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Critique de film
Le film

Je veux seulement que vous m'aimiez

(Ich will doch nur, daß ihr mich liebt)

L'histoire

Jeune ouvrier, Peter passe tout son temps à construire une maison pour ses parents. Depuis son enfance, et malgré de nombreuses preuves d’amour, le garçon souffre de leur froideur et de leur incompréhension mutuelle. Afin de ne pas être un poids dans leur nouvelle maison, Peter déménage à Munich avec Erika, la jeune femme qu’il vient d’épouser. Le couple découvre les affres et les tentations de la grande ville, et s’endette irrémédiablement...

Analyse et critique

« Quel autre fils construit une maison pour ses parents ? », demande avec fierté le père aux clients de son café. « Et tout seul, pendant tout son temps libre. » Quel bon fils que ce Peter ; toute la semaine, il travaille sur les chantiers, et le week-end, il le passe sur le terrain de ses parents. Gratuitement. « Pendant exactement deux semaines, ses parents l’aimèrent pour son travail sur la maison, puis tout fut comme avant », conclut le carton qui ouvre la dernière séquence du film. Le film de Rainer Werner Fassbinder est en effet formé comme une série de boucles, qui commence et s’achève en prison, où Peter purge une peine. Quand Je veux seulement que vous m’aimiez débute, tout est déjà joué. Cet amour que le personnage réclame à cor et à cri n’a abouti qu’à un meurtre, qui est en fait un parricide.

Tourné en 1975 pour la télévision, Je veux seulement que vous m’aimiez s’inspire d’un fait-divers réel relaté par deux sociologues. « C’est un film sur un  jeune meurtrier et le film essaie de montrer que le jeune meurtrier n’est pas coupable de son acte mais que les coupables en sont son éducation et son environnement », résume Fassbinder. Cet environnement est d’abord une famille étouffante. Fait rare dans l’œuvre de Fassbinder, dont le cinéma est peuplé de mères, ou de l’absence de la mère, le père occupe une place prédominante dans ce récit. « Une relation père-fils est une lutte pour le pouvoir », disait encore le cinéaste en 1979. Un pouvoir qui est ici entièrement du côté du père. L’exploitation matérielle du fils par le père, écho de l’exploitation sociale dont fait l’objet Peter dans le monde du travail, est manifeste dès cette séquence d‘ouverture où les parents vont inspecter l’avancée du chantier. Le père est filmé en contre-plongée, angle de vue qui sera régulièrement adopté par la suite pour montrer la toute-puissance de ce personnage, qui domine son fils, éternel enfant. S’exprimant à la place de Peter, il le place dans une perpétuelle position d’infériorité. « Tu ne comprendrais pas si je t’expliquais », dit-il tranquillement à Peter durant un dîner.

Et la mère, figure centrale du cinéma de Fassbinder ? Dans Je veux seulement que vous m’aimiez, la mère est avant tout un corps sec et raide, un visage fermé, sans âge, une sorte de Parque impassible. La présence de la mère chasse perpétuellement le fils. Les cadrages parfois virtuoses de Fassbinder traduisent visuellement les relations qui unissent les personnages. Ici, la construction des plans et les mouvements de caméra disent surtout la séparation, comme en témoigne le dîner à quatre dans le café. Proche de la caméra, il y a le père, dont la silhouette est écrasante ; en face Erika, à gauche la mère, et Peter à droite. Alors que la conversation porte sur l’appartement et la nouvelle maison, la caméra se détourne de Peter, désormais hors-champ, tandis que la discussion continue entre les trois autres personnages : le fils est alors exclu de cette conversation sur l’avenir. Une scène qui fait écho au premier carton du film : « A peine deux semaines après l’achèvement de la maison, il semblait à Peter que ses parents avaient oublié que c’était lui qui avait construit la maison. » Quand la conversation reprend entre Peter et Ernst, la caméra se déplace d’un personnage à l’autre, si bien que jamais le père et le fils ne sont cadrés ensemble.

Fassbinder utilise avec brio les éléments du décor pour composer un nouveau cadre, mettre en valeur ou cacher des personnages. Le plan suivant occulte à la fois la mère et Erika, laissant le père, encore une fois de dos, face à un fils qui se met debout, boit, parle nerveusement : une confrontation qui aboutit au départ du fils en direction de la mère, et qui se transforme en sortie du champ. La caméra panote, si bien que les trois personnages restants sont séparés les uns des autres par les pieds des tabourets retournés qui occupent le premier plan. Chaque membre de la famille, assis à la même table, est isolé, tandis que Peter est carrément chassé, exclu du toast que portent les autres personnages. Du père comme de la mère, il n’y a pas d’échappatoire. Peter semble perpétuellement se heurter à l’un ou à l’autre. Lors de son mariage, le couple formé par Peter et Erika valse à l’arrière-plan, tandis que la mère reste assise au premier plan. La caméra suit les deux mariés dans un travelling latéral, qui les amène au fond de la salle où se tient le père. Peter ne sait pas s’affranchir de ce père tout-puissant qu’il ne peut pas tuer - Fassbinder, lecteur de Freud, a longtemps caressé l’idée d’adapter à l’écran L’Homme-Moïse -, ni de cette mère dont le manque d’amour a laissé un vide chez son enfant. S’il se détache en apparence d’eux en déménageant à Munich, c’est pour mieux reproduire le modèle familial avec sa propre femme. Comme le remarque Eithne O’Neill, Peter baptise son enfant Ernst, comme son père, et donne du « Mein Schatz » à son épouse, comme le père le fait avec la mère. Interrogé par Erika Runger, la psychologue qui lui rend visite en prison, Peter fait de son père un homme qui a « réussi sa vie ». Mais cette tentative d’imitation d’un indépassable modèle paternel ne peut qu’être vouée à l’échec. Ainsi, la scène où Peter apprend la grossesse d‘Erika s’achève sur la photographie encadrée, de très grande taille, des parents de Peter, figés dans une bienveillance factice : c’est une image fausse du bonheur conjugal, qui dit surtout l’omniprésence de ce couple écrasant dans la vie de leur fils ; tout se fait sous ce regard surplombant du père et de la mère, idoles terrifiantes auxquelles Peter ne saurait s’abstraire. Pour Fassbinder, la société repose en effet sur la reproduction de structures fallacieuses, mensongères. La famille et le mariage en sont une manifestation.

Cette reproduction ne touche pas que la vie familiale, mais englobe l’ensemble de la société. Fassbinder a souvent filmé cette Allemagne du Miracle économique, dont Maria Braun est le symbole le plus manifeste, une Allemagne qui a oublié son passé pour aussitôt se reconstruire sur les ruines de l’ancien monde, et a remplacé le nazisme par le capitalisme effréné. Il n’est pas anodin que Peter soit ouvrier du bâtiment. A Munich - ville fameuse pour son passé nazi -, on est en train de rebâtir. Parlant des personnages de Douglas Sirk, dont il était un grand admirateur, Fassbinder remarquait : « Aucun des protagonistes ne se rend compte que tout, les pensées, les débris et les rêves viennent précisément de la réalité sociale ou sont manipulés par elle. » Quels sont les désirs de Peter ? La reconnaissance par ses parents, par sa femme, qui passe par une nécessité de possession.

L’amour entre les parents et les enfants n’a rien d’une évidence. Erika, la femme de Peter, l’ignore. Parlant de la famille d’Erika, Peter remarque : « Ils t’aiment. » « Normal, ce sont mes parents », répond la jeune femme. Réplique à laquelle fait écho plus tard dans le film un autre dialogue : « Je l’aime beaucoup », déclare Peter. « Bien sûr, c’est ma grand-mère », fait Erika. Pour elle, les liens familiaux sont simples, naturels, sans honte. Tel n’est pas le cas dans la famille de Peter, où rien ne lui est donné, si ce n’est quelques billets à la sauvette. Le garçon, lui, donne sans compter, ce qui sera la source de son endettement. Il donne son corps, son temps. Il rentre toujours chez lui portant des brassées de fleurs, répétition d’une scène traumatique située au début du film : enfant, Peter est puni pour avoir cueilli les fleurs de la voisine et les avoir offertes à sa mère. Cet épisode serait inspiré de la propre enfance de Fassbinder : « Ce dont la mère se souvient, c’est de la générosité extraordinaire d‘un petit garçon toujours prêt à prendre sur son argent de poche pour acheter des cadeaux à sa mère et à sa grand-mère ; ce dont lui se souvient, c’est d‘une série de tentatives infructueuses pour acheter l’amour d’une famille froide qui le désavouait, qui essayait de lui imposer les formes de vies et le goût stéréotypé des classes moyennes. » Adulte, Peter ne renonce pas aux fleurs, et en pose près de sa mère alitée. Le visage pâle, les traits tirés, elle a quelque chose d’une morte que les fleurs viennent honorer. Mais le bouquet violet et jaune, une explosion de couleurs dans un monde aux tons glauques, constitue aussi dans le cadre une ligne de séparation entre le fils et sa mère. Plus tard, Peter continuera à acheter des fleurs à Erika, comme pour compenser ce premier échec. Son infantilisme est révélé de manière tendre lors de l’anniversaire de sa femme. Jaloux de voir Erika si heureuse du pull offert par sa grand-mère, Peter s’endette encore pour lui acheter une machine à tricoter. Son cadeau est le plus gros, son cadeau est le meilleur, dit un regard subjectif triomphant qui cadre la vieille dame et son cadeau délaissés sur le canapé.

Cette recherche de reconnaissance qui épuise le personnage principal est aussi une recherche de tendresse physique. Lors de la punition de Peter enfant, la mère frappe le garçon avec un cintre, à distance, comme si toute forme de contact physique lui répugnait. La punition en acquiert une froideur qui contraste avec le déchainement de violence de la mère. Peter est d’abord repoussé par Erika, qui refuse ses avances avant le mariage ; quand, enfin, les deux amoureux décident de devenir amants, Fassbinder les filme nus. S’ils se tiennent l’un en face de l’autre, le plan est construit avec une glace qui reflète Peter, qui apparaît alors non devant Erika mais à côté, un peu en retrait. Comme si, même dans la relation amoureuse, le contact lui était refusé. Peter est en permanence renvoyé à sa solitude. Visuellement, cet isolement se traduit par l’utilisation de zoom arrière ; le premier plan du film présente la cellule de Peter. L’homme dort, la tête posée sur une radio - image terrible de solitude - et s’éveille alors que la caméra s’éloigne de lui, pour le renvoyer à sa condition misérable. De même, dans son appartement vide de Munich, Peter se lève péniblement de son matelas posé à même le sol, à mesure que la caméra fait découvrir le vide qui l’entoure. Au sol, une revue pornographique, où la chair aux couleurs vives contraste avec les bleus et les blancs de la chambre.

Pour être aimé, Peter achète. Produire, consommer, la vie quotidienne n’est qu’un cercle infernal ; le système capitaliste dévore ses propres enfants, les épuise et les exploite pour leur sucer la moelle, à l’image de Peter, qui reverse une partie de son salaire à son entreprise afin de payer son loyer. Les chiffres sont omniprésents dans ce monde où Peter cherche d’abord l’amour. Sur la machine à calculer de la boutique de meubles, chaque nouveau chiffre, chaque achat est marqué par un petit bruit sec. Ce bruit, c’est aussi celui du temps qui passe, qui revient incessamment avec chaque mois son cortège de créanciers et de dettes à payer, un cirque sans fin qui épuise Peter. La machine à calculer ne connaît pas la fatigue, alors que le corps de Peter peu à peu faiblit. Jusqu’à ce qu’il soit plongé dans un état d’abrutissement mortifère. Pour Peter, les biens matériels permettent de construire le cadre dans lequel son bonheur est cessé pouvoir se déployer. « Comme les autres » est un refrain dans la bouche du personnage. Il veut offrir à sa femme ce que les autres ont, ceux qui sont heureux parce que rien ne manque à leur bonheur. La volonté d’imitation trouve son origine dans la « honte », autre obsession de Peter qui connaît une série d’humiliations (face au père, face aux créanciers, face à une bijoutière). Peter n’a ni l’argent, ni la connaissance des codes, aussi ne peut-il que reproduire imparfaitement le modèle de vie défendu par la publicité. Cette aspiration d’élévation contraste avec le corps même de Peter. Souvent en retrait, le regard parfois fuyant, la tête rentrée dans les épaules, Peter est le bon petit soldat, le fils fidèle, l‘employé modèle qui ne refuse rien au patron. On ne compte plus les portes vitrées derrière lesquelles se dissimule le personnage ; il est en permanence enfermé dans son environnement, comme il est enfermé dans les dettes : dans une scène virtuose, Fassbinder filme son personnage derrière une rame de métro. Les wagons défilent, et le visage baissé du personnage reste visible dans l’enfilade des fenêtres. Sa vie passe devant lui, le monde est une succession de ponts et d’escaliers qui ne mènent nulle part. Avançant le long de l’eau, Peter disparaît peu à peu derrière un  muret. « L’accès est barré », résume Heike Durst. Ce à quoi se heurte alors Peter, c’est à son propre reflet. L’utilisation des miroirs pour dire la distance est l’une des caractéristiques de l’œuvre de Fassbinder à partir des années 1970. Je veux seulement que vous m’aimiez ne fait pas exception : Peter ne cesse de se voir reflété. Dans le miroir de la grand-mère, alors qu’il pense à la voler, pour dire la culpabilité. Avec ses parents, pour dire l’incommunicabilité. Dans sa chambre, armé d’un pistolet, pour dire la haine.

Cette question du reflet renvoie, encore une fois, au père-modèle dont Peter ne peut être que la caricature. Ce père se dédouble dans la figure d’un cabaretier que Peter finit par attaquer dans un délire cauchemardesque. Ce meurtre est filmé deux fois : d’abord sous la forme d’un flash-back au début du film, puis à la fin du film. La première fois, Peter tue son père et ploie sous le regard de sa mère. La seconde fois, Peter s’attaque au patron de bistro et finit à genou devant la femme de ce dernier, implorant sa mère. On retrouve, sous une autre forme, une variante de Despair, une adaptation de La Méprise de Nabokov où un homme tue son double avant de comprendre que cet homme ne lui ressemblait absolument pas. Cette répétition de la scène trahit la folie du personnage, en dévoilant comme subjective une première représentation du meurtre. Folie n’est d’ailleurs pas le terme approprié pour désigner un personnage de Fassbinder, puisque, selon le cinéaste, « il n’y a, dans notre société, pas un être qui ne soit malade mental. »

« Avez-vous du plaisir à vivre ? », demande la psychologue à Peter. C’est la dernière réplique du film, une question qui demeurera sans réponse. Cette question, Fassbinder semble avant tout la poser à son public : « Je pense qu’il faudrait que les gens trouvent eux-mêmes les moyens qu’ils ont de changer. [...] Vous avez la possibilité, vous êtes même obligés de vous détourner de cette histoire, non pas au détriment du film, mais au bénéfice de votre réalité propre - je considère que c’est l’essentiel. Il faut, à un moment ou à un autre, que les films cessent d’être des films, cessent d’être des histoires pour commencer à devenir vivant, de telle sorte qu’on se demande, qu’est-ce que ça donne exactement dans mon cas, dans ma vie. »

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Par Anne Sivan - le 14 mars 2019