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Critique de film
Le film
Affiche du film

Inferno

L'histoire

Poète vivant à New York, Rose fait l’acquisition d’un livre étrange intitulé Les Trois Mères, dans lequel Varelli, un architecte, confesse avoir construit trois demeures pour trois sorcières, respectivement à Fribourg, Rome et New York. Notant d’étranges similitudes avec l’immeuble qu’elle occupe, elle décide de mener l’enquête. Tandis que les phénomènes étranges se multiplient, elle appelle au secours son frère, étudiant en musicologie à Rome.

Analyse et critique

Un mercredi d’avril 1980, un petit garçon décide, sans trop savoir pourquoi, de ne pas être aussi asocial qu’à son habitude et de passer la journée au centre aéré. Il est bien inspiré puisque le programme du jour est d’aller au Grand Rex à l’occasion d’une reprise de Dumbo. Tandis que la petite troupe progresse sur les Grands Boulevards, le regard du garçon est attiré par une étrange affiche. Presque entièrement noire, seul en émerge un crâne, qui curieusement semble avoir conservé des propriétés humaines. Il est bleu et rose, une goutte de sang perle à la commissure de ses lèvres. Le titre est sobre, claque comme une gifle. Il y voit la promesse de retrouver sur grand écran les récits d’horreur qu’il aime déjà lire. Il a à peine le temps de suggérer qu’ils pourraient aller voir ça plutôt que les aventures de l’éléphant volant, mais il s’aperçoit que les autres ne l’ont pas attendu, et il court pour les rattraper. Il n’oubliera jamais cette image, mais n’en connaîtra l’origine que trois ans plus tard, lorsqu’il achètera ses premiers numéros de Starfix et de Mad Movies afin de tout savoir sur Dark Crystal. En dévorant les autres articles publiés dans ces magazines, il découvre de nouveaux horizons. Et apprend que de l’autre côté des Alpes vit un réalisateur qui tourne des films d’horreur violents et poétiques. Au fil des pages, il retrouve l’affiche qui l’avait tant marqué. Il lui faudra attendre encore trois ans avant de découvrir l’œuvre en question, mais qu’importe, en attendant il rêve ces films aux titres si étranges : Suspiria, L’Oiseau au plumage de cristal, Ténèbres... même s’il n’a encore rien vu de lui, le réalisateur transalpin fait partie de sa cinéphilie naissante. Mais revenons quelques années en arrière.

Autres temps, autres mœurs : Suspiria a été un grand succès un peu partout dans le monde - le Japon distribuera même Les Frissons de l’angoisse sous l’étrange titre Suspiria 2 - confirmant le potentiel commercial de Dario Argento, qui a par conséquent toute l’attention des grands studios. Et en particulier de la 20th Century Fox, qui se déclare intéressée par la distribution de son prochain film ; pensez, une suite directe de son dernier succès. On imagine la tête des cadres de la prestigieuse firme lorsqu’ils ont découvert le produit fini. Car cette vraie-fausse suite ne ressemble à rien de ce qu’Argento avait tourné jusqu’à présent, même si la parenté avec Suspiria est évidente, ce sont de faux jumeaux. Même si cela ne saute pas forcément aux yeux lors d’une première vision, Suspiria suivait la progression narrative d’un conte de fées. Rien de tout ça dans Inferno. Passée la première demi-heure où l’on est encore à peu près en terrain connu - la narration, comme d’habitude assurée par Argento dans la version italienne, nous replonge dans la mythologie créée lors du précédent film, avant de disparaître au détour d’une phrase, engloutie par le générique et la bande-son -, on bascule dans l’illogique. Daria Nicolodi, à l’origine du concept des Trois Mères, a toujours prétendu être seule à disposer des clefs de l’histoire. Quant à Dario Argento, il affirme que ce n’est pas à lui de dévoiler la solution des énigmes qu’il énonce. Certains ont même cru reconnaître que l’agencement des séquences d'Inferno correspondait à un rituel de sorcellerie. Quoi qu’il en soit, le spectateur novice doit être prévenu qu’il va découvrir un film onirique - on ne disait pas encore trip à l’époque - et devra abandonner provisoirement son sens logique. Alors que Suzie sortait du cauchemar le sourire aux lèvres, consciente d'avoir réussi son rite de passage, l'expression sur le visage de Mark montre qu'il n'a rien compris à ce qu'il vient de vivre.

Inferno est une œuvre de poésie macabre. Son objet n’est pas de raconter une histoire, mais d’inviter à aller de l’autre côté du miroir, au moyen d’une succession de scènes atroces et belles, dont l’unique justification est d’exister. Prenons par exemple la sublime séquence durant laquelle Rose explore la cave inondée. On nous objectera que son comportement n’est pas plus absurde que celui de n’importe quelle héroïne de film d’horreur lambda, qui va là où elle ne devrait pas aller. Et pourtant... Si ses actions sont inconscientes, c’est au sens premier : Rose se déplace comme dans un rêve, où toute raison est abdiquée ; son séjour sous l’eau est trop long pour être crédible, et surtout ses réactions face à ce qu’elle a découvert dans la cave sont incompréhensibles. Mais qu’importe : la scène existe pour sa beauté propre. Elle fascine parce que son décor n’a aucun réalisme : en guise de cave, il s’agit d’une pièce meublée à l’ancienne, chaque chaise, chaque tableau est à sa place. À ceci près qu’elle est entièrement sous l’eau. Quelle peut être la justification de ce type de pièce à New York ? Mystère, là encore, mais qu’importe, puisqu’elle donne lieu à une très belle scène sensorielle : la bande-son uniquement composée de bruits aquatiques prive le spectateurs de repère, il flotte tout comme l’héroïne. Mais le toucher est également capital : voyez le très léger rebond du trousseau de clef sur la moquette recouvrant le sol, qui paradoxalement rend le décor tangible. Et le plus atroce dans cette scène n’est-il pas ce cadavre flottant, dont la chair en putréfaction revient sans cesse se frotter contre la plante des pieds de Rose qui cherche à s’échapper ? Inferno, ou l’horreur rêvée qui n’oublie pas d’être organique.

Autre exemple de séquence à la logique surprenante, celle durant laquelle l’antiquaire campé par Sacha Pitoëff se débarrasse des chats qui envahissent son échoppe en allant les noyer dans un sac dans l’un des étangs de Central Park - probablement la scène qui a le plus affolé la censure anglaise d’alors, avec les deux plans où un félin dévore une souris, comme quoi... Dans un curieux exemple de solidarité inter-espèces, il est attaqué par une horde de rats qui commencent à le dévorer vivant. Le seul à répondre à ses cris est le vendeur de hot dogs, qui quitte précipitamment son échoppe pour se précipiter sur la scène du drame - lors de la première vision, on ne s’aperçoit pas vraiment qu’il traverse le lac en marchant sur l’eau. Le spectateur a le temps de le voir traverser le décor, passant de l’arrière à l’avant-plan... pour achever l’antiquaire à coups de couteau. Une scène qui joue sur les attentes du public et se termine en pirouette macabre, manifestation de l’humour noir dont sait faire preuve Argento.

Néanmoins, le film ne manque pas totalement de scènes "classiques" selon Argento : on citera la scène de l’amphithéâtre de l’université romaine où, au son de Va' pensiero... extrait de Nabuco de Verdi, une sublime sorcière vient troubler l’esprit de Mark en susurrant des incantations inaudibles. On retrouve là la virtuosité habituelle du cinéaste : travelling aérien campant le point de vue d’une force occulte, montage visant à faire perdre au spectateur ses points de repère... En parlant de repères, l’une des réussites d'Inferno est son décor : preuve de la fascination d’Argento pour l’architecture, la demeure new-yorkaise est un chef-d’œuvre de faux-semblants, de passages secrets et de chausse-trappes, dont on finit par avoir l’impression qu’il existe une seconde maison à l’intérieur de celle visible aux yeux de tous.

L’une des différences les plus remarquables avec Suspiria reste la photographie. Pourtant, on associe souvent les deux films comme étant les plus colorés d’Argento. Mais là où sur Suspiria Luciano Tovoli avait créé une image dure, aux couleurs puissantes et contrastées, Romano Albani se distingue en cherchant son inspiration du côté des peintres pré-raphaélites et en composant une photographie plus douce, presque humide, dominée par le bleu et le rose, deux couleurs dont l’harmonie est délicate, qui aboutit à une image presque écoeurante, traduction visuelle de l’odeur douce-amère censée entourer les demeures où vivent les sorcières. Il est à noter que sur ce film, Dario Argento a sollicité l’assistance d’un maître de la couleur outrée en la personne de Mario Bava, génial chef opérateur, inventeur du giallo, réalisateur de joyaux tels que Le Masque du démon ou Six femmes pour l’assassin, et surtout père spirituel ; il mettra généreusement la main à la pâte sur les effets spéciaux, entre autres durant l’incendie final, et se montrera omniprésent sur le plateau. Son ultime coup d’éclat, car il disparaîtra quelques mois après la fin du tournage.

Autre différence notable - et discutable - : la musique. Sur Inferno, Dario Argento fait une infidélité ponctuelle à ses nouveaux partenaires de Goblin et confie la bande-son à Keith Emerson, du groupe Emerson, Lake & Palmer, à savoir ce que le rock progressif nous a proposé de pire durant les années 70, un équivalent musical à de la meringue flottant sur un lit de béchamel. Et entre une ouverture pseudo symphonique et une parodie d’opéra lorgnant du côté de la partition de Jerry Goldsmith pour La Malédiction, en passant par une relecture electro-jazzy de Va’ pensiero, Keith Emerson s’en donne à cœur joie. Le plus surprenant est qu’elle fonctionne globalement au sein du film. Peut-être parce qu’elle est presque systématiquement utilisée à contretemps, ou parce qu’elle est souvent décalée par rapport à l’ambiance de la scène, elle participe à la confusion générale, et de fait remplit parfaitement son office. On sera quand même content de retrouver la bande à Simonetti par la suite.

Inferno reste, encore aujourd’hui, le film dans lequel Argento s’est le plus abandonné à ses fantasmes artistiques et à sa fascination pour les écrits des occultistes. Le résultat est un objet baroque, outré, presque inclassable, une oeuvre de pure poésie visuelle et macabre qui pourra même déconcerter certains des amateurs du cinéaste, et ne devra en aucun cas servir de porte d’entrée dans sa filmographie, mais qui occupe une place rare dans l’histoire du cinéma, celle de ses œuvres qui s’affranchissent des règles et cherchent à nous emmener plus loin.

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La fiche IMDb du film

Par Franck Suzanne - le 20 octobre 2010