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Critique de film
Le film

Je suis un autarcique

(Io sono un autarchico)

L'histoire

Michele, abandonné par sa femme, vit à Rome avec son fils dans un petit appartement. Il lui reste ses amis et parmi eux, Fabio, qui les persuade de monter un nouveau spectacle théâtral d’avant-garde. Afin de leur faire atteindre la quintessence de l’art théâtral, Fabio décide de soumettre le groupe à un entraînement psychique et physique extrême…

Analyse et critique

Premier long métrage mis en scène par Nanni Moretti, Je suis un autarcique sort en Italie en décembre 1976 alors que le cinéaste n’est âgé que de vingt-trois ans. Et ce, après avoir réalisé trois courts-métrages - Pâté de bourgeois (1973), La Sconfitta (1973) et Come Parli, frate ? (1974) - dont quelques extraits sont visibles dans les bonus proposés par Montparnasse. Je suis un autarcique est donc ce qu’il est convenu d’appeler une œuvre de jeunesse du futur lauréat de la Palme d’or. Mais on ne manquera pas d’être frappé par la cohérence thématique et formelle liant ce film réalisé dans des conditions encore artisanales - un tournage en Super 8 avec des comédiens non professionnels recrutés parmi les amis du cinéaste, et financé par le père de ce dernier - avec les œuvres les plus récentes d’un réalisateur devenu, entre-temps, une figure majeure du cinéma contemporain.

Avec Je suis un autarcique s’affirme en effet d’emblée l’objet réflexif sur lequel Nanni Moretti ne cessera de se pencher ; c’est-à-dire l’impossible conciliation entre l’individuel et le collectif. Suivant une démarche aux allures dialectiques - on verra peut-être là une trace du passé de militant de la gauche extraparlementaire que fut brièvement le cinéaste - Je suis un autarcique s’articule en trois moments. Le premier - que l’on pourrait aussi appeler la thèse selon la terminologie dialectique - décrit une société italienne atomisée, incarnée par une poignée de jeunes Romains aux ego aussi affirmés que tourmentés. À ce premier segment du film succède un deuxième qui en constitue l’antithèse manifeste puisqu’il est placé sous le signe de la collectivité. Je suis un autarcique dépeint alors les efforts déployés par cette nuée d’électrons libres pour dépasser leurs ego respectifs et tenter de mener à bien une expérience commune. En l’occurrence la création d’une œuvre dramatique s’inspirant du théâtre expérimental qui se pratiquait alors dans les "cantine" (caves) romaines. La synthèse attendue, ultime étape de tout cheminement dialectique réussi, n’aura cependant pas lieu puisque le film se conclut sur un constat d’échec quant à la capacité des personnages à se départir de leur individualisme. Décrit comme littéralement irréductible, celui-ci fait obstacle à toute fusion, même temporaire, entre les membres de la troupe formée pour l’occasion. La pièce, résultat de ces efforts constamment contrariés pour agir ensemble, en souffrira logiquement, peinant manifestement à trouver son public. Et le groupe finira par se déliter, chacun se repliant in fine sur son propre espace.

Dès son titre éminemment programmatique, Je suis un autarcique ne cesse donc de démontrer l’indépassable puissance du Moi. Et c’est à lui-même que Nanni Moretti confie pour la première fois le soin d’incarner à l’écran la figure du film donnant l’exemple le plus achevé de ce diagnostic. Le réalisateur campe ici le personnage de Michele Apicella, qu’il jouera de nouveau dans Ecce Bombo, Sogni d’oro, Bianca et Palombella Rossa. Et dont on trouvera, par ailleurs, des échos certains dans les autres personnages imaginés par le metteur en scène tels Don Giulio, qu’il interprétera aussi dans La Messe est finie, ou le producteur Bruno Bonomo joué par Silvio Orlando dans Le Caïman. Je suis un autarcique est donc l’occasion de forger les caractéristiques fondamentales du personnage "morettien" par excellence. Michele Apicella s’impose comme un mixte d’intransigeance avec autrui, frisant la violence quand il s’en prend par exemple (déjà) aux critiques de cinéma, et d’infantilisme se traduisant par un goût marqué pour les sucreries et les parties de football de table à vingt ans passés.

Sorte d’enfant attardé et atrabilaire, Michele Apicella échoue logiquement à réussir toute entreprise collective, y compris celle du couple. Et Je suis un autarcique, narrant aussi la séparation de Michele et de Simona (Simona Frosi), travaille ainsi le thème de l’impossibilité de la relation amoureuse, voire d’une guerre souterraine entre hommes et femmes, que l’on retrouvera notamment dans Bianca et dans Le Caïman. Quant à l’apparente entente régissant les rapports entre Michele et Andrea, son jeune fils, elle vient en réalité confirmer le rapport profondément égotiste - c’est-à-dire puéril - que le personnage entretient avec le plaisir. Utilisant ici le motif de l’enfant-roi tyrannisant ses parents, et qui réapparaîtra là encore par la suite (dans le deuxième segment de Journal intime par exemple), Nanni Moretti fait de Michele un père débordé par un enfant dont il répugne à contrarier les desiderata. Et qu’il tend à placer sur un pied d’égalité. Nullement révélateur d’un possible altruisme chez le personnage, l’effacement du père devant son fils relève au contraire d’une démagogie affective révélatrice d’une psyché craignant tellement la frustration qu’elle pousse Michele à renoncer à son autorité paternelle pour ne pas mécontenter son fils. Et ainsi, du moins le croit-il, à s’en garantir l’affection.

Si tel est donc Michele Apicella, tels sont aussi les Italiens, semble nous dire Nanni Moretti avec Je suis un autarcique. Les personnages qui gravitent autour de l’alter ego du cinéaste apparaissent en effet comme pareillement prisonniers d’eux-mêmes. L’un, professeur remplaçant et mal à l’aise dans son métier comme le futur héros de Bianca, nourrit une passion secrète, matinée de voyeurisme, pour sa voisine. L’autre, préfigurant le cinéaste trentenaire vivant encore chez sa mère de Sogni d’oro, peine manifestement à quitter le giron familial. Quant au seul couple appartenant à la troupe théâtrale, il passe le plus clair de son temps à se quereller. Prenant donc la forme d’un portrait générationnel particulièrement acide, Je suis un autarcique apporte par là même une explication à l’agonie, alors en cours en Italie comme dans le reste de l’Occident, des espérances soixante-huitardes. Dans un terreau social constitué d’ego incapables de se transcender, tout projet collectif - voire collectiviste - est implacablement voué à l’échec.

Un diagnostic que Nanni Moretti ne cessera par ailleurs de réitérer dans ses œuvres suivantes. Et notamment dans quelques-uns des courts métrages proposés dans le quatrième DVD de ce coffret. Comme par exemple La Cosa qui enregistre, cette fois-ci de manière documentaire, le désarroi des militants communistes italiens face à la chute du Mur de Berlin et, plus largement, l’échec avéré du modèle marxiste-léniniste. Choisissant pour l’essentiel de filmer individuellement ces communistes en perdition, et donc de ne presque pas les représenter en groupe, Nanni Moretti fait de La Cosa une nouvelle démonstration de l’incapacité de l’individu à s’inscrire réellement dans un cadre collectif. Quand bien même celui-ci proclame sincèrement aspirer à pareil projet. Ce scepticisme foncier de Nanni Moretti quant au dépassement de l’individu par lui-même dans le champ politique, et son adhésion véritable à un projet commun, apparaît encore dans l’une des scènes coupées d’Aprile reprise dans Le Cri d’angoisse de l’oiseau prédateur. À l’occasion des élections d’avril 1996 marquées par la victoire de la gauche transalpine contre les forces de Silvio Berlusconi, on y voit le cinéaste détailler le passé de quelques unes des principales figures de la nouvelle majorité... pour constater que celles-ci n’ont jamais été véritablement à gauche ! Et d’ainsi suggérer que l’opportunisme carriériste constitue sans doute le ferment le plus puissant de l’engagement politique. La virulence du diagnostic est cependant tempérée par une mise en scène radicalement comique. C’est en effet son fils Pietro, âgé alors de quelques semaines seulement et voluptueusement affalé sur l’épaule de son cinéaste de père, que Nanni Moretti prend à témoin de ce cynisme électoral !

Ce traitement humoristique de sa désillusion - de son désespoir ? - politique est par ailleurs présent dès son premier long métrage. Les choix de mise en scène du cinéaste pour Je suis un autarcique atténuent en effet la noirceur potentielle de son propos en explorant une large palette d’effets comiques. Souvent satiriques - on pense notamment aux séquences consacrées aux représentations théâtrales et aux commentaires critiques qu’elles génèrent, occasion de moquer une certaine rhétorique culturello-gauchiste - ils peuvent aussi prendre des formes plus étranges où l’absurde le dispute au métaphorique. Il en va ainsi lors du singulier épisode consacré au séjour en pleine nature auquel Fabio, le metteur en scène, contraint ses acteurs. Encadrant ces derniers sur un mode quasi-sectaire, qui n’est pas sans faire écho à celui qui prévalait dans certains groupuscules gauchistes d’alors, Fabio n’hésite pas à faire exécuter ceux qu’ils jugent insuffisamment investis… Bouffonnes, ces scènes le sont tout autant que celles mettant Michele aux prises avec Andrea. Le jeu sur l’inversion hiérarchique entre le fils et le père générant d’irrésistibles moments d’humour.

Principal registre de Je suis un autarcique, ce dernier n’en constitue cependant pas l’unique tonalité. Nanni Moretti sait aussi faire preuve à l’occasion de ce premier film de sa capacité à camper des séquences générant une réelle émotion. Comme celle, située à la fin du film, dépeignant l’ultime rencontre dans les fossés du château Saint-Ange entre un Michele et une Simona définitivement incapables de vivre ensemble. Cette tessiture émotive, qui marquera certains moments d’Aprile - celui, par exemple, où l’on voit Nanni Moretti dansant sur les quais de l’île tibérine après avoir appris la naissance de son fils - et qui sera au cœur de La Chambre du fils, est par ailleurs plus largement explorée dans Ecce bombo, deuxième long métrage du cinéaste italien.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

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Par Pierre Charrel - le 15 mai 2010