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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Ange de la vengeance

(Ms .45)

L'histoire

Thana, jeune femme muette, vit à New York où elle travaille dans un atelier de couture. Un jour, non loin de chez elle, un homme l'entraîne de force dans une ruelle déserte et la viole avant de s'enfuir. Peu après, pénétrant dans son appartement, la jeune fille surprend un cambrioleur qui se jette aussitôt sur elle pour la soumettre brutalement à son désir. Apparemment passive, Thana réussit néanmoins à assommer l'homme avec un fer à repasser. Puis elle découpe le corps du cambrioleur et récupère son pistolet. Des jours durant, elle parcourt alors la ville, déposant ça et là des morceaux du cadavre préalablement empaquetés...

Analyse et critique

L'Ange de la vengeance est sans doute LA réussite des débuts de la carrière du cinéaste américain, jusqu'à King of New York (1990) et, surtout, Bad Lieutenant (1992). C'est l'un des fleurons du genre « Rape and revenge ». Un de ses atouts majeurs est la présence de Zoë Lund, qui n'a pourtant que 17 ans lors du tournage. Abel Ferrara a affirmé à ce propos : « The movie is her, and embodies her. » (1) Zoë Lund, un phénomène dont le rôle sera essentiel dans la réalisation de Bad Lieutenant - en tant qu'actrice et co-scénariste. (2) Lund incarne ainsi Thana, jeune femme au physique, au comportement et aux allures vestimentaires d'une écolière. Thana travaille dans un atelier de couture faisant également office de show-room. Au début du récit, elle est violée deux fois. D'abord dans la rue, puis dans son appartement. Deux fois dans la même journée ! Cette succession des sévices peut expliquer la rudesse extrême de ses réactions ultérieures.


Lors de la seconde pénétration, le visage de la victime est longuement filmé par Ferrara. Les expressions qui s'y dessinent sont multiples. Il y a de la stupeur, quelque chose qui pourrait ressembler à une découverte de la sensorialité génitale, voire même du plaisir, mais aussi la volonté de ne pas y céder - comme un combat intérieur donc. De la souffrance et une sortie hors de soi-même qui vont permettre une réponse. L'agresseur est assommé puis occis brutalement - avec un fer à repasser, objet dont la protagoniste se sert pour son travail, mais qui y est aussi un symbole de l'asservissement de la femme au foyer. Ferrara décrit ensuite le profond mal-être de Thana, ses nausées. Celle-ci se montre craintive, nerveuse, se sent constamment menacée. Il va également représenter le parcours à travers lequel la jeune fille se venge sur d'autres hommes, se venge de tous les hommes - en les exécutant avec le pistolet du second violeur. Une réaction qui tient de la décision consciente et de la pulsion incontrôlable.

La riche complexité du film vient de ce que, mêlée à cette situation de violence vécue par l'héroïne, il y a celle d'une adolescente qui mûrit, devient une femme, et ce à travers l'expérience de la sexualité qu'elle a vécue - aussi terrible qu'elle fût. Thana change physiquement, s'habille de façon de plus en plus féminine, séduisante, aguicheuse. C'est la traduction d'une évolution intra-personnelle autant qu'une stratégie visant à mieux attirer les proies à éliminer. Troublante association que permettent l'interprétation, la lecture de ce qui pourrait être un sous-texte. Au-delà de la lettre narrative et filmique, l'esprit de Ferrara est celui d'un homme - imprégné de culture chrétienne - qui considère la sexualité comme violence ou qui veut montrer que la jeune fille la vit ainsi. Les pommes qui sont à proximité de Thana lorsqu'elle est violée - la première fois, des fruits réels tombés de son sac ; la seconde fois, un objet dur qui en représente une, et dont elle se sert pour assommer son agresseur. Difficile de dire à qui est exactement associée cette figure du péché.


Le parcours à travers lequel Thana accomplit sa mission vengeresse correspond au temps qu'elle met pour se débarrasser des parties du corps de son second violeur, qu'elle a découpé. Ferrara crée ainsi un rythme narratif macabre et évoque le message de révolte que voudrait largement diffuser son héroïne - elle dépose l'un des morceaux dans le coffre d'une voiture immatriculée en Géorgie, un autre dans la consigne d'un aéroport. Ce trajet est relativement progressif. Celle qui a été violée liquide d'abord des gonzes qui d'une manière ou d'une autre l'importunent ou semblent prêts à lui nuire : le jeune qui interpelle des femmes dans la rue et court après Thana pour lui rendre un sac dont il pense qu'elle l'a perdu ; le photographe qui l'emmène dans son studio. Mais, ensuite, des individus qui n'ont pas forcément l'intention de l'agresser ou qui ne présentent a priori aucun danger. Ainsi en est-il du jeune Asiatique. Ferrara fait d'ailleurs en sorte que Thana ne réussisse pas à le tuer, car il s'agit de ne pas rendre son héroïne trop rapidement antipathique - voire de ne pas se montrer amoral. Quant à l'homme racontant sa vie dans un bar et sur un banc, et ne menaçant aucunement son interlocutrice même s'il exprime de l'agressivité, ce n'est pas la protagoniste qui l'assassine, mais lui-même qui se tire une balle dans la tête avec l'arme de poing qu'elle garde avec elle et dont il s'est saisi.

C'est évidemment le mutisme de Thana qui, l'empêchant de s'exprimer, de verbaliser son drame personnel, de symboliser ce qu'elle a vécu et le traumatisme qui en a résulté, la pousse à commettre des actes criminels. Mais, comme le note Brad Stevens dans un entretien-bonus du DVD, elle va trop loin : « There's a line that is crossed. » En ce sens, la relation de Thana avec son patron est intéressante. Celui-ci est manifestement homosexuel, ce qui correspond au cliché de l'homme travaillant dans le monde la couture. On comprend qu'il n'est donc pas a priori une menace pour l'héroïne. Il est pourtant représenté comme parfois colérique et autoritaire, s'emportant à un moment contre l'une de ses employées. Au-delà de ses orientations, il reste génétiquement un homme, réagit au masculin. Lors de la scène finale - la fête d’Halloween -, son attitude vis-à-vis de Thana est ambigüe. Il emmène la jeune femme à l'écart - à un étage supérieur - comme s'il voulait abuser d'elle. Mais il n'agit pas ainsi. Il glorifie son employée, se mettant à genoux, la plaçant sur un piédestal. Celle-ci n'en tire pas avantage, sinon pour l'exécuter avant de redescendre dans la salle de fête et de tirer sur d'autres participants. Dans la monographie qu'elle a consacrée au réalisateur et où elle se réfère à des déclarations de Zoë Lund concernant le fait que Thana ne tue pas un « violeur », mais son « patron », Nicole Brenez explique que, selon elle, l'héroïne met en question l' « exploitation » au sens large et tous ceux qui appartiennent au Système honni : « À l'horreur instituée répond la violence de Thana : tuer le patron de l'atelier, dérisoire représentant de l'ordre industriel, ses collègues, les hommes, les femmes, les travestis, les musiciens (...) » L'exégèse est intéressante, à ceci près qu'elle ne correspond pas à ce qui est concrètement représenté à l'écran. Si l'on regarde bien ce qui s'y passe, Thana ne tue que des hommes. (3)


Un personnage va arrêter le carnage auquel se livre Thana et permettre une fin positive. C'est Laurie, qui travaille elle aussi dans le salon de couture. Le choix d'une femme permet de rendre acceptable la mise hors d'état de nuire de la tueuse. D'autant plus que cette Laurie était, parmi tous les personnages féminins du film, celle qui avait osé tenir tête aux machistes et aux dragueurs - leur faisant par exemple un doigt d'honneur. Cela dit, en poignardant Thana, cette femme prend la dimension d'une traîtresse et elle est montrée comme adoptant finalement un comportement d'homme. Ce n'est pas un hasard si Ferrara fait en sorte de la montrer tenant son couteau à hauteur du bassin, comme si c'était un objet pénien.

L'Ange de la vengeance est un film de genre, avec ses codes, sa morale, ses clins d'oeil architextuels - Halloween de John Carpenter (1978) et Carrie au bal du diable (1976) de Brian de Palma pour la Veillée de la Toussaint, Magnum Force (1973) de Ted Post pour le pistolet, Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock pour les images de l'oeil et de l'entrée du siphon dans la salle d'eau, Le Bon, la Brute et le Truand (1966) de Sergio Leone pour la figure du cercle à l'intérieur duquel a lieu une tuerie, Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese pour la simulation de tirs devant un miroir. On peut considérer que Ferrara, tout en jouant avec les éléments qui constituent son univers personnel d'homme au tempérament latin, défend un certain féminisme. Peut-être critique-t-il celui-ci quand il est et devient radical, aveugle aux réalités de la vie - ou montre-t-il qu'il est difficile pour ce mouvement mettant en question une société fondamentalement patriarcale de ne pas devenir tel. Il interroge le comportement masculin, la conduite des membres du genre auquel il appartient. Dans un entretien-bonus du DVD, Ferrara déclare à propos de lui-même et du scénariste Nicolas St. John, né Nicodemo Oliverio : « Nous avions certainement un côté macho. Mais vous savez, nous sommes italo-américains. Il est de Manhattan et je suis du Bronx. Et c'est en nous. Quand tu grandis dans cet environnement, à un si jeune âge... » Ce n'est pas un hasard si c'est le réalisateur qui interprète le premier violeur, même s'il porte pour l'occasion un masque. Cet accessoire cache le visage mais il révèle en quelque sorte l'Homme dans sa généralité, indépendamment de toute caractéristique individuelle.


Thana est à la fois victime innocente et femme fatale, ange de la mort - à personne n'échappera que son prénom est l'apocope de Thanatos. En fin de compte, elle vit une tragédie, comme mue par la passion de la vengeance, dépassée par ce qu'elle a vécu et se sentant investie d'une mission qui la conduit au sacrifice : punir les représentants du sexe dit fort au nom des représentantes du sexe dit faible, ses sœurs - d'où le costume de nonne qu'elle porte à la fin. Dans la façon dont Ferrara filme l'action finale et décisive de Laurie, on ne sait si c'est celle-ci qui porte en avant le couteau pour poignarder Thana ou si c'est Thana qui recule pour se planter elle-même le couteau dans le corps. Un dernier point afin de mettre encore mieux en évidence la dimension complexe et du personnage de Thana et de la vision de Ferrara : le titre original de L'Ange de la vengeance est Ms. 45. Ce chiffre correspond au calibre du pistolet Magnum du second violeur, que s'approprie la jeune femme. Thana, finalement, succombe à la violence exercée contre autrui et qui mine la société américaine, perd son identité et devient l'arme qu'elle utilise et qui est de dimension phallique.

1) Luke Goodsell, « Interview : Abel Ferrara says Ms. 45 terrified a Grindhouse crowd », Rottentomatoes, December 11, 2013.
https://editorial.rottentomatoes.com/article/interview-abel-ferrara-says-ms-45-terrified-a-grindhouse-crowd/
2) Cf. le site http://zoelund.com/
3) Nicole Brenez, Abel Ferrara - Le Mal mais sans fleurs, Éd. Cahiers du Cinéma, Paris, 2008, p.21.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Enrique Seknadje - le 13 février 2020