérience, Mifune dévore l’écran de son regard intense et de sa présence féline. Et même si le titre désigne le personnage de Shimura, c’est bien lui que l’on retient. Cette boule d’énergie finira d’ailleurs par exploser entre les mains du réalisateur, qui s’avèrera incapable de contrôler son acteur sur le plateau de Barberousse, entraînant la rupture artistique et humaine entre les deux hommes. L’Ange ivre reste donc la première pierre cohérente d’une carrière riche, contenant en germe l’essentiel des thèmes qui seront développés par la suite.

 
(1) In Tassone, p. 81
(2) In Tassone, p. 90

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : carlotta

DATE DE SORTIE : 25 Janvier 2017

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La fiche IMDb du film

Par Franck Suzanne - le 30 octobre 2006