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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Aigle des mers

(The Sea Hawk)

L'histoire

Geoffrey Thorpe, capitaine du navire L'Aigle des mers, est un corsaire mandaté par la reine Elizabeth Ire d'Angleterre pour attaquer les navires espagnols. Capturé alors qu'il était en mission, Thorpe découvre que le roi Philippe II d'Espagne et son ambassadeur Lord Wolfingham veulent lancer secrètement l'Invincible Armada contre l'Angleterre...

Analyse et critique

A l’orée des années 1940, Errol Flynn est l’une des stars les plus populaires de Hollywood, et sans conteste la plus importante à la Warner. Depuis le monstrueux succès de Capitaine Blood en 1935, il s’est malgré lui érigé en sex-symbol et en vedette de films à très gros budgets. Même s’il tente quelques participations fort appréciables dans le domaine du mélodrame et de la comédie (les très bons Green Light, The Sisters, The Perfect Specimen ou encore Four’s a Crowd), et en dépit du solide succès public de ces productions, il n’en reste pas moins associé à l’univers de l’aventure, dans la peau du pourfendeur défendant la veuve et l’orphelin. La Charge de la brigade légère le consacre définitivement star du film d’action épique, La Tornade soigne sa figure de héros romantique, Le Prince et le Pauvre en font un ami des enfants, Les Aventures de Robin des Bois lui donne une stature indétrônable (celle du héros définitif du film d’aventure), La Patrouille de l’aube le replace avec brio dans un contexte guerrier plus moderne, et Les Conquérants le fait entrer à grands coups de Technicolor dans le western. Force est de constater que, dans son genre, personne n’a jamais pu remplacer Errol Flynn, et que sans doute personne n’y arrivera jamais. Une chose dont Jack Warner était certainement convaincu, puisque ayant tenté de le remplacer à l’occasion afin de pouvoir mieux contrôler l’aura de Flynn, il reviendra vers son poulain pour lui donner le rôle principal de L’Aigle des mers : un aveu indirect mais capital concernant le caractère unique d’un acteur hors norme à la ville comme à l’écran, et dans le cœur du public. Au sommet de sa gloire, il va alors traverser la décennie suivante en infléchissant son image à l’écran, en alternant les projets avec un certain sens de la variation, tout en rencontrant un nouvel ami et allié exceptionnel au sein de la Warner, le très grand metteur en scène Raoul Walsh. Pour l’heure, le comédien doit composer avec un réalisateur non moins talentueux, le dictatorial Michael Curtiz (avec qui il aura néanmoins tourné un total de 11 films).

Ce dernier est alors lui-même au sommet de sa carrière, aussi bien artistiquement que commercialement, et il est ainsi régulièrement choisi par la Warner pour mener des projets délicats, budgétés et demandant une maîtrise hors du commun. Paradoxalement, les deux hommes sont donc aussi antagonistes que complémentaires, le réalisateur maintenant sa vedette sous pression, transformant ce binôme en usine à chefs-d’œuvre et autres très bons films. Depuis le début des années 1930, et ce jusqu’au milieu des années 1940, Curtiz s’affirmera comme l’un des meilleurs réalisateurs de la Warner, ne comptant que Raoul Walsh comme adversaire à sa taille dans le domaine du grand spectacle (ce dernier signera un contrat à la Warner à partir de 1939). Il n’empêche que, pour l’heure, Curtiz est le meilleur, celui à qui aucun projet ne résiste, celui qui vient terminer un film quand un autre metteur en scène est jugé défaillant (qu'il soit crédité ou non au générique), en deux mots celui qui permet à la Warner de mettre en route des films difficiles à monter tout en affublant l’entreprise d’une vision personnelle (conférant ainsi à Michael Curtiz ce statut d’auteur qu’on lui a pourtant souvent refusé). Ayant jugé très bonnes les capacités de William Keighley, habile technicien rodé aux films d’action et parfaitement capable d’emballer de gros films, Jack Warner lui a confié les commandes des Aventures de Robin des Bois qui doit sortir en 1938. Grossière erreur, en plein tournage le projet s’apprêtait à sombrer. Une fois encore appelé à la rescousse, Michael Curtiz démontrait son talent absolu en reprenant entièrement le film, recréant une rythmique et utilisant un Technicolor flamboyant au mieux de ses possibilités. Sa mise en scène permit au film d’atteindre les sommets qui devaient être les siens. Passé à la vitesse supérieure depuis Capitaine Blood, Curtiz est l’homme de n’importe quelle situation, ne se sentant jamais en difficulté (sauf avec Flynn), réalisant avec le même talent des films à grand spectacle et des œuvres plus personnelles. L’année 1940 marque encore impitoyablement son hégémonie au sein du studio, réalisant quatre films inoubliables : La Caravane héroïque, L’Aigle des mers, La Piste de Santa Fe et Le Vaisseau fantôme. Entre Flynn et lui, le torchon brûle. La star lui reproche son manque d’humour, son attitude trop sérieuse et régulièrement méprisante. De son côté, Curtiz ne supporte plus ce qu’il considère comme des caprices de Flynn, ainsi que son manque d’investissement personnel. Pourtant, à n’en pas douter, chacun donne le meilleur de lui-même. L’année suivante, après un Dive Bomber chaotique au niveau du tournage, Errol Flynn lancera un ultimatum à la Warner, refusant de tourner La Charge fantastique sous la direction d’un homme avec lequel il ne peut plus travailler. Raoul Walsh reprendra la tâche et réalisera au passage un film homérique, prouvant son immense talent, mais aussi son aptitude à rivaliser avec Curtiz sur les projets les plus importants commercialement parlant. Curtiz va commencer à décliner à partir de la fin des années 1940, tandis que Walsh se renforcera encore.

C’est dans ce contexte en équilibre précaire que va naître L’Aigle des mers. Conçu à partir d’un scénario qui n’est pas sans rappeler Capitaine Blood et Les Aventures de Robin des Bois, et tourné en partie dans les décors de La Vie privée d’Elizabeth d’Angleterre (filmé l’année précédente par Curtiz, avec Errol Flynn et Bette Davis), ce projet destiné à être vendu avant même d’avoir été tourné peut naturellement rendre circonspect. La Warner commencerait-elle à recycler les films dans lesquels sa vedette de premier plan est la plus appréciée ? Est-ce par ce biais l’aveu d’une formule qui commence à tourner en rond ? Non, bien au contraire. Car la recette fonctionne superbement, sublimant chacun de ses apparats et profitant de la mécanique parfaitement réglée d’un cinéaste perfectionniste et d’un acteur principal plus expérimenté que cinq ans auparavant, à ses débuts. Moins frais que Capitaine Blood, mais plus ravageur, plus maîtrisé encore, L’Aigle des mers est une vraie-fausse suite qui laisse loin derrière ses prédécesseurs du genre. A peine tempérera-t-on notre enthousiasme en raison de l’absence d’Olivia de Havilland, dont la fraîcheur pétillante fait défaut à l'ensemble, et de celle de Basil Rathbone, dont la prestation d’ennemi juré de Flynn reste insurpassable. Toutefois, Brenda Marshall surmonte son manque de charisme par une beauté indiscutable et Henry Daniell est un vil faquin de premier ordre. Le public sera donc surpris, mais bel et bien comblé. Claude Rains nous gratifie de sa présence, et cela demeure toujours un plaisir, sans oublier une Flora Robson tout à fait excellente en reine Elizabeth. Difficile de faire oublier la prestation de Bette Davis, dont l’assurance dans le rôle a fait date, et pourtant l’actrice ici présente ne démérite pas, faisant jeu égal avec Flynn durant leurs séquences communes. Une distribution hors pair et soignée, à laquelle s’ajoute entre autres le truculent Alan Hale, indispensable compagnon régulier de la star (presque une douzaine de films ensemble) et l’un des meilleurs seconds rôles de la Warner durant les années 1930 et 1940.

Reste alors Errol Flynn lui-même, dans l’un de ses meilleurs rôles, pour l’un de ses plus grands films, rien que cela ! A l’aise partout, dans les scènes romantiques, humoristiques et de bravoure, il est peut-être encore aujourd’hui l’une des plus belles raisons de voir et de revoir ce film. Il a considérablement progressé depuis Capitaine Blood. Sa prestation était fougueuse, mais aussi en recherche d’équilibre et de justesse, ce qui créait collatéralement une impression de grande jeunesse. Il était en tout cas déjà cet acteur unique au don précieux. Comme tout don, il ne faut pas le laisser en paix, il est nécessaire de le travailler. Bien qu’il s’en soit défendu, car il se pensait souvent médiocre, l’acteur est très vite devenu encore meilleur, perfectionnant cette capacité naturelle formidable qu’il utilisera prochainement dans des films plus ambigus (Saboteur sans gloire, Aventures en Birmanie) ou faisant entièrement confiance à son fantastique abattage (Gentleman Jim). Cadré par la mise en scène de Curtiz, il acquiert ici une dimension légendaire, dimension dans laquelle son physique d’aventurier se déplace avec passion et embrase chaque plan. Avec son sourire en coin, qu’il partage avec le public (tout cela n’est que fiction, détendez-vous), il est plus que jamais cet acteur fabuleux qui, sans se prendre au sérieux, incarne pourtant le plus essentiellement cette figure de justice : une alchimie dont même l’acteur ne devait pas connaître le secret.

L’Aigle des mers est un film merveilleux, au noir et blanc raffiné et composé à la perfection. Les éclairages demandés par Curtiz font merveille et les scènes de dialogues sont aussi soignées que les scènes d’action. Se jouant de la gravité, sa caméra survole une scène de bataille navale littéralement destructrice, basant sa grammaire sur un montage respectant rigoureusement un timing précis, tout en conservant une lisibilité parfaite. Il enchaîne ainsi les effets spéciaux, entremêle les plans rapprochés et les plans larges, libère le duel des deux navires de toute contrainte technique et exécute une séquence d’abordage sans équivalent. Combats, chutes, tirs, cliquetis d’épées, corps à corps et canonnades, rien ne manque, orchestré par un maître d’œuvre précautionneux. Avec une telle ouverture, on peut légitimement se demander comment le film va tenir sur la distance. Et c’est ici que le scénario et Michael Curtiz déploient toute une part de leur génie : en ne recherchant pas la surenchère, à aucun prix. le réalisateur n’a que faire de boucler son film par une scène de navire plus importante encore, de toute façon la chose est impossible. Il va donc offrir une progression intelligente à son récit, multipliant les moments de bravoure visuels (le palais de la reine, la scène des galères...) et proposant une vraie dramaturgie au public. Concernant sa science du montage et son respect du public (une belle progression plutôt qu’une surenchère d’effets, tout en maintenant l’exigence au plus haut niveau technique), et avec 70 ans d’avance, Curtiz met la honte à de nombreux réalisateurs d’aujourd’hui proprement incapables de construire leurs films dans cette optique. Une gifle monstrueuse au système actuel des studios hollywoodiens et à ses films d’action épileptiques.

Initialement prévu en couleur, L’Aigle des mers est pourtant rapidement devenu un film en noir et blanc. Bien qu’il ne s’agisse que d’une décision dictée par des impératifs financiers, ce choix fut miraculeux, permettant à Curtiz de tenter de purs et inattendus instants de poésie. L’exemple le plus flagrant réside dans le choix chromatique concernant le voyage du navire du héros jusqu’à Panama, ainsi que sa mission s’y déroulant. L’image, tirant dès lors vers le sépia, devient délicieusement chaude grâce à ses tons orangés. En éclairant savamment cette structure particulière du récit, Michael Curtiz ne manque ni d’audace ni de savoir-faire. Il fait ressentir alors l’étouffante chaleur des lieux et joue sur les mêmes procédés que pour le noir et blanc, forçant les brillances causées par le soleil, accentuant le malaise d’un retour épuisé sur un navire déserté. Ses angles de caméra sont magistraux et ajoutent à la richesse globale du film qui ne souffre aucune baisse de régime. Le retour vers l’Europe austère et en guerre, ainsi que le séjour prolongé en galère, replongent dans le noir et blanc contrasté. La séquence des rameurs, relativement longue, avec ses souffrances (et sa mort, terrible, sublime) ainsi que son évasion, est par ailleurs l’un des plus beaux morceaux de bravoure du Hollywood de l’époque. Les chaînes arrachées à la structure de bois et coulissant le long des anneaux de prisonniers, le silence des hommes entre eux, la reprise de contrôle du navire... Un moment d’apesanteur comme peu de réalisateurs, y compris à l’époque, savaient le faire.

Loin de s’en tenir à cela, Michael Curtiz a visiblement décidé de rendre la fin palpitante. Contre toute attente, il surpasse l’incroyable séquence d’ouverture par le plus simple des apparats du film de cape et d’épée : le duel à mort. Là encore, et avec des arguments identiques, Curtiz tourne sans doute la plus rythmée des scènes de combat. Les duels à l’épée sont alors connus du grand public, lui en offrir un de plus sans y ajouter quelque chose d’original serait lui faire affront. Et que rajouter ? Un élément d’une simplicité presque enfantine : la vitesse. Sans accélération de l’image (ou alors en de très petites touches peu visibles), le réalisateur filme et monte la meilleure scène de duel possible. Henry Daniell y est doublé, car jugé trop lent pendant le tournage, on ne montre de lui que des gros plans afin de parfaire les raccords. Flynn, lui, est en terrain conquis et il a même endurci son style. Il est plus habile, plus rapide, capable de tenir le duel face à plusieurs combattants à la fois. Vitres explosées, meubles lacérés, couloirs et escaliers dévalés à la vitesse de l’éclair, sans oublier une projection d’ombres sur les murs (référence incontestable aux Aventures de Robin des Bois), l’un de ces coups d’éclat visuels dont Curtiz possède la totale magie. Le spectateur est achevé, et surtout ravi. L’espérance de conclure l’ensemble sur un moment d’anthologie est dépassée. Et que serait cette séquence, et le film dans son entièreté, s’il n’y avait pas la fabuleuse musique d’Erich Wolfgang Korngold ?... Le compositeur, habitué des productions avec Flynn en tête d’affiche, a probablement composé sa meilleure bande originale. L’orchestre s’est déchaîné pour hurler sa joie et déclencher celle du spectateur, et le thème du générique restera longtemps dans les mémoires. Les dernières minutes voient la reine anoblir Geoffrey Thorpe (Errol Flynn) pour son héroïsme et décréter la résistance à l’envahisseur. Dans le film, il s’agit des Espagnols, conquérants de l’Europe entière à cette époque. Dans la réalité, ce discours se rattache alors à l’Allemagne nazie. En effet, en 1940, la guerre fait rage en Europe et les premiers avions de la Luftwaffe de Goering assombrissent le ciel d’Angleterre. Film actuel, donc, mais dans un concept du maintenant et pour toujours, L’Aigle des mers transcende son récit par le thème universel de la résistance à l’oppression.

Michael Curtiz et Errol Flynn sont au nirvana, L’Aigle des mers le démontre brillamment et à chaque instant. Voici un film intemporel, épique et gracieux, symbole d’un Hollywood incarnant plus que jamais l’usine à rêves, l’un de ces films dont on tombe amoureux pour la vie.

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 15 mars 2012