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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Amour est plus froid que la mort

(Liebe ist kälter als der Tod)

L'histoire

Voyou de son état, Franz Walsch (Fassbinder) refuse de travailler pour un syndicat du crime. Le chef de ce dernier charge alors Bruno (Lommel) d'entrer dans son entourage. Franz et Bruno se lient d'amitié, et composent un étrange trio avec Joanna (Schygulla), la petite amie de Franz.

Analyse et critique

L'Amour est plus froid que la mort et Le Soldat américain composent – avec Rio das Mortes et Les Dieux de la peste – un cycle informel de films noirs contrariés. Où le Fassbinder cinéaste débutant s'avance comme un cinéphile recomposant une jeunesse d'après-guerre à ingurgiter des films américains, ceux de Walsh et les "histoires de pédés de Hawks". L'Amour n'est pas le Citizen Kane de son auteur, mais selon Fassbinder, un autoportrait à un instant donné et "à jeter après usage, n'aspirant pas à l'éternité". Là où d'autres font des polaroïds, Fassbinder gicle des films avec urgence. Fait avec des bouts de bouts de ficelle, ce premier film est réalisé par quelqu'un qui a vu des films et où les personnages ont aussi vu des films. Fassbinder dédie ainsi le film à Chabrol, Rohmer et Straub (1) – ce dernier lui faisant cadeau d'un long travelling nocturne à Munich (non utilisé pour Le fiancé, la comédienne et le maquereau) que RWF intègre. Mais le rapport de Fassbinder à ses idoles est compliqué. Il critiquera la misanthropie d'entomologiste de Chabrol (alors que sa Roulette chinoise est un vrai film d'entomologiste misanthrope) et paraît oublier une influence première du film : Godard et ses films de gangsters.

La panoplie de Jeff Costello "low cost" de Ulli Lommel renvoie aussi à Melville, à son Samouraï et à sa solitude glacée et racée, mais que Fassbinder décline sous une forme aride à en désespérer un caillou. RWF affirmera que l'ensemble - chapeau Delon et bottes de cuir - était une idée d'Ulli Lommel. Ironiquement, cette position d'un auteur acceptant plus ou moins toute influence liberticide (sur le plan artistique) est le sujet même de son premier film : Franz refuse de travailler pour le syndicat du crime, tout en étant prisonnier d'un stéréotype de petite frappe de cinéma. Quand il veut des lunettes, il exige non pas celle de Godard mais celles "rondes du policier qui arrête Janet Leigh au début de Psychose". Extrait d'une interview d'un cinéaste écoutant sélectivement ses idoles :

- A l'époque où vous avez commencé à faire des films, Godard a vraisemblablement été un modèle pour vous, A bout de souffle et Bande à part.
- Non, ni l'un ni l'autre, Godard a commencé à ne plus m'intéresser à partir de Bande à part […].
- Pourtant, la dernière réplique de L'amour est plus froid que la mort ne rappelle-t-elle pas A bout de souffle ?
- Oui, c'est vrai, mais je ne l'ai pas fait consciemment quand je l'ai fait.
- Qu'en est-il de l'influence de Melville sur vos premiers films policiers? Chez vous, comme chez Melville, l'intérêt est davantage placé sur un code de l'honneur, les relations d'amitié entre les gens, bref, sur le côté subjectif de la chose.
- Mais la cause réelle, n'est-ce pas lorsque nous, Européens, nous réalisons quelque chose qui est lié à notre expérience du cinéma américain, notre conscience d'Européens agit comme un filtre et que cela donne un résultat différent? Ce que je veux dire, c'est que je n'ai peut-être pas besoin de voir le monde à travers les yeux de Melville […]
(interviewé par Wilfried Wiegand en 1974).

L'amour est un film violent, mais pas à cause de ses gangsters. Par la forme d'abord, que RWF reprendra pour Le Bouc : les plans fixes jusqu'à l'épuisement, la lumière blanche, les mouvements de caméra radins ("trop de possibilités techniques tuent la pureté d'un film : après, ce n'est que du jeu", disait RWF en 1969) et cette volonté de casser l'illusion d'un film noir, d'un film tout court. Fassbinder joue sur l'absence de moyens – qui devient distance théâtrale - pour déstabiliser un spectateur qui croit voir un film de gangsters tourné dans le salon du voisin. Et où tout vous dit que c'est le salon du voisin. Un bureau de mafieux sera seulement décoré d'une tenture, et quelques bricoles comme des lunettes noires et un holster entretiennent à peine l'illusion que nous sommes chez des mafieux. Une poursuite en voiture se fait au ralenti comme gelée, et offre l'image bizarre d'un cadavre non pas jeté mais déposé presque rituellement et tendrement sur la route. C'est âpre et beau (lumière blanche sur murs blancs), malgré ou à cause de la pauvreté des moyens.

Punk avant l'heure, Fassbinder nous signifie qu'il n'a rien et que le spectateur va devoir faire avec. Enfin si, Fassbinder détient un atout charme du nom d'Hanna Schygulla (premier film, premier film avec RWF). Son charme canaille - encore un peu refroidi par un jeu atone qu'elle voulait inspiré des actrices du film muet - est un rai de lumière dans ce monde de plomb. RWF se permet aussi une petite scène légère et charmante, pendant de la course au Louvre de Bande à part : des travellings accompagnent Joanna et Bruno joueurs, rapinant dans un supermarché, sur fond de Richard Strauss accolé à un synthétiseur (un avant-goût des collages sonores de La Troisième Génération, Le Mariage de Maria Braun et L'année des treize lunes entre autres).

Si le film est un autoportrait de Fassbinder, qu'y voit-on? C'est une histoire d'hommes où la première femme apparaît au bout d'un quart d'heure à l'écran, et où une amitié masculine est mise à mal par une femme : Bruno est un double implicite de Franz dans la scène où il abandonne sa cravate pour des habits à la Franz et s'allonge aux côtés de Joanna. RWF injecte son thème favori de la vie comme prison, comme impasse balisée par Beckett : "ce qu'on retient de ce film, ce n'est pas qu'une personne en a tué six autres ni qu'il y a eu quelques morts : ce qu'on retient, c'est que le film parle de pauvres types qui ne savent pas quoi faire, qui ont été brusquement projetés là, comme ils sont, des gens à qui on ne donne aucun moyen de s'en sortir – on ne veut même pas aller aussi loin – qui n'ont simplement aucune, absolument aucune possibilité" (interview de RWF de 1969, cité par W. Roth). C'est toujours pas la joie.

On relevait plus haut que les personnages ne citent pas seulement d'autres films mais sont prisonniers de leur rôle de pute ou de gangster. La mise en abîme en devient malaise : on ne joue pas seulement à Delon dans Le Samouraï, on reste absurdement coincé dans un mirage de l'habit. Chez Melville, le héros revêtait imper et chapeau pour devenir iconique. Chez Fassbinder, un héros en oublie que sa mitraillette est factice lors d'une attaque lymphatique de banque. Fassbinder : "ce sont des gens qui, pour vivre ce qu'ils estiment digne d'être vécu, se donnent un rôle qui vraiment n'est pas le leur, c'est vraiment triste, ou c'est vraiment beau, toujours comme vous voulez". Vivre libre sa vie, en apparence.

L'autre leçon de Fassbinder est bien sûr dans le titre. Franz Walsch – qui amalgame le nom de Walsh et celui de Franz Biberkopf, le héros de Berlin Alexanderplatz, roman fétiche de RWF – est le premier d'une longue lignée de héros fassbindériens victimes de l'amour. Amour dessiné comme un cercle vicieux : Joanna fait du mal à Franz par jalousie, mais face à une marque d'amour de Franz, elle reste désespérément froide, regardant la caméra comme pour la prendre à témoin. De quoi, d'ailleurs? "C'est un film contre les sentiments, parce que je crois que les sentiments peuvent être source de manipulation et que les gens en abusent effectivement", dira Fassbinder. Les rapports humains chez RWF sont strictement sadomasochistes : on devrait se débarrasser des sentiments mais on ne peut pas. Ce brouillon minimaliste contient toutes les obsessions à venir de son auteur, qui gueule, veut faire des films contre tout et malgré tout et n'en finira pas de gueuler et de faire des films.


(1) Le film est aussi dédié à "Lilo et Chuncho", référence au western-spaghetti de Damiano Damiani El Chuncho. Lou Castel – qui jouera le rôle principal de Prenez garde à la Sainte Putain – en est un des interprètes.

DANS LES SALLES

CYCLE FASSBINDER 1ère PARTIE

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 18 avril 2018

Présentation du cycle

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 14 décembre 2005