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Critique de film
Le film
Affiche du film

Junkopia

L'histoire

Des sculptures étranges, fabriquées par des artistes anonymes avec les déchets rejetés par la mer, peuplent une plage vide de toute présence humaine. De Junkopia à San Francisco, il n’y a qu’un pas, que Chris Marker nous invite à franchir.

Analyse et critique

« Chris Marker, c’est un peu le plus célèbre des cinéastes inconnus. » C’est ainsi que commence la préface du livre de Recherches sur Chris Marker, dirigé par Philippe Dubois. Et d’une certaine manière, Junkopia est peut-être le plus célèbre des films inconnus de Chris Marker. Célèbre, car largement diffusé sur la toile et auréolé du César du meilleur court métrage documentaire en 1983. Inconnu, car ce film très court, finalement peu commenté, est comme la plupart des œuvres de son auteur entouré de zones d’ombres et de mystères.

Pourtant, le contexte de fabrication de Junkopia ne manque pas d’intérêt et coïncide avec la réalisation de l’œuvre la plus célébrée de Marker, Sans Soleil. En 1981, le cinéaste, alors en pleine préparation de ce dernier, part aux Etats-Unis pour sillonner les lieux de son film fétiche, Vertigo. Les plans de Junkopia ont donc été filmés à San Franscisco, au mois de juillet, sur la plage d’Emeryville, par une équipe réduite.

Dans le générique de fin, trois noms attirent l’attention. Le premier, Frank Simeone, ici crédité à l’image, est un producteur qui a travaillé pour Zoetrope Studios, ce qui permet de comprendre en partie les remerciements adressés à cette fameuse société de production dans le générique de fin, même si Junkopia, tout comme Sans Soleil, a été produit par Argos Films. Le deuxième nom, plus glamour, est celui d’Arielle Dombasle, présentée comme la "voix" du film, ce qui s’avère un brin paradoxal car le court métrage n’est agrémenté d’aucun commentaire off. En fait, la voix de Dombasle (également créditée au chant dans Sans Soleil) a juste été insérée dans la bande sonore, sans qu’elle ressorte de manière particulièrement évidente. Enfin, un troisième larron, le plus important par sa fonction, est mentionné au générique : il s’agit du grand compositeur Michel Krasna (le frère de Sandor Krasna, personnage clé de Sans Soleil), à l’origine de la partition si singulière de Junkopia. En réalité, Michel Krasna n’est autre qu’un des nombreux pseudonymes de Christian Bouche-Villeneuve, alias Chris Marker, qui décidément aime multiplier les fausses pistes.

Ce nouveau pseudonyme n’est pas qu’un gag de la part du cinéaste. Au contraire, il permet de mettre toute la lumière sur l’une des réussites de Junkopia : la musique, et plus largement le son, deux éléments très importants dans l’œuvre du réalisateur. Si Chris Marker est un touche-à-tout de génie, il n’est évidemment pas un compositeur de la trempe de Bernard Herrmann, ce qui ne l’empêche pas de transcender ses faibles moyens techniques et financiers pour créer des formes originales, imparfaites esthétiquement, mais qui fonctionnent toujours à merveille. Dans Junkopia, la musique inquiétante et étrange confère une tonalité "s-f" au court métrage. La trame sonore relève toute la saveur fictionnelle des images documentaires montées à l’écran. Le son oriente notre perception et favorise le déploiement de notre imaginaire. C’est une musique angoissante, abstraite, qui se mêle habilement aux bruits et aux bribes de voix qui se glissent à l’arrière-plan de la bande sonore.

Atmosphère de science-fiction, ambiance de lendemain de Troisième Guerre mondiale, images aussi bien insolites que glaçantes, pas une âme qui vive, aucune voix off (ce qui est suffisamment rare pour être signalé quand on parle d’un film de Marker)... mais qu’est-ce donc que ce Junkopia ? C’est d’abord un titre étrange, contraction de junk et de topia, que l’on peut traduire par "lieu des détritus". En réalité, des artistes anonymes ont récupéré des déchets rejetés par la mer pour créer toutes ces sculptures insolites, recréations d’objets ou d’animaux de tous genres : avion, kangourou, locomotive, oiseaux... Sorte d’utopie laissée à l’abandon, Junkopia a quelque chose qui rappelle aussi la Zone imaginée par Tarkovski dans Stalker dont Marker s’inspire largement dans Sans Soleil.

Junkopia repose sur un paradoxe spatial, puisqu’il s’agit à la fois d’un lieu imaginaire de fiction et de récréation, et d’un lieu réel, déterminé avec précision dès les premières secondes du cout métrage (« par 37°45’ de latitude nord et 122°27’ de longitude ouest »). Il y a un autre paradoxe, temporel cette fois, qui se dessine dans la deuxième partie du court métrage, lorsque le monde réel et la ville finissent par surgir de nulle part. C’est un choc entre deux mondes qui s’opère au sein même des plans et par le montage : d’un côté, le monde science-fictionnel de Junkopia, qui semble recréer la préhistoire de notre civilisation moderne, et de l’autre côté de la barrière, l’image réelle de cette modernité, fourmillante et bruyante. Un jeu d’opposition clair se dessine entre le vide et le plein, entre l’atemporel et l’actuel, entre l’objet inutile, abandonné, qui retrouve sa nature extraordinaire grâce à la main de l’artiste, et l’objet utile, quotidien et donc banal. Ce court métrage propose donc une réflexion sur l’art et sur la nature des objets qui change en fonction du regard que l’on porte sur eux : objet d’art, d’abstraction et de fiction dans Junkopia, objet réel et concret sur l’autoroute qui jouxte la plage. Ce montage de photographies en mouvement esquisse en même temps une réflexion sur l’espace-temps et nous invite à relativiser l’évolution et les progrès de la société contemporaine à l’échelle de l’Histoire : toutes ces voitures qui circulent sur les routes californiennes ne sont que les vestiges futurs de notre propre civilisation et  les objets de notre quotidien ne sont que des déchets en puissance, voués à hanter un jour Junkopia. Ce vertige du temps et de la mémoire est un motif récurrent dans toute l’œuvre de Chris Marker, notamment dans La Jetée qui, faut-il le rappeler, s’inspire très fortement de Vertigo.

Enfin, ce court métrage est surtout un objet d’impressions visuelles et de sensations sonores, renforcé par l’absence de voix off. Par sa durée, son atmosphère étrange, sa structure simple, Junkopia est un film apparemment facile d’accès, ni vraiment fictionnel, ni vraiment documentaire, et qui constitue une porte d’entrée saisissante dans la planète Marker. En même temps, ce court métrage n’est pas à sous-estimer : une fois que l’on possède quelques clés pour déchiffrer l’univers et les thèmes du cinéaste, il est bon d’y revenir pour en reconsidérer les enjeux et en saisir toute la force poétique.

DANS LES SALLES

MARKER "TOUt COURT"
Un programme de quatre courts metrages de chris marker :
la jetee - dimanche a pekin - junkopia - vive la baleine

DISTRIBUTEUR : TAMASA
DATE DE SORTIE : 16 OCTOBRE 2013

Le Dossier de presse

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Par François Giraud - le 8 novembre 2013