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Critique de film
Le film
Affiche du film

J'ai même rencontré des Tziganes heureux

(Skupljaci perja)

L'histoire

Bora, Tzigane de Voïvodine, vivote du commerce des plumes d'oie. Marié à une femme plus âgée que lui dont il s'est depuis longtemps désintéressé, il séduit la belle Tissa, belle-fille de Mirta, son rival/associé en affaires. Pour garder Tissa près de lui, Mirta l'a promise en mariage arrangé à un très jeune garçon. Mais Bora enlève Tissa...

Analyse et critique

De nos jours, quand on évoque le cinéma serbe ou plus encore les films sur les Tziganes, le nom d’Emir Kusturica vient immédiatement à l’esprit. Vingt ans avant Le Temps des gitans, pourtant, il y eut un film précurseur, le tout premier film tourné en langue tzigane : les cacardements des oies dans la boue, les cabanes en bois, les grands-mères édentées tirant sur leur pipe et les gamins au regard noir, les fanfares explosives et les complaintes déchirantes, les escroqueries à la petite semaine et la débrouille misérable, mais aussi la folle énergie et la soif de liberté insolente de ces hommes et de ces femmes irréductibles à des stéréotypes paresseux, tout était déjà dans J'ai même rencontré des Tziganes heureux, tourné en 1966 par Aleksandar Petrovic. (1) On raconte que le film rata de peu la Palme d’Or au Festival de Cannes 1967 (après des manoeuvres pour promouvoir Blow-Up, ce qui provoqua la démission de Claude Lelouch, membre du jury) et l’Oscar du meilleur film étranger l’année suivante (2), deux récompenses qui lui auraient probablement permis de glisser plus sûrement dans la postérité. La ressortie du film, cinquante ans après ses premières projections, offre une nouvelle opportunité, qui mérite certainement d’être saisie.

Né à Paris en 1929, Aleksandar Petrovic est l’un des cinéastes les plus importants de la Yougoslavie du Maréchal Tito, en tout cas l’un des premiers à s’être affranchi des contraintes propagandistes du régime pour aborder des sujets plus intimistes et plus en prise avec la réalité sociale du pays : en 1957, il est ainsi le réalisateur d'un court film documentaire, tout premier film yougoslave présenté au Festival de Cannes. Ses premiers longs métrages marqueront durablement leur époque, accusés notamment par le régime de subversion ou de connivence capitaliste, ce qui lui valut, conjointement à d’autres cinéastes membres de cette "Vague noire" contestataire, d’être démis de ses fonctions d’enseignant à la Faculté d’Art Cinématographique de Belgrade au début des années 70. Toutefois, en 1979, l’Institut de la critique nationale plaça deux de ses films aux premiers rangs de la liste des « Meilleurs films de l’histoire du cinéma yougoslave » : Tri (1965) à la deuxième place, J’ai même rencontré des Tziganes heureux à la première. Petrovic mourut en 1994, non sans s’être opposé, durant les dernières années de sa vie, au régime de Slobodan Milosevic.

Replacé dans cette perspective biographique, le quatrième long métrage de Petrovic apparaît ainsi non seulement comme un film-clé dans l’histoire du cinéma yougoslave, mais également comme une œuvre chargée d’une dimension politique ou sociale indéniable. Concentrer son attention sur la population tzigane, cela ne s’était jamais fait et cela demandait un courage certain. D’autant que, travaillant avec des comédiens non-professionnels, essentiellement en décors naturels, avec un médium qui ne s’était jamais intéressé à eux et qui ne les intéressait pas forcément tant que cela, Petrovic dut gagner la confiance de la communauté tzigane de Voïvodine, région située dans la partie méridionale de la plaine la plus étendue d’Europe, la Panonnie, qui offrait, entre la Serbie, la Roumanie et la Hongrie, un inhabituel conglomérat de nationalités, de langues ou de religions.

Mais Petrovic saisit très vite que cette communauté hétéroclite lui offre la possibilité de raconter une histoire différente de tout ce qui a été raconté jusqu’alors, en Yougoslavie ou ailleurs : parce qu’ils vivent à la fois dans et en-dehors de la société qui les entoure, les Tziganes ne sont pas réductibles à ses règles sociales ou comportementales - ni même encore morales. Autrement formulé, un même acte commis par un Tzigane ou par un non-Tzigane n’aura, dans un cas ou dans l’autre, ni le même sens ni les mêmes conséquences. Les séquences mettant en scène (on a failli écrire « opposant ») des Tziganes et des Gadjos sont ainsi révélatrices de l’incompréhension mutuelle, de l’absence de référence commune (que l’on pense par exemple aux confrontations de Bora avec le juge). Mais plus encore, cela offre une liberté narrative au film tout à fait déconcertante : notamment parce qu’il ne raisonne jamais en terme de « conséquences » ou de « valeur morale », Bora agit de façon imprévisible, parfois irrationnelle.

On pourrait, en imposant à ses actes notre grille de lecture occidentale, juger le personnage inconséquent (au sens moral des choses), cruel ou monstrueux, mais ce n’est pas l’angle d’approche choisi par Petrovic, qui s’inscrit davantage dans une perspective descriptive, ethnographique. Dans un entretien accordé à la fin de sa vie au Courrier de l’Unesco, Petrovic expliquait en effet : « Parce qu’ils dédaignent de considérer à long terme les conséquences de leurs actes, les Tziganes me paraissent plus sensibles à la beauté du monde et à ses souffrances (…) Leur vie incarne beaucoup d’inquiétudes que nous combattons (…) : ce que nous pensons et rêvons, ils le vivent et le réalisent. » Ce que J’ai même rencontré des Tziganes heureux décrit, d’une certaine façon, c’est la manière dont le rapport à l’instantanéité de la vie des Tziganes, détaché du poids normatif de la rationalité ou de la morale, est à la fois l’origine de leur irréductible liberté mais aussi de leurs infinies souffrances. « Ces hommes vivent en réalité une vie d’art (…) en marge de la société, toujours à la recherche de quelque chose, ils touchent à l’absolu ! »

Il faudrait, dans les limites de nos compétences dans le domaine, saisir l’opportunité linguistique qui se présente ici : en langue tzigane, le mot Rom désigne à la fois les membres de la communauté ethnique ou sociale, mais aussi le terme d’ "homme", au sens d’un être vivant. Se soumettre aux normes et aux règles édictées par les autres, c’est renoncer à son humanité. Etre un homme, c’est tenter d’atteindre, pleinement et inconditionnellement, un degré absolu de liberté, physique comme spirituelle. A la fin du film, Bora a sacrifié son existence sociale pour sa liberté d’homme, et alors il part...

En ce sens, la violence décrite par le film ou la misère des situations rencontrées, qui correspondent assez bien à ce que notre jugement commun décrirait comme la lie de l’humanité (violences physiques, mariages forcés, mortalité infantile, viol, meurtre, etc.), ne doivent ainsi pas être niées, mais appréhendées dans une perspective la moins morale possible, pour que leur irrationnalité parvienne à confiner à l’abstraction poétique. Dans un article des Nouvelles Littéraires, à la sortie du film, Pierre Ajama parlait d’une « beauté à la Rimbaud, convulsive et inimaginable. » C’est justement parce qu’il donne à concevoir ce que nous ne parvenons pas à (ou que nous refusons d’) imaginer habituellement, dans un torrent de cris, de larmes, de chants, de couleurs (3), de frénésie, de vitalité, de passion et de folie que J’ai même rencontré des Tziganes heureux s’offre comme une expérience inhabituelle et, partant, exceptionnelle.

Un bon indice du degré de vérité (davantage que de réalisme) atteint par le film se trouve d’ailleurs dans la réception qui lui fut accordée par la communauté tzigane, qui non seulement se reconnut dans ce que Petrovic décrivit (et que l’on aurait pu là encore, de notre point de vue occidental, avoir tendance à juger pour le moins sévère), mais alla jusqu’à adopter l’une des chansons du film, Djelem Djelem, comme hymne communautaire : jusqu’à la fin de sa vie, il n’était pas rare que lorsqu’il entrait dans un café ou un restaurant où se produisait un orchestre tzigane, Petrovic soit reconnu et salué par une reprise du morceau.

Dans les premières années du Cinématographe, les frères Lumière envoyèrent des opérateurs aux quatre coins du monde pour rapporter des images de territoires lointains, inconnus, inexplorés, jusqu’alors réduits à des descriptions incomplètes, partiales et/ou folkloriques. Selon les mots de Bertrand Tavernier, ces opérateurs accomplirent alors un miracle d’une ampleur inestimable, en offrant, pour la première fois, « le monde au monde. » J’ai rencontré des Tziganes heureux retrouve quelque chose de cette vocation primitive, prodigieuse, de l’art cinématographique : mieux que de décrire la vie d’une communauté spécifique de Tziganes du milieu des années 60, il donne la sensation de donner à capter, furtivement, l’essence profonde et intemporelle d’un peuple entier.

(1) Et ce même si l'approche stylistique d'Emir Kusturica sera sensiblement différente, plus baroque, plus lyrique, et avec des sens de l'humour ou de l'onirisme tout à fait distincts.
(2) Lors de la cérémonie, l’Oscar fut annoncé pour « Des trains étroitement surveillés de Aleksandar Petrovic ». Jirí Menzel, réalisateur du film en question et Petrovic, qui avait été appelé, se retrouvèrent sur scène. La confusion fut alors levée et l’Oscar fut remis au film tchèque. Gregory Peck, président de la cérémonie cette année-là, expliqua quelques temps plus tard que la statuette, qui devait être remise au film de Petrovic, fut au dernier moment attribuée au film tchèque, pour réagir à la récente occupation de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques.
(3) Premier film en Technicolor de Petrovic, J’ai même rencontré des Tziganes heureux tâche par ce biais de restituer quelque chose du rapport particulier à la couleur entretenu par les Tziganes : « Lorsque dans une petite ville on atteint le quartier tzigane, ce qui frappe d’abord, ce sont les couleurs (…) leur goût des couleurs est lié à leur amour du fantastique, de l’irréel » (Aleksandar Petrovic, dans Les Cahiers du Cinéma n°191, juin 1967)

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : malavida

DATE DE SORTIE : 15 novembre 2017

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Par Antoine Royer - le 14 novembre 2017