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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Ange des ténèbres

(Edge of Darkness)

L'histoire

Norvège, en 1942, la population d’un village a été totalement exterminée. Gunnar Brogge prend la tête de la résistance avec sa fiancée, Karen. Le frère de celle-ci est d’ailleurs proche des Nazis. Les affrontements sont particulièrement violents, mais la résistance l’emportera...

Analyse et critique

L’année 1943 sera pour Errol Flynn l’occasion de continuer son exploration du cinéma de guerre voué à montrer aux Américains ce qui se passe en Europe à ce moment-là. Après un Sabotage à Berlin intensément jubilatoire, mais tout à fait dénué de réalisme, il tourne donc le sublime Ange des ténèbres. Lewis Milestone est chargé de la réalisation, l’homme à qui l’on doit par exemple l’un des meilleurs films de guerre de l’histoire du cinéma, A l’Ouest rien de nouveau. Ce film avait ému le monde entier, de par sa vision moderne, sans compromis et affreusement barbare de la Première Guerre mondiale. L’affrontement dans les tranchées comme on ne l’avait encore jamais perçu dans les salles de cinéma. Le plus rassurant est de se rendre compte, avec L’Ange des ténèbres, que l’artiste n’a rien perdu de sa hargne, de son savoir-faire et de son envie de montrer l’horreur de la guerre jusqu’au bout. Cédant inévitablement aux impératifs des studios Warner (qui sont toutefois très loin de fonctionner sur le mode de la bêtise, bien au contraire) et s’appropriant personnellement le récit à la manière de ses géniaux contemporains (Curtiz, Walsh, Ford…), Milestone réalise un très grand film embrassant l’intensité de la guerre autant qu’il en dévoile ses aspects les plus sombres, tout en n’omettant aucun détail et aucune circonstance.

Pourtant, malgré un budget très avantageux et la confiance des studios, la préparation du film et son tournage avaient bien mal commencé. L’actrice Ann Sheridan était alors en plein divorce, Errol Flynn en procès pour « viol statutaire » (1), sans compter un brouillard qui faisait obstruction aux prises de vues en Californie. Heureusement, le film arrivera à terme et sortira au bon moment pour soutenir la résistance norvégienne, en Europe du nord, événement mal connue des livres d’histoire généralistes d’aujourd’hui. Le réalisateur ne recule devant rien et décrit avec véracité et dureté la vie d’un petit village sur le point de se révolter. Il est très impressionnant de constater qu’aucun détail n’est oublié : on y voit la résistance secrète, les hommes et les femmes de l’ombre, les pertes traumatisantes que la guerre a causées, l’occupation barbare de l’armée allemande dans certaines parties du pays, la pression insoutenable de l’idéologie nazie… L’Ange des ténèbres est littéralement un film somme. Il permet de tout comprendre, de tout saisir, de dévoiler sans forcément montrer. La situation est décrite dans tous ses détails, de la résistance active à l’envie de sauver sa propre existence. On y voit les traitres, les désavoués, les profiteurs, les collaborateurs, mais on y admire également les héros du quotidien, les courageux, les faibles qui se surpassent, les laissés-pour-compte qui tiennent encore à prouver qu’ils sont utiles au groupe et à leur liberté qu’ils aiment par-dessus tout. Et ce sont des pêcheurs, des fermiers, des médecins, des hommes d’église, des notables. Tous seront à un moment donné les garants de leur liberté, tous seront confrontés à l’horreur, tous voueront leur destin à une lutte sans merci, tous devront surpasser leur conscience pour vaincre.

Et Milestone ne pratique pas la surenchère, il égrène simplement les événements au rythme du resserrement de l’étau allemand sur la population. Ce sont les petits bonheurs, parfois, avec l’amour entre Gunnar et Karen (Flynn et Sheridan), les petits riens du quotidien qui leur permettent de garder leur dignité, leur fierté et surtout leur espérance. Mais ce sont surtout les souffrances de l’oppression, les traumatismes moraux comme physiques, qui composent le sort qu’ils doivent affronter. Il est presque impossible de recenser le nombre considérable de scènes fortes et anthologiques qui ponctuent régulièrement le film avec la régularité d’un métronome et la singularité du franc-tireur. Entre l’humiliation et la mise à mort (heureusement à demi stoppée) d’un ancien professeur connu et considéré dans tout le village, et le viol de Karen par un soldat allemand, en passant par le discret amour impossible que ressent la solide Gerd pour le soldat allemand qui tente désespérément de la séduire, rien n’est épargné au spectateur. En outre, Lewis Milestone fait partie de ces réalisateurs qui aiment à dépasser les chemins balisés, à parvenir au-delà du raisonnement attendu. En ce sens, il présente plusieurs situations, les entrelace, les définit avec beaucoup de tendresse, et opte en fin de compte pour la destruction. Le prêtre pacifiste prendra les armes sous son propre clocher et mitraillera une colonne allemande, la Polonaise asservie mourra dans un dernier souffle de révolte oralisée, Gerd tuera l’allemand amoureux d’elle, et tous se vengeront dans un bain de sang atroce, sordide, éclatant les frontières de leur endurance, étouffant leur miséricorde, détruisant l’envahisseur, marchant dans un même désir de liberté. Celle-ci passe malheureusement par l’inévitable, la perte des valeurs dans la barbarie, unique moyen de reprendre leur destinée en main.

Ce faisant, Lewis Milestone a conçu un film qui émeut du début à la fin, sans artifice grossier, offrant un déluge de situations et de personnages plus complexes qu'à l'accoutumée. En un peu moins de deux heures, il parle de l’occupation, de la résistance et de la libération, sans jamais malmener son récit, sans jamais céder à la facilité, parvenant à trouver un rythme de croisière à la fois torrentueux et scrupuleux. Dès la première séquence, avec cet avion sortant du brouillard, les bateaux de guerre allemands entrant dans le port du village et les troupes progressant parmi des ruelles jonchées de cadavres, on sait déjà pertinemment qu’il s’agit d’un grand film. L’inoubliable musique de Franz Waxman s’unit idéalement aux images réfléchies tournées par un Milestone virtuose. Une caméra mouvante composant de superbes travellings, maximalisant les séquences de suspense, de drame et de combats. Les dernières vingt minutes, voyant la population se soulever en prenant les armes que les Anglais leurs ont envoyés, représentent un effroyable champ de massacre que la réalisation rend monstrueux, excessif, presque trop réaliste. L’instant agit comme un exutoire fané avant même d’éclore, car l’on est soudain soulagé de voir l’inexpugnable arriver, mais aussi heurté par la sauvagerie que ces hommes et femmes doivent affronter. Ce sont des centaines de corps qui s’entassent dans les rues afin d’éliminer l’ennemi, finissant d'éclairer la situation mystérieuse qui avait ouvert le film. Cet immense retour en arrière prend alors tout son sens, et les séquences guerrières s’échelonnent frénétiquement. Milestone parcourt la bataille dans une longue succession de mouvements d’images rendant palpables le chaos et la violence. Ici un homme se jette sur une ligne allemande avec sa grenade en main, puis explose. Là, un autre s’échoue en charrette devant les fortifications allemandes.

Si le scénario et les dialogues sont véritablement passionnants, il est en tout état de cause impératif de rendre grâce au génie artistique de Lewis Milestone qui n’en finit plus de nous étonner par sa précision et sa modernité dans le style. Rarement un film de guerre aura été plus poignant, plus dur, plus violent à cette époque à Hollywood. Enfin, les performances des acteurs et les actrices atteignent tout bonnement la perfection. Errol Flynn prouve de nouveau ses talents d’acteur sobre, capable de s’insinuer au sein d’un groupe sans pour autant voler la vedette à tout le monde. Il est juste, a fière allure, mais partage volontiers les lauriers avec le reste de la distribution. Ann Sheridan trouve l’un de ses plus beaux rôles. Son beau visage reflète une beauté abrupte et délicieuse, son jeu d’actrice est en tout point remarquable. Walter Huston est un médecin de premier ordre, tiraillé entre des idées contradictoires, peu à peu voué à combattre. Judith Anderson, en femme qui perdu son mari, marque le film de sa prestation modeste mais émouvante. Toutes et tous font le maximum pour rendre crédibles les personnages animant le village. Jusqu’au cruel officier allemand interprété avec rectitude par Helmut Dantine. Unique légère ombre au tableau, on pourra déplorer la voix off finale demandant au public de regarder vers la Norvège et ses souffrances, scandée avec un aplomb que l’on peut penser déplacé. Le sens du propos est cependant explicable en raison des événements véritables qui se déroulent parallèlement en Europe, car n’oublions pas que, à la différence de notre recul historique, le film ne faisait à cet instant là que souligner l’actualité. Ce que cette fin exprime simultanément de façon amère et pleine d’espoir, c’est que le combat ne fait que commencer.

S’affirmant comme l’égal des plus grands metteurs en scènes de l’époque, notamment dans la gestion de l’action, Lewis Milestone a réalisé l’un des plus beaux films de guerre de l'âge d'or hollywoodien, et probablement l’un des plus beaux films sur la résistance. Malheureusement oublié avec le temps, L’Ange des ténèbres est une œuvre rare et dantesque à bien des égards, aussi bien dans ce qu’elle raconte que dans la manière dont elle le raconte.

(1) Ce fut un procès davantage politique, faisant le jeu des médias et de tractations internes de la Justice, et représentant une époque cauchemardesque de la vie de l’acteur, à la fin de laquelle il sera déclaré innocent. A noter que Flynn en parlera en détails dans son autobiographie, Mes 400 coups. A en juger par ses écrits, que l’on peut considérer comme sincères (les biographies parues sur lui ne contredisant absolument pas sa version des faits), et en observant son caractère tranché et discutable qu’il ne cache jamais au fil des pages, il fut très durement touché par ce scandale. Non seulement il gardera en mémoire le déballage médiatique dont il a été victime (pression des médias, chantage financier d’origine inconnue), mais il sera de nouveau confronté à ce genre d’accusation par la suite. Les avis divergent quant à Flynn et sa vie privée : il est certain qu’il était un grand séducteur, habile, volontiers porté sur les relations extraconjugales et/ou très libres, ainsi que très fort consommateur d’alcool, mais il n’était en aucun cas un violeur. Le « viol statutaire », tel qu’il était exprimé à son époque, concernait en fait l’infraction commise par un homme ayant des relations sexuelles avec une jeune femme mineure. Sous le coup de quatre accusations déclarées à la même époque, Flynn ignorait alors ce que tout ceci pouvait signifier. Son innocence fut prouvée par la cour de Justice, pourtant soupçonnée par l’acteur d’être en relation avec des tractations internes visant à le salir. Mal aimé par le système, il est néanmoins important de préciser que Flynn a toujours encouru les foudres de mensonges éhontés, qu’il a lui-même involontairement nourris, destinés à punir son insolent succès et son arrogance (souvent prise pour de la grossièreté). Ces allégations, largement démenties depuis, sont en outre le fruit du plus grand défaut de la star : son inclination fatale pour le genre féminin, au point de collectionner un nombre incalculable de conquêtes. Cela lui valut certains des bonheurs de sa vie, comme certains de ses plus grands malheurs. Il n’a, au fond, jamais été plus heureux qu’en plein océan, loin de tout le battage médiatique qui le harcelait.

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 15 janvier 2011