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Critique de film
Le film
Affiche du film

Ils étaient neuf célibataires

L'histoire

Soudainement publié, un décret menace d'expulsion immédiate les étrangers présents sur le territoire français. Opportuniste filou, Jean Lécuyer (Sacha Guitry) conçoit alors un projet rémunérateur : il fonde un hospice pour sexagénaires célibataires, attirant de ce fait des femmes aisées menacées par ce décret, contraintes pour poursuivre leurs activités de contracter dans l'urgence un mariage blanc.

Analyse et critique

Sacha Guitry avait beau, jusque dans ses excès, être un fin descripteur des lâchetés individuelles et posséder une finesse de stratège dans les petites machinations du quotidien, il a parfois été affirmé qu’il n’était ni très au fait ni très habile lorsqu’il s’agissait de capter l’air de son époque au-delà de sa propre personne. Son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale, encore aujourd’hui sujette à raccourcis et à polémiques, en témoigne en partie (nous y reviendrons prochainement), mais même avant cela, on peut trouver - surtout quand on les cherche spécifiquement - dans ses écrits ou dans ses films des maladresses embarrassantes. Le film qui précède Ils étaient neuf célibataires, Remontons les Champs-Élysées, a déjà été cité ici même en exemple malheureux : sous prétexte de clamer, une nouvelle fois et avec une vigueur sans cesse renouvelée, son amour de la France, il offrait un film au nationalisme nostalgique, questionnant la démocratie et la tradition d’accueil française : « Nous avons toujours une fâcheuse tendance à accueillir chez nous des étrangers qui ne nous étaient pas absolument nécessaires. » Même contextualisée dans une chronique pluriséculaire, la phrase avait de quoi mal passer, en 1938, au moment où de nombreux Européens (de l’Est, d'Allemagne, d'Autriche, d’Espagne, d’Italie et caetera) cherchaient refuge dans l’Hexagone.

Pour, sinon faire amende honorable, en tout cas nuancer ses propos, Guitry imagine donc au printemps 1939 une fantaisie dont le point de départ serait un décret imaginaire, tout à fait radical, interdisant aux étrangers de rester en France : l’idée est de démontrer par l’excès la réalité de sa position, évidemment plus mesurée. Comme le suggère Noël Simsolo dans l’ouvrage qu’il consacre au cinéaste, le personnage incarné par Guitry dans le film est en l’occurrence un double assez transparent d’organisateur roublard, de metteur en scène un peu tricheur, qui « improvise un scénario, se sert d’un titre comme appât et embraye le mécanisme. » (1)

Car plutôt que de jouer sur l’apitoiement ou sur les bons sentiments en montrant de pauvres étrangers apatrides qui arrivent en France la tête remplie d’espoir et n’y trouvent que misère et désœuvrement (ce qui, tout excès mis à part, aurait représenté un autre versant d’une certaine réalité), il inverse - non sans malice - les rôles et les statuts : ce sont les vieux Français qui font la manche et traînent dans la rue, qui se font rabrouer quand ils demandent l’aumône, qui sont harcelés par les cognes et sont ainsi rejetés de la société : en quelque sorte, il y a les étrangers du dedans, les étrangers du dehors, et le film entreprend joyeusement de les emmêler un peu. Car à l’inverse, les étrangères du film sont, sinon riches, en tout cas installées, avec des situations qui illustrent chacune un aspect de ce que l’on imagine volontiers être la culture parisienne : le music-hall, le cirque, la maison close, le bureau d’une femme d’affaires spéculatrice...


Pensons également à la scène du restaurant (la gastronomie, autre tradition majeure) qui voit le vieux Français râleur (« On veut bien être gentil, mais on ne peut tout de même pas se laisser envahir ! », rhétorique d’une incessante modernité) mis à la porte par des cosmopolites au travail, séquence pas particulièrement limpide dans ses intentions (s’agit-il ici de dire que ces étrangers se sont rapidement intégrés, ou qu’ils « volent » le travail des Français ?).

Toujours est-il qu’une fois l’hospice ouvert, le film assume sa dimension de fable espiègle (chacun des neuf célibataires a un prénom qui débute par la lettre A) et adopte la forme d’un film à sketches (registre qui possède une certaine popularité à l’époque) dans lequel les différents morceaux seraient emboîtés plutôt que consécutifs, et qui voit tour à tour les épouses rencontrer leurs maris ; les maris retrouver leurs épouses ; et les situations se résoudre. Comme souvent dans le film à sketches, les différentes parties sont inégales, et probablement trop nombreuses ici (ils n’auraient pu être que sept célibataires que le film n’aurait pas forcément perdu beaucoup de sa nature), tant elles participent chacune d’un même constat d’ensemble et vont globalement dans la même direction : alors qu’elles ne cherchaient qu’une nationalité, ces étrangères ont finalement trouvé l’une un comptable, l’une un entremetteur, l’une un partenaire de numéro, l’autre un père adoptif... (2)

Il faut noter que Ils étaient neuf célibataires est un des rares films de Sacha Guitry (sinon le seul) dans lesquels il apparaît mais ne monopolise ni l’écran ni la parole. Il se réserve évidemment le rôle central de l’instigateur/coordonnateur de toute cette intrigue (3), ainsi qu’un épilogue évidemment flatteur (dans lequel il va jusqu’à assumer, sourire aux lèvres, cette confusion délibérée entre le personnage et l’auteur/acteur du film (4)), mais l’essentiel du film est soutenu par, d’une part, la fine fleur des sexagénaires bourgeonnant du cinéma français de l’époque et, d’autre part, quelques-unes de ses marguerites les plus exotiques (ou feignant de l’être) : Victor Boucher, André Lefaur, Saturnin Fabre, Max Dearly, Sinoël d'un côté, et Marguerite Duval, Marguerite Moreno, Marguerite Pierry de l’autre.

Notons également la présence sculpturale de l’actrice d’origine roumaine Elvire Popesco dans le rôle de la comtesse Stacia. Après sa présentation à son futur non-mari Agenor, celui-ci revient voir ses camarades de l’hospice et la présente comme « une espèce de Russe avec des cheveux blonds... très belle, mais je n’ai pas l’impression qu’elle m’épouse par amour. » Puis nous revenons dans le bureau de Jean, où celui-ci demande à la comtesse :
« Vous êtes polonaise ou russe ?
– Polonaise.
– Je l’écris ?
– Ah ? Pour les papiers ?
– Oui. Nous disons donc polonaise, et nous écrivons : R.U.S.S.E. 
»

Sacha Guitry n’était peut-être pas toujours parfaitement au fait de la situation géopolitique mondiale, mais il savait qu’il n’était alors pas bon être polonais. Le lendemain de la première de Ils étaient neuf célibataires, l’invasion de la Pologne marquait le début de la Seconde Guerre mondiale.


(1) Sacha Guitry, éditions Cahiers du Cinéma, collection « Auteurs », 1988.
(2) La fameuse réplique « Demain je divorce et après je vous reconnais », nouvelle variation autour de la dualité amant/père, récurrente dans le cinéma (et dans la vie) de Guitry.
(3) Pas si éloigné de son légendaire Tricheur, en témoigne cette tirade initiale sur la difficulté d’être honnête (« Être honnête, c’est négatif, c’est ne pas être malhonnête »), à comparer avec le début du Roman (« J’étais vivant parce que j’avais volé, de là à en conclure que les autres étaient morts parce qu’ils étaient honnêtes... »).
(4) L’attentif Jacques Lorcey fait remarquer que si Geneviève Guitry apparaît dans le film et n’y joue pas l’amante de Sacha, elle y épouse tout de même un célibataire prénommé Alexandre.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 17 décembre 2018