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Critique de film
Le film
Affiche du film

Kapo

(Kapò)

L'histoire

Paris, Seconde Guerre Mondiale. Edith, jeune parisienne juive, est déportée avec ses parents vers les camps de la mort. Aidée par d’autres détenues, elle change son nom en Nicole et échappe à la crémation en se faisant passer pour une prisonnière de droit commun. La jeune femme survit, difficilement. Un jour, elle se prostitue, puis sympathise avec un officier allemand. Elle est alors promue Kapo…

Analyse et critique

Qu’on le veuille ou non, Kapo, c’est avant tout l’une des batailles d’Hernani les plus fameuses de la cinéphilie moderne : le film de Gillo Pontecorvo est marqué au fer rouge par le débat acharné qu’il suscita à sa sortie, et qu’il continue de provoquer. Pas un journal, pas un magazine qui ne se soit à nouveau penché sur la fameuse controverse à l’occasion de la parution du film en DVD, quelques 47 ans après la sortie du film en France. L’occasion était d’ailleurs trop belle pour les Cahiers du cinéma et Positif qui, comme à leurs plus belles heures, ne se sont pas privés cet été de croiser le fer à nouveau dans des éditos rageurs. Aujourd’hui encore, et peut-être même plus qu’à sa sortie, Kapo semble condamné à en être réduit à son seul travelling, et au débat intense qui l’entoure.

Tourné en 1959, Kapo sort sur les écrans français deux ans plus tard. Aux Cahiers, c’est Rivette qui s’y colle, dans le numéro 120. Au même titre qu’Une certaine tendance du cinéma français de François Truffaut, sa chronique constituera l’un des articles fondateurs de la cinéphilie moderne... Intitulée De l’abjection, cette courte notule consacrée au Pontecorvo va susciter commentaires indignés, vivats passionnés, éditos atrabilaires, et même vocations critiques - comme l’expliquera Serge Daney dans un article de Traffic presque aussi célèbre et controversé que l’original [1]. Le futur réalisateur de La bande des 4, et Daney 30 ans plus tard, y posent chacun à leur manière les jalons d’une théorie sur le formalisme, question cruciale qui trouve son point critique dans la représentation filmée de l’indicible : la solution finale.

Comme le note Antoine de Baecque (ex des Cahiers du Cinéma) dans La cinéphilie [2], "Godard fut l’un des premiers à vouloir avancer une morale de la représentation de l’extermination, refusant tout esthétisme à ce propos. Ce qui choque en effet Godard, « c’est une certaine facilité à montrer des scènes d’horreur, car on est vite au-delà de l’esthétique ». Il dénonce, en prenant l’exemple d’un film récent, Le Procès de Nuremberg, l’obscénité « d’esthétiser l’horreur », comparant ce genre de procédés à « des images pornographiques »". Jacques Rivette ne fait finalement qu’appliquer cette théorie au film de Pontecorvo, de manière assez frontale : "On a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : « la morale est affaire de travellings » (ou la version de Godard : « les travellings sont affaire de morale ») ; on a voulu y voir le comble du formalisme (…). Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la mise en scène, de l'acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu'il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c'est le ton, ou l'accent, la nuance, comme on voudra l'appeler - c'est-à-dire le point de vue d'un homme, l'auteur, mal nécessaire, et l'attitude que prend cet homme par rapport à ce qu'il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s'exprimer par le choix des situations, la construction de l'intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique. Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l'on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus".

45 ans plus tard, ce texte violent reste une borne, sorte de frontière symbolique séparant deux camps bien distincts et irréconciliables : Kapo et son travelling, on est pour, ou on est contre [3]. De même que l’on est d’accord, ou non, avec les questions d’éthique soulevées par Rivette : même maîtrisé, le formalisme léché de Pontecorvo s’accommode-t-il d’un sujet aussi sensible ? L’efficacité, cette "joliesse" dont parle Gaspard Noé [3], est-elle conciliable avec une représentation de la Shoah ? Même armé des meilleures intentions (Pontecorvo est un progressiste convaincu, ancien Résistant, et son film est l’un des premiers témoignages de fiction sur la déportation), un cinéaste a-t-il tous les droits quand il dépeint la solution finale ? Ces questions soulevées par le critique sont primordiales et instaurent dès 1961 un débat capital, relayé 40 ans plus tard par Claude Lanzmann lors de la sortie de La liste de Schindler : comment filmer les camps de la mort ? Quel angle adopter ? En 1961, Pontecorvo est l’un des premiers à s’y risquer, et le retour de bâton va être violent…

Première chose, étonnante : au regard du reste du film, et notamment de sa dernière demi-heure, le travelling honni se révèle d’une relative sobriété. Après qu’Emmanuelle Riva se soit jetée sur les barbelés, la caméra avance pour un léger recadrage sur le corps inerte de la suicidée. Fondu au noir, et fin du fameux plan. Si aujourd’hui encore, on ne voit que ce travelling, c’est plus pour sa réputation, son intérêt "historique" et critique que pour sa présumée abjection : la mise en scène de Kapo s’avère en fin de compte plus sobre que la mythologie entretenue par le papier de Rivette ne le laissait craindre. Certes, avec son noir et blanc étudié, ses contrastes travaillés, son art du cadrage, du sur-cadrage, de la musique ou du plan-séquence, le film est l’oeuvre d’un formaliste (doué), mais celui-ci n’avance pas masqué : oui, Kapo est un spectacle, efficace, et qui se revendique comme tel, ne faisant l’économie d’aucun artifice de mise en scène. Dans le même temps, la minutie de la reconstitution, un souci de véracité évident et, n’en déplaise à Rivette, une certaine pudeur, font du film de Pontecorvo une œuvre autrement plus complexe que ce film censément amoral et abject voué aux gémonies depuis 47 ans. Tout au plus, le cinéaste fait-il preuve d’une certaine candeur en mélangeant une pointe de néo-réalisme (Visconti et Rossellini furent les premiers à défendre le film) à une narration très "hollywoodienne".

Car paradoxalement, et Rivette n’en parle pas (Daney encore moins, qui n’a pas vu le film), le film pêche en fait ailleurs, via des procédés bien moins raisonnables que ce simple travelling, faux procès choisi pour l’exemple...

Après un pré-générique d’une concision glaçante et qui plonge dans l’horreur des camps en cinq minutes terrifiantes, le scénario (pourtant d’une sobriété notable dans son premier tiers) s’enfonce peu à peu dans le mélo bas de gamme, avec l’arrivée dans le camp de prisonniers russes. Les rouages scénaristiques se grippent, et la romance (pas forcément invraisemblable pour autant) édulcore à ses dépends une œuvre jusqu’alors éprouvante et accomplie. Pontecorvo se brouilla un temps avec son scénariste, Franco Solinas, initiateur de ce virage à l’eau de rose qui plût tant aux producteurs italiens qu’ils l’imposèrent au final. Faute de goût majeure, la bluette entame sérieusement le crédit du film.

En cause aussi, la psychologie d’Edith/Nicole, pourtant campée par une très convaincante Susan Strasberg - fille du célèbre professeur d’art dramatique Lee Strasberg, remarquée pour sa composition d’Anne Franck sur les planches. Jeune juive qui se fait passer pour une prisonnière de droit commun afin d’échapper à la mort, son accession au rang de Kapo semble par trop mécanique, éludant les implications forcément déstabilisantes de cette "promotion" : jamais Edith ne semble vraiment ébranlée par les conséquences de sa nomination, d’ailleurs habilement dissimulée derrière une ellipse grossière.

Enfin, acoquinée avec un SS, la jeune femme trouvera une rédemption dans un final trop pompeux pour être honnête : on crie haro sur la mise en scène de Pontecorvo, plutôt retenue, quand c’est le script conformiste et racoleur de Solinas qui gangrène finalement le projet. Mise en scène estimable, scénario regrettable : Kapo est un film bancal, sur un sujet qui ne saurait souffrir aucun égarement

On comprend alors mieux son importance dans l’histoire de la critique. Voilà un film qui donne prise à tous les débats. C’est aussi en cela qu’il est, sinon réussi, du moins important : même si ce n’était sûrement pas l’intention du cinéaste, Kapo n’est pas taillé pour les Dossiers de l’Ecran, mais plutôt pour les cinémathèques et les foires d’empoigne cinéphiliques… Comme s’il en disait finalement autant sur la Shoah que sur la critique, sur les camps de la mort que sur la mise en scène de l’Histoire au cinéma. En cela, Kapo est une date, et il est passionnant. Triste hasard, Gillo Pontecorvo vient de disparaître à l’âge de 86 ans, le 12 octobre dernier. Alors que son chef-d’œuvre, La bataille d’Alger, figure aujourd’hui en bonne place dans les cinémathèques du monde entier, il faut revoir Kapo avec un œil neuf, et relire dans la foulée les écrits de Jacques Rivette. Se joue là, dans ce "dialogue" entre le film et le journaliste, tout un pan de la cinéphilie moderne, et une certaine conception de la mise en scène défendue (ou battue en brèche) par la critique française. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce film équivoque, dont les qualités et les défauts sont presque aussi captivants que la prose qu’il aura engendrée depuis bientôt 50 ans.

1. "Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seulement « Octobre », « Le Jour se lève » ou « Bambi », il y a l’obscur « Kapo », film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo. « Kapo » ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu « Kapo » et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte : la critique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans « Les Cahiers du cinéma ». C’était le numéro 120, l’article s’appelait « De l’abjection », Rivette avait 33 ans et moi 17. Je ne devais jamais avoir prononcé le mot « abjection » de ma vie. Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : « Voyez cependant, dans « Kapo », le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Ainsi, un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait – à l’évidence - être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison. Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur : la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, « le travelling de Kapo » fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excédé de l’article de Rivette, je sentais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me paraissait logique que le cinéma soit la caisse de résonance privilégiée de toute polémique. La guerre d’Algérie finissait qui, faute d’avoir été filmée, avait soupçonné par avance toute représentation de l’Histoire. N’importe qui semblait comprendre qu’il puisse y avoir – même et surtout au cinéma - des figures taboues, des facilités criminelles et des montages interdits. La formule célèbre de Godard voyant dans les travellings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas".
Serge Daney : Le travelling de Kapo - Traffic n°4, automne 1992

2. Antoine de Baecque : La cinéphilie, invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968 (Hachette Littératures)

3. Exemple parmi tant d’autres, cette interview de Gaspard Noé accordée aux Inrockuptibles (17 février 1998, entretien avec Olivier Père) à la sortie de Seul contre tous.

Ton personnage est obsédé par la morale. Qu'est-ce que ce mot signifie pour toi en tant qu'homme et en tant que cinéaste ?
La morale, c'est un terme tellement galvaudé qu'on ne sait plus ce que cela veut dire. C'est très catholique de parler de morale, très occidental aussi. A propos de Kapo (1960) de Gillo Pontecorvo, qui ensuite a réalisé ce chef-d'oeuvre qu'est La Bataille d'Alger, Jacques Rivette a écrit dans les Cahiers du cinéma que le film était abject, sans morale. J'ai vu le film. Quelqu'un essaie de s'échapper d'un camp de concentration et meurt dans les barbelés. Il y a un travelling sur sa main effectivement, ça fait joli et une musique derrière qui accentue le côté dramatique, le genre d'effet que l'on voit aujourd'hui dans Titanic ou Il faut sauver le soldat Ryan. Je pense que s'il s'est indigné contre le film, c'est pour d'autres raisons : un Italien qui fait un film sur une petite Juive française qui devient kapo pour survivre dans les camps, avec l'idée de rédemption à la fin... Le film avait eu un effet négatif sur pas mal de gens, mais essentiellement en France, de même que pour La Bataille d'Alger.

Mais pour Rivette, le film n'était qu'un prétexte pour dénoncer une certaine façon de filmer la violence ou la guerre, que l'on retrouve en effet plus tard dans Il faut sauver le soldat Ryan, par exemple.
Ce que tu peux reprocher au film de Spielberg, c'est son discours pro-américain un peu manichéen. Même si le début est magnifique, on entre ensuite dans une narration très traditionnelle. Pour Kapo, il n'y avait pas de quoi s'indigner. C'est un film frontal, alors que le cinéma est peuplé de films beaucoup plus fourbes. A cause du scandale provoqué par le film de Pontecorvo, soi-disant le plus immoral de tous les temps, je voulais mettre la musique de Kapo à la fin de Seul contre tous, mais j'ai dû y renoncer pour des problèmes de droits ! Je ne vois pas pourquoi on peut s'indigner du travelling de Kapo et pas de la musique au piano de Nuit et brouillard.

Mais Nuit et brouillard d'Alain Resnais n'est pas une fiction.
Oui, mais il y a un artifice maniériste. Si tu décides de traiter d'un sujet grave, est-ce que tu dois clouer ta caméra au sol et n'utiliser aucun artifice ? Je crois qu'à partir du moment où tu fais un film, tu t'exprimes par les mouvements de caméra, les choix des éclairages, l'exposition de l'image. Il ne s'agit pas de morale mais de point de vue. Un cinéaste retransmet dans son film, plus ou moins bien, sa perception émotionnelle du monde. La perception de Pontecorvo sur les camps n'était pas la même que Rivette, qui n'a d'ailleurs jamais pris le risque d'aborder le sujet. Cependant, à part cet article, je respecte beaucoup l'oeuvre de Rivette.

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Par Xavier Jamet - le 9 octobre 2006