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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Africain

L'histoire

Charlotte, cadre au Club Méditerranée, envisage d'installer un club de vacances au milieu de l'Afrique Centrale. Elle part sur le terrain, accompagnée de son assistant Planchet, afin d'étudier la question et de s'assurer la participation des autorités locales. Aussitôt arrivée sur place, elle fait la rencontre inopinée de Victor, son mari dont elle est séparée. Ancien biologiste, Victor avait fui la civilisation et ses contingences matérielles pour trouver un havre de paix dans l'Afrique des Grands Lacs. Dans son village en bordure d'un parc naturel, Victor mène depuis une vie tranquille sur son bateau à quai, livre le courrier, tient une petite épicerie, pilote son avion au service du directeur anglais du parc afin de mener des missions de protection des animaux et de l'environnement. La rencontre ave Charlotte sera explosive puisque, logiquement, Victor va tout entreprendre pour contrecarrer son projet. Comme si cela ne suffisait pas, il doit aussi combattre les contrebandiers qui massacrent les éléphants pour le commerce de l'ivoire. A leur tête se trouve Poulakis, trafiquant d'animaux raciste et sans scrupules, un personnage épouvantable devenu son ennemi intime.


Analyse et critique

Quand on est un maître de l'élégance, un exemple de légèreté, un défenseur de la fantaisie, un grignoteur du sentiment amoureux, un fonceur qui prend régulièrement congé avec la réalité avec force et éclat, on se doit de conserver le rythme pour entraîner ses partisans dans ses aventures. Si en plus on est un cinéaste dont les traits de caractère listés ci-dessus ont façonné une œuvre enthousiasmante et plutôt singulière au sein du cinéma français, le pari de se maintenir au sommet de son talent de conteur fougueux se complique avec les années. Les débuts en fanfare de Philippe de Broca dès les années 60, avec des films délicieux et virevoltants comme Le Farceur, Cartouche, L'Homme de Rio, Les Tribulations d'un Chinois en Chine, Le Roi de Cœur, Le Diable par la queue ou Le Magnifique, ont défini un monde dans lequel la vitesse, la fraîcheur, l'excentricité, la malice, le rêve, l'aventure, l'inconstance amoureuse et aussi en contrepoint la mélancolie sont des valeurs reines. Il n'est donc pas surprenant que la carrière du réalisateur ait ensuite connu un creux avec des productions moins abouties sur un plan visuel et rythmique, dans lesquelles les coutures servant à façonner son univers apparaissaient plus grossières. Le fait également d'avoir interrompu sa collaboration avec le scénariste loufdingue Daniel Boulanger a entraîné une baisse qualitative des scripts que les quelques travaux avec Michel Audiard n'ont pas totalement réussi à compenser. En même temps, la mélancolie profonde qui sourdait progressivement de ses comédies détonantes ne pouvait qu'émerger avec plus d'acuité avec le temps qui passe, au fur et à mesure que l'âge et ses interrogations furent devenus un sujet d'importance.


Ces questionnements innervaient déjà Tendre poulet en 1978, mais c'est surtout Le Cavaleur l'année suivante avec son personnage de séducteur cinquantenaire invétéré, avide de conquêtes féminines, symboles de jeunesse éternelle et de vitalité pour un homme sûr de ses charmes mais inquiet quant à leur permanence, qui lançait la carrière du cinéaste vers une direction à la fois plus tendre et émouvante. L'alter ego de Philippe de Broca dans ses nouveaux films n'était plus Jean-Pierre Cassel ou Jean-Paul Belmondo, mais Jean Rochefort (dans Le Cavaleur évidemment) et surtout Philippe Noiret. Les fanfaronnades prennent alors un aspect bonhomme, les emportements et les mouvements d'humeur servent plus à se rassurer quant à sa faculté de conserver sa liberté face aux attaques du temps que pour partir à l'aventure ou dans l'imaginaire de façon complètement déraisonnée. Après deux films décevants, On a volé la cuisse de Jupiter (la suite de Tendre poulet) et Psy d'après Gérard Lauzier (moyennement convaincant malgré son sujet accrocheur), de Broca se trouve sans projet réel, tentant de convaincre en vain ses producteurs de miser sur Bleu, Blanc, Rouge, une grande fresque se déroulant juste après le déclenchement de la Révolution Française, et qui marque le retour de sa collaboration avec Daniel Boulanger. Ce projet aboutira enfin six ans plus tard sous le nouveau titre Chouans ! Pour l'heure, de Broca s'engage avec Claude Berri, grand amateur du cinéaste et de comédies en général, qui souhaite travailler avec lui. Le projet, plutôt vague, que lui soumet le producteur-réalisateur doit être une comédie prenant place en Afrique noire. "Afrique", le mot magique était lâché. De Broca voue des sentiments profonds pour ce continent où il partit tourner des documentaires peu après son service militaire. C'est aussi le territoire où se déroulait la guerre d'Algérie qu'il dut couvrir pour le Service Cinématographiques des Armées, le lieu où il fit face à des événements atroces qui sont pour partie responsables de son état d'esprit tourné vers la fuite en avant, le plus loin du réel aliénant si possible.


Le cinéaste est donc emballé par cette idée mais le travail d'écriture à quatre mains avec le grand scénariste Gérard Brach (longtemps complice de Roman Polanski), que lui adjoint Berri, se révèle conflictuel à la longue. De Broca finira par reprendre le scénario à son compte, restant seul maître à bord quant à la nature du récit qu'il s'apprête à mettre en images. On peut se demander ce qui était passé par la tête de Claude Berri pour proposer une telle collaboration (peut-être le fait d'avoir produit Tess trois ans plus tôt, coécrit par Gérard Brach ?). Coresponsable de l'univers tortueux, cruel, labyrinthique, inquiétant, corrosif, absurde et rempli d'humour noir que développe Polanski dans son œuvre depuis Répulsion, Brach est bien loin des préoccupations de Philippe de Broca si ce n'est peut-être la fuite vers l'imaginaire. Mais l'imaginaire du réalisateur français est lumineux, certes surréaliste mais dans une veine légère et primesautière, aérien et romantique, tendre et mélancolique. Ce mariage forcé ne pouvait qu'échouer dans les grandes largeurs. Ce qui ne pouvait pas échouer en revanche, c'est le mariage entre le film d'aventures et la comédie romantique, dont De Broca s'était fait l'initiateur et l'expert en France depuis L'Homme de Rio. Justement, le premier choix du cinéaste pour incarner son personnage de Victor se porte sur Jean-Paul Belmondo. Alors que l'un est l'autre ont désormais atteint la cinquantaine, son souhait est d'explorer les effets de l'âge sur les rêves d'évasion et le sentiment d'aventure et de perdition que connaissent ses héros. Il retrouverait ainsi son deuxième alter ego pour un développement dramatique intéressant sur la nature même de sa personnalité et celle de son cinéma. De plus, dans une sorte de vertige extra-diégétique émouvant, Jean-Paul Belmondo filerait la romance avec Catherine Deneuve, la sœur de Françoise Dorléac, sa partenaire de L'Homme de Rio... Mais Belmondo refuse, ne se sentant probablement pas prêt pour investir ce genre de sujet un poil dérangeant pour une star au sommet de sa popularité au box-office dans des films d'action virils. Avec le recul, on ne peut que lui donner tort étant donnée la fin de carrière pathétique de l'acteur dans ce type de rôle, au sein de films paresseux et sans âme qui ont épuisé une recette autrefois efficace jusqu'à l'os (Le Marginal, Les Morfalous, Le Solitaire...). Philippe de Broca se tournera donc logiquement vers Philippe Noiret, son alter ego actuel, qui se révélera parfait dans la peau de Victor, cet homme bougon mais généreux, qui s'est retiré en Afrique pour fuir le consumérisme et qui a fini par se constituer une nouvelle famille à l'écart de la civilisation.


De Broca reforme ainsi le duo Catherine Deneuve / Philippe Noiret qui illuminait La Vie de château, le premier film de son ami Jean-Paul Rappeneau, dont le cinéma partage quelques points communs avec le sien. Bien entendu, le rapprochement se fait très rapidement entre L'Africain et un autre film de Rappeneau, Le Sauvage, d'autant que Deneuve y tenait dans ce dernier le rôle féminin principal aux côtés d'Yves Montand, celui d'une femme sublime et impétueuse qui venait, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, déranger la tranquillité d'un homme exilé seul sur son île. Rappeneau a eu coutume de dire que son comparse De Broca s'inspirait souvent de ses propres films. Cette boutade amicale, un peu exagérée certes compte tenu du faible nombre d'œuvres que compte la carrière de Rappeneau en près de 50 ans, n'est en tout cas pas injustifiée ici tant les deux films se ressemblent. Hélas, la comparaison, inévitable, dessert L'Africain dont l'alchimie entre ses deux pôles dramatiques - l'aventure exotique et le réveil d'un ancien amour sous forme de comédie de boulevard - n'est pas convaincante sur la totalité du récit.



Fidèle à son habitude, Philippe de Broca débute son film sur un tempo accéléré, l'entrée en matière est rapide avec la présentation des deux personnages principaux, appelés à se rencontrer pour un affrontement inévitable en raison de leurs aspirations opposées et de leur passé commun. Le cinéaste enchaîne les scènes et les plans sur un rythme alerte. En fait, c'est toute la première moitié de L'Africain qui bénéficie d'un découpage vif au sein d'une approche classique de haute tenue qui fait également la part belle aux paysages naturels africains. De Broca, en véritable amoureux de l'Afrique, sait la mettre en valeur et s'attarder sur ses beautés et sa puissance évocatrice avec l'homme "nu" face à la nature et aux animaux sauvages. L'impression de dépaysement ressenti par le spectateur constitue l'une des réussites du film. Le discours écologiste et relatif à la protection des animaux est aussi un thème qui lui tient très à cœur. On peut raisonnablement accorder au réalisateur le crédit d'aborder une problématique rare, à savoir l'exploitation mercantile du continent via le tourisme de masse et le braconnage, ici la tuerie des éléphants en vue de récolter l'ivoire. Mais c'est là que pointe un premier problème puisque un troisième thème vient donc s'ajouter au deux premiers (la volonté de transformer un site sauvage en résidence hôtelière, et le conflit amoureux entre deux époux séparés depuis des années dans le temps et l'espace). L'équilibre entre les trois ne sera jamais vraiment atteint, la romance agitée entre Deneuve et Noiret restant prioritaire. Et si de Broca finit par emmener son couple au fin fond de la savane dangereuse, lui faire croiser des pygmées et combattre comme ils peuvent les braconniers commandés par l'infâme Poulakis, c'est paradoxalement à ce moment-là que le film perd son rythme trépidant. Pourtant les personnages sont à la base bien croqués ; le cinéaste, en fidèle tintinophile, recrée à sa façon l'opposition Capitaine Haddock / Rastapopoulos avec le combat entre Victor et Poulakis, bien campé par un Jean Benguigui détestable à souhait.



Il faut bien sûr s'attarder sur le personnage de Victor, projection partielle du cinéaste dans son film. Comme il l'a souvent accompli depuis Le Farceur, Philippe de Broca créé une famille recomposée, totalement libre, fantasque, bigarrée. C'est celle de Victor dans son petit patelin africain, qui vivote tranquillement sur son bateau - mais dans une ambiance parfois survoltée - avec sa compagne africaine Eugénie et sa tripotée de marmots, entre ses envolées en avion, son petit commerce, son potager et ses repas avec l'Anglais Patterson, l'auguste directeur du parc naturel (formidable Jacques François). Hélas, on aurait souhaité encore plus de folie et de ruptures de ton dans la caractérisation de ce microcosme coloré ; c'est là d'ailleurs que l'absence de Daniel Boulanger au scénario se fait cruellement sentir. Pour faire transparaître son bonheur de se retrouver sur ce territoire laissant libre cours à ses petits plaisirs revigorants, de Broca, amateur du cinéma américain, tourne aussi une séquence - gratuite mais plaisante - dans laquelle il fait chanter du blues à Eugénie, accompagnée au piano par Bako, l'homme à tout faire de Victor. Un scène musicale qui a lieu sur le bateau nommé... African Queen II en hommage au célèbre film de John Huston. L'arrivée inopinée de Charlotte, venue remettre en cause son mode de vie, constitue bien entendu l'argument dramatique principal, celui qui sera le mieux exploité. D'abord parce qu'il est matière à créer bon nombre de situations humoristiques pour un couple partagé entre un amour réfréné et une tendance irrésistible à l'affrontement verbal, ensuite de par ce qu'il véhicule comme sentiments liés aux sacrifices que l'on doit accepter afin d'obtenir sa liberté. Dans L'Africain, la liberté est souvent symbolisée par l'avion, qui permet à Victor de prendre le large seul, de vaquer à ses occupations quotidiennes ou encore de lutter contre son ennemi. Dans ce choix à opérer, à la fois douloureux et plein de promesses, le principal sacrifice reste l'amour, le vrai. La maturité venant, ce sont ces questionnements qui animent Victor et Charlotte, chacun restant finalement campé sur ses positions respectives alors que, dans ce paysage aussi dangereux que magnifique et capable de révéler leur moi profond, ils se rapprochaient peut-être d'un point de bascule susceptible de relancer totalement leur vie. C'était également le quotidien de Philippe de Broca, qui pratiquait l'art de la fuite comme personne et qui matérialisaient ses rêves d'évasion dans ses films.


L'un des aspects positifs de L'Africain est évidemment la complicité existant entre Catherine Deneuve et Philippe Noiret qui forment un duo de charme. La comédienne, même si son tempérament volcanique était mieux exploité dans Le Sauvage, parvient toujours à enflammer l'écran par sa beauté, son énergie et sa subtilité quand il s'agit de faire ressentir la profondeur des sentiments tapie derrière l'abattage comique. Noiret, de son côté, est à son meilleur dans son rôle d'aventurier bourru et retors, tendre et colérique à la fois, partagé entre l'amour vivace pour son épouse et son attachement à sa nouvelle vie. Et le film de se conclure un peu comme il a commencé, par le vol d'un avion qui reprend sa trajectoire vers son "port" d'attache, soutenu par la musique mélancolique de Georges Delerue. Ce dernier, autre complice fidèle du cinéaste, est le dernier atout de ce film somme toute sympathique. Les compositions amples de Delerue, assumées tantôt comme des hymnes à l'aventure tantôt comme des contrepoints humoristiques, magnifient les images rapportées par de Broca de l'Afrique et traduisent une affection pour tout ce petit monde peuplant ces terres. Il y a un thème parmi d'autres, soumis à plusieurs variations tout au long du film, qui retient l'attention ; c'est le thème romantique évoquant le lien affectif étroit mais compliqué entre Deneuve et Noiret. Ce morceau est peut-être l'un des plus émouvants composés par Georges Delerue au cours de sa prolifique carrière en France et aux États-Unis ; il porte toute la mélancolie du film et celle inhérente à l'œuvre entière de Philippe de Broca, au sein de laquelle L'Africain occupe certes une place relativement mineure mais parvient à inscrire un nouveau jalon d'une filmographie bien plus cohérente qu'il n'y paraît.


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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 4 octobre 2014