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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Âge des illusions

(Álmodozások kora)

L'histoire

Au milieu des années 60 à Budapest, le quotidien de Jancsi (András Bálint), jeune ingénieur du son : ses amitiés, son travail,  son temps libre, l’obtention d’un nouveau logement, sa vie amoureuse, qu’il reconsidère depuis qu’il a travaillé sur l’intervention télévisée d’une intellectuelle articulée (Ilona Béres).

Analyse et critique

Si Miklós Jancsó est, des cinéastes hongrois, le plus connu à être resté au pays, István Szabó serait le plus fameux à avoir percé dans une carrière internationale. Récit d’initiation professionnelle et sentimentale, L’Âge des Illusions compte parmi ses œuvres de jeunesse, le portrait générationnel d’un groupe de jeunes adultes faisant leurs premiers pas autonomes dans la capitale. Elle a d’abord valeur comme véritable précis d’une époque. Inspiré par Truffaut (une voix-off véloce aux accents romanesques calquée sur le modèle de Jules et Jim), Godard (les portraits de groupe façon Bande à part ou, pour citer un titre à sortir plus tardivement, Masculin/Féminin), Szabó donne vie à l’écran, avec sa troupe de comédiens, à la manière de vivre qui était la sienne et celle de ses amis proches. Celle d’une génération rompue à de nouvelles avancées technologiques, à une libération des mœurs, prompte à des aspirations en décalage avec leurs situations relativement précaires.

Jancsi et ses amis ne communiquent pas, ou alors mal, avec leurs aînés, supérieurs, qui ne voient en ces nouveaux-venus qu’une menace à leur propre gagne-pain. Ils ne se retrouvent ni dans la ligne dure du PC, ni dans le catholicisme ambiant. Ils sont aussi en plein dans la civilisation du loisir. Leurs relations aux filles, quoique globalement bienveillantes, est imprégnée de sexisme (le discours télévisé d’une avocate brillante a sur eux un effet insupportable, une copine mentionne la brute qui lui fait figure d’ex, une autre la malédiction proférée par le sien, qu’elle n’arrive pas tout à fait à ne pas prendre au sérieux). Contrairement aux figures délibérément didactiques de Jancsó, ils sont peu politisés. Ou plutôt, leur souci politique est essentiellement d’ordre générationnel. Ils ne sont pas désinformés pour autant (même sur le ton de la blague, Castro à Cuba est un thème récurrent de conversation). Ils tiennent en somme de la petite bourgeoisie dont l’évolution des mentalités fera dans à peine quelques années basculer l’équilibre des forces, à la fin de leur décennie de vingtaine.

Le style de Szabó étonne par une certaine ampleur, une aisance à traiter de groupes élargis (sauteries, cortèges de rue et séances de bronzette sont légion), une modernité déjà traitée comme un acquis populaire (usage de standards jazz, agilité de sa caméra). Les cinématographies de l’Est (s’il n’y avait rien de déplacé à y inclure la Hongrie) sont souvent à leur meilleur dans des portraits collectifs, un sens de l’intime reflété dans le social même. L’Âge des Illusions témoigne de cette tendance à penser par équipe, là où les Nouvelles Vagues de l’Ouest ont plutôt resserré le prisme individuel, traité à l’os les conflits de chambre ou déambulations urbaines. La mise en scène se passe complètement de gros plans. C’est une parole féminine multi-diffusée qui opère le vacillement de Jancsi. Son trouble et son réajustement conséquent ont pour cause un évènement public. Le film entend autant faire la peinture d’une ville, d’une époque, que de l’art de vivre d’une minorité éduquée qui y fait son nid. Si Szabó ne s’attarde que peu sur des particularités psychologiques, son attention à la manière dont ses personnages s’inscrivent dans leur temps et leur lieu est précise et assurée.

L’émotion naît plus de cette captation d’une Zeitgeist que de destinées individuelles dont la banalité n’est pas occultée. Eva, l’oratrice que Jancsi finit par rencontrer et fréquenter aussi rapidement, se distingue sur ce point par sa force de caractère, une assurance faite d’un alliage d’éloquence et de conviction. Ce sont paradoxalement ses qualités qui à terme creusent un fossé entre cette jeune femme accomplie et un prétendant qui ne se sent pas sentir la comparaison. Ils entrent ensemble dans un hiver chargé de la mémoire d’un pays (la mention des évènements de 56, pas vraiment le moment le plus heureux pour Szabó dont on apprendra plus tard les actes de délation). Le film dans le film d’Eva jouant au temps du stalinisme pour une compagnie de chemin de fer, avec son spot en préambule rappelant les méfaits nazis, est un surprenant moment où la Grande Histoire se raccorde à celle de deux spectateurs. Eva et Jancsi connaissent cette chance de grandir hors de la guerre mondiale. Elle n’a rien d’une évidence quand le souvenir de la Seconde est encore si proche. D’invasions en bombardements, l’histoire hongroise est chargée d’une violence à l’ombre de laquelle les sentiments naissants sont menacés d’obsolescence. Szabó s’inquiète pour ses contemporains en âge d’être à la hauteur de cette mémoire, montre le complexe de son poids. Il associe ces périodes troublées à une enfance dont ils ne sont qu’à moitié sortis.

En s’engageant dans de multiples directions (visite guidée de Budapest, exploration avec Eva de ses arcanes judiciaires et de la misère qui vient s’y asseoir quotidiennement, description clinique de la maladie d’un ami, exposition animée du principe radiophonique, même), L’Âge des Illusions cherche à « tout » mettre, de préoccupations, d’aspirations, de contradictions et d’idiosyncrasies qui forment le mode de vie d’une génération. Qu’il ne réussisse pas systématiquement à tenir le rythme induit par sa volonté d’exhaustivité ne devrait pas être retenu contre lui. Cette difficulté tient au paradoxe même d’un âge qui, pouvant beaucoup entreprendre, ne s’est pas encore fixé sa tâche.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 22 mai 2015