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Critique de film
Le film
Affiche du film

Jubilee

L'histoire

Dans l’Angleterre du XVIe siècle, la reine Elizabeth Ière (Jenny Runacre) demande à son conseiller John Dee (Richard O'Brien) - par ailleurs astrologue et alchimiste - d’invoquer l’ange Ariel (David Brandon). La créature céleste apparaît bientôt, offrant alors à la souveraine de voyager dans le temps. Flanquée de John Dee et de sa dame de compagnie (Helen Wellington-Lloyd), la souveraine embarque grâce à Ariel pour une Angleterre future. Située en un temps mal déterminé - la fin du XXe siècle, le début du suivant ? -, l’Albion à venir qu’explore Elizabeth Ière revêt des allures ouvertement dystopiques. (1) La plupart des institutions politiques et économiques à l’origine de la puissance britannique se sont effondrées, laissant place à un chaos quasi général. Profitant de celui-ci, une bande de Londoniennes réunissant Bod (elle aussi jouée par Jenny Runacre), Crabs (Nell Campbell), Mad (Toyah Willcox) et Amyl Nitrite (Jordan) mène une existence affranchie de toute morale. C’est à quelques moments de la vie libertaire et cruelle de ce gang de filles que va magiquement assister Elizabeth Ière durant Jubilee...

Analyse et critique

Derek Jarman avait avec Sebastiane - son premier long métrage datant de 1976 - affirmé une conception du cinéma comme un art ayant avant tout vocation à montrer l’invisible. En poussant très loin sa relecture gay du martyr de Saint Sébastien - notamment par son imagerie para-pornographique -, Sebastiane exposait frontalement l’homosexualité à une société britannique toujours encline à invisibiliser cette orientation sexuelle "déviante". D’homosexualité il est encore question dans Jubilee, le deuxième long métrage de Derek Jarman sorti sur les écrans du Royaume-Uni en 1978. Mettant en scène plusieurs figures masculines bi- ou homosexuelles - tels les frères incestueux Angel (Ian Charleson) et Sphinx (Karl Johnson) ou bien encore Borgia Ginz (Jack Birkett), "folle" flamboyante -, Jubilee comprend encore des séquences érotiques gay lorgnant parfois vers le X. Comme celle dépeignant les très chaudes heures d’un club londonien : le montage alterne alors des visions du dancefloor sur lequel s’enlacent des policiers - dont l’un privé de pantalon ainsi que de sous-vêtements... - et du backroom où se déroule une étonnante partouse christique puisque les nombreux participants sont grimés en Jésus et en apôtres !

Le désir socialement dissimulé qu’est l’homosexualité n’est cependant pas l’unique forme d’invisible révélée par Jubilee. Le périple temporel organisé par l’ange Ariel - lui-même incarnation à l’écran d’une autre manière d’invisibilité qu’est l’occulte - entre passé élisabéthain et futur science-fictionnel permet aux spectateurs et spectatrices de porter le regard sur des époques qui, sinon, leur demeureraient inaccessibles.


Sans doute l’Angleterre du XVIe siècle apparaîtra de prime abord bien plus séduisante que celle à venir imaginée par Derek Jarman. Les scènes liminales de Jubilee - mettant en scène Elizabeth Ière en l’un de ses palais - dessinent un univers aux allures d’âge d’or. Evoluant entre l’impeccable raffinement d’un jardin à l’anglaise et le clair-obscur distingué d’un salon d’apparat, le film campe des personnages d’une sophistication tant vestimentaire que rhétorique. D’une élégance sobre - Dee, Ariel - ou spectaculaire - Elizabeth et sa suivante -, tous et toutes s’expriment en une langue soigneusement recherchée. Agrégeant références philosophiques et mystiques avec une sophistication toute poétique, les échanges entre la souveraine, le mage et l’ange composent quelques scènes d’une pièce shakespearienne apocryphe. Et il n’est pas jusqu’aux chiens royaux qui ne participent de cette splendeur de l’Albion élisabéthaine, aussi gracieux à leur canine façon que leur souveraine maîtresse !


Si tout semble n’être que luxe, calme et volupté dans la Renaissance anglaise dépeinte par Jubilee, le Royaume-Uni futuriste qu’il met en scène baigne pour sa part dans la misère, le chaos et la souffrance. Cette sombre trilogie structure les premiers aperçus d’une Londres aux rues ruinées - à la fin des années 1970, les Docklands en déshérence offraient encore leur lot de friches industrielles propices aux fantasmes dystopiques -, émaillées de carcasses flambantes de voiture ou, plus sinistre encore, d’un landau... Dans ces artères en proie à la destruction errent des bandes brutales. Les unes s’en prennent, en un déchaînement d’une violence collective et lâche, à des passant isolés. Les autres détroussent les cadavres encore chauds d’accidenté.e.s de la route. Plus aucune institution ne semble en mesure de rétablir un semblant d’ordre dans cette jungle urbaine. Puisque les ultimes policiers s’y avèrent aussi cruels et iniques que les membres des gangs battant le pavé londonien.


Peut-être le public éprouvera-t-il alors face à cette Angleterre no future la même surprise angoissée que celle affichée par Elizabeth Ière et sa suite après qu’Ariel les y a projetées. D’autant plus que le périple temporel de la souveraine renaissante est parsemé des cadavres des victimes du gang de Bod. Parmi celles-là on compte notamment la reine Elizabeth II elle-même, et dont Bod arbore la couronne après avoir coursé la monarque, puis l’avoir occise dans la désolation d’un terrain vague... Si cette étonnante séquence de régicide se teinte d’un humour absurde et grotesque - l’ombre des Monty Python semble planer par moments sur Jubilee -, elle n’en participe pas moins du nihilisme cruel imprégnant l’Albion prophétisée par Derek Jarman.

L’on se gardera cependant de pointer quelque relent réactionnaire dans cette mise en regard de la beauté policée de l’Angleterre élisabéthaine et de l’horreur sauvage d’un Royaume plus que désuni... Tout d’abord parce que le désordre futur imaginé par Jubilee n’est pas dénué d’une certaine ambivalence. La pulsion de mort trouve certainement un terrain particulièrement propice dans cette Grande-Bretagne vouée à l’anarchie. Mais cette dernière offre parfois quelques instants d’accomplissement à celles et ceux en quête pacifique d’une existence libertaire. Tel est le cas du trio amoureux rien moins que conformiste - puisque bisexuel et incestueux - formé par Viv (Linda Spurrier), Angel et Sphinx. Il en va encore ainsi du Kid (Adam Ant), éphèbe punk dont la musique queer et transgressive peut librement s’exprimer dans une Angleterre aussi dépourvue de normes en matières sociétale qu’esthétique.


En choisissant en outre de confier à une même interprète (Jenny Runacre) les rôles de l’impériale Elizabeth Ière et de la psychopathe Bod, Derek Jarman suggère une troublante filiation entre les Angleterre canonique et contre-utopique mises en scène dans Jubilee. Comme si l’effondrement à venir de la civilisation anglaise était, en réalité, déjà en germe dans les fondements historiques pourtant les plus indiscutés de celle-là. Notamment parce que cette "Angleterre éternelle" se trouve à l’origine d’une société excluante et inégalitaire, ainsi que l’a personnellement éprouvé l’homosexuel qu’est Derek Jarman. Et c’est donc à un autre invisible que le cinéaste confronte ses spectateurs et spectatrices : celui constitué par l’imaginaire collectif d’une société que le film invite à envisager de manière aussi critique que nécessaire. Car, comme le pronostique le versant futuriste de Jubilee, c’est à la catastrophe que courra l’Angleterre si elle ne relit pas son passé.

Presque quarante ans après sa sortie, notamment en ces temps de Brexit, il est à craindre que Derek Jarman n’ait pas encore été suffisamment entendu. Les fugitives illuminations libertaires de Jubilee rappellent cependant qu’une autre vie est possible. Sans doute n’est-il jamais trop tard pour changer le monde, aussi difficile puisse être l’entreprise...


(1) Un filon décidément fécond de l’Imaginaire britannique, notamment cinématographique. Hormis En Angleterre occupée de Kevin Brwonlow et Andrew Mollo, on peut encore y adjoindre Orange mécanique de Stanley Kubrick ou, plus récemment, V pour Vendetta ainsi que le rappelle judicieusement cette filmographie disponible sur Imdb.

DANS LES SALLES

retrospective derek jarman

DISTRIBUTEUR : malavida films

DATE DE SORTIE : 21 juin 2017

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 21 juin 2017