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Critique de film
Le film
Affiche du film

Illusions perdues

(That Uncertain Feeling)

L'histoire

Les Baker forment un couple modèle, mais Madame Baker souffre de crises de hoquets. Sur les conseils de ses amies elle va consulter un psychanalyste, celui-ci lui suggère qu'elle se sent négligée par un mari accaparé par ses affaires. Alors qu'elle se rend à une nouvelle séance, elle rencontre dans la salle d'attente un pianiste misanthrope qui va l'initier au monde de l'art. Elle en tombe amoureuse. Monsieur Baker ayant conscience de la situation va essayer de la reconquérir…

Analyse et critique

Illusions perdues est un film assez méconnu dans la carrière d’Ernst Lubitsch, et que l’on cite peu lorsqu'on évoque sa très riche filmographie. Adaptant ici une pièce de Victorien Sardou (à qui l’on doit Madame Sans-Gêne, pour ne citer que sa pièce de théâtre la plus célèbre), il s’associe également pour l’occasion avec le producteur Sol Lesser, davantage spécialisé dans la série B. L’occasion pour Lubitsch d’offrir un film de détente, plutôt léger, coincé chronologiquement entres ces deux films magistraux que sont The Shop Around the Corner (avant) et To Be or Not to Be (après), deux classiques dont la réputation n’est plus à faire. Illusions perdues sera un échec commercial et ne bénéficiera avec le temps que d’une estime très relative aux yeux des historiens du cinéma. Discutable, certes, mais compréhensible, tant le cinéaste semble ici se reposer le temps d’un film. Toutefois, ce serait une erreur de penser qu’il laisse de côté ses thèmes et ce qui fait son style si classieux. Car cet ensemble répond présent, mais tout simplement de façon plus discrète.

La première force d’Illusions perdues, c’est son ouverture. Nous assistons à une première demi-heure très fine, posant des enjeux simples mais intéressants : un couple au premier abord heureux, mais dont la femme se pose des questions au point de s’éloigner progressivement de son mari. Ce dernier ne s’en aperçoit qu’une fois le forfait accompli. Sa femme part avec un "artiste" au sens radical du terme, c'est-à-dire un type coupé de la société, profondément égoïste et pour ainsi dire bipolaire. La deuxième force de ce postulat provient encore une fois de cette magie que déploie Lubitsch dès qu’il s’agit de faire évoluer les caractères qu’il a entre les mains. Aucun personnage n’est présenté de façon entièrement laudative, et aucun ne trouve totalement grâce à ses yeux. Ce sont des personnages changeants, ou bien se révélant progressivement. Ainsi tombe-t-on d’abord facilement sous le charme du pianiste en même temps que la femme, car même s’il est étonnamment cynique, on le perçoit comme quelqu’un d’intéressant et de libre. En comparaison, le mari est un brin falot, et surtout un peu lourd. Puis le schéma s’inverse, et l’on admire avec quelle facilité et quelle crédibilité Lubitsch retourne la situation. Le mari se révèle amoureux, charismatique, et prêt à tout pour récupérer la femme qu’il aime, tandis que le pianiste semble de plus en plus fou et insupportable. Par ce biais, Lubitsch offre au spectateur l’un des fantasmes ultimes du couple : le mari qui révèle des ressources insoupçonnées pour sauver son couple en crise et ainsi reconquérir sa dulcinée. Comédie sociale, donc, mais aussi comédie romantique, le tout saupoudré de cynisme et relevé par la troisième force du film : des dialogues fins et inspirés, typiques de l’univers du cinéaste. Si ces derniers ne sont pas aussi bien écrits et transcendants que dans ses plus grands films, il demeure important de constater que Lubitsch conserve toujours cette force des répliques, ce côté piquant doté d’un double sens. Régulièrement sexualisés, les dialogues soulignent des situations elles-mêmes souvent osées pour l’époque : il n’y a qu’à voir cette séquence dans laquelle le pianiste quitte son piano pour suivre la femme, en plan fixe, pour ensuite revenir et jouer une musique tonitruante et enjouée. Ou l’art de faire comprendre la situation sans la montrer, mais avec un humour légèrement grivois, irrévérencieux et jamais vulgaire. Et ce hoquet du personnage féminin, symbole d’une vie sans épanouissement, y compris sexuel, que l’on retrouve à chaque fois que la situation dégénère pour elle ! La liste des parallèles à faire pourrait être longue. Enfin, une bonne distribution permet aux personnages de prendre vie au travers de bonnes interprétations. Merle Oberon est une actrice posée, délicate, quoiqu’un peu anodine au sein de la filmographie du réalisateur allemand. Son jeu n’est jamais trop appuyé et son charme opère, malgré un physique quelconque. Burgess Meredith est un artiste tout à fait invivable. La réussite de sa performance tient autant à son physique particulier qu’à la texture de sa voix et l’irritabilité de ses répliques. Futur interprète de l’inoubliable Mickey dans la saga Rocky (avec Sylvester  Stallone, dès 1976), il est ici parfait. Mention spéciale à Melvyn Douglas. Son jeu est au diapason de son personnage, c'est-à-dire inexistant au départ et épatant par la suite. La formule fonctionne et procure quelques fous rires au travers de scènes parfois excellentes : la rencontre chez le psy, la visite au musée, le dîner chez les Baker, ou encore la scène de divorce…

Mais Illusions perdues est un film qui trouve néanmoins rapidement ses limites, à commencer par son rythme. Ce dernier faiblit en milieu de film avec quelques menues longueurs, chose étonnante pour un film de tout juste 85 minutes, qui plus est quand on apprécie Lubitsch habituellement. Après une exposition nantie d’idées géniales, le soufflé retombe un peu, et l’attention du spectateur avec. La confrontation des deux univers (l’artiste malade et le financier obtus) devient rapidement routinière. A noter que l’interprétation, solide, rattrape en grande partie ce défaut. Et puis, surtout, on sent un cinéaste presque en vacances, comme on l'a souligné précédemment, ce qui s’avère autant une qualité (une pause sympathique et plutôt originale dans sa filmographie) qu’un défaut (on ne peut s’empêcher de penser au reste de son œuvre). En fin de compte, on ressort de That Uncertain Feeling avec un sentiment mitigé, celui d’avoir assisté à quelque chose de solide mais un peu poussif par endroits, les quelques défauts le disputant régulièrement à un ensemble pourtant régulièrement de fort bonne tenue.

Ernst Lubitsch livre ici un bon film, intéressant, ludique et relativement fin, mais à conseiller en priorité aux connaisseurs ou aux inconditionnels de son œuvre, afin de compléter une vision d’ensemble. Découvrir Lubitsch par ce film au génie à demi assoupi pourrait constituer une déception en regard de la réputation légendaire de l’artiste. Pour le reste, il sera en tout cas facile de passer un bon moment de détente, agréable et apte à dérider les zygomatiques, ce qui est bien l’essentiel.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 1 février 2011