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Critique de film
Le film

Histoires d'herbes flottantes

(Ukikusa monogatari)

L'histoire

Une troupe théâtrale itinérante arrive dans un petit village pour y donner des représentations. Kihachi (Takeshi Sakamoto), son directeur, quitte chaque soir le groupe, prétextant des visites de politesses. En fait, il se rend chez son ancienne maîtresse pour revoir le fils qu’il a eu avec elle. Ce dernier ignore tout de ses liens de parenté, prenant Kihachi pour son oncle et croyant son géniteur décédé. La compagne actuelle de Kihachi ayant percée le secret, jalouse de l’attachement que celui-ci porte à cette famille cachée, décide de se venger…

Analyse et critique

Une petite musique unique, immédiatement reconnaissable, à la fois ‘guillerette’ et triste, mélancolique et apaisante… dépouillée. Certains y sont sensibles, d’autre pas. Ceux qui arrivent à se faire à cet univers particulier ne s’en lassent plus. Certains en font même leur Nirvana cinématographique : "Je vous parle des plus beaux films du monde. Je vous parle de ce que je considère comme le paradis perdu du cinéma. A ceux qui le connaissent déjà, aux autres, fortunés, qui vont encore le découvrir, je vous parle du cinéaste Yasujiro Ozu. Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu…Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise, et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du 20ème siècle". Cette émouvante déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre est signée Wim Wenders, extraite de son magnifique documentaire, Tokyo Ga...

Comme dans Une Femme de Tokyo, on retrouve ce souci de ‘réalisme social’ dans Histoire d’herbes flottantes (pour lequel Ozu quitte pour l’une des rares fois de sa carrière les faubourgs de Tokyo pour s’installer dans un village de campagne) puisque, outre une belle histoire d’amour et de jalousie, il est aussi question ici des conditions de vie difficiles des gens itinérants du spectacle, de l’abandon d’un enfant par un père ne souhaitant pas qu’il vive les mêmes galères que lui... Le réalisateur s’attarde attentivement sur la description de la vie quotidienne de son petit groupe d’acteurs, n’hésitant pas à être trivial et scatologique (on discute beaucoup de pipi au lit pour se moquer gentiment de l’enfant), l’une des constantes moins connue mais bien réelle de son cinéma qui aboutira aux concours de pets de sa formidable comédie, Bonjour. Encore une fois, les femmes ont des comportements assez modernes pour l’époque puisque ce sont elles que l’on voit le plus souvent fumer, boire et tenir des discours adultes. De plus, même si elles n’utilisent pas la violence physique comme Kihachi, leur directeur, elles se révèlent bien plus fortes malgré les gifles reçues et bien plus endurcies psychologiquement ; ce sont elles qui mènent le bal. Rendue jalouse par la découverte de l’existence d’un fils caché de son amant et de l’attachement très fort qui existe encore entre celui-ci et la mère de son enfant, une femme organise une vengeance qui va consister à demander à une actrice de sa troupe de séduire le garçon de 19 ans pour déstabiliser ce bonheur familial qu’elle ne supporte pas. Ce dont elle ne se doute pas c’est que le jeu de départ va vite se transformer en véritable amour et c’est l’occasion pour Ozu de nous prouver qu’il était capable d’un grand lyrisme dans sa mise en scène : les séquences en extérieur entre les deux amoureux sont d’une réelle beauté dans les cadrages ; les plans sont magnifiques et rendent l’émotion encore plus prégnante. Il en était déjà de même pour les scènes de pêches réunissant le père et le fils.

De cette oeuvre muette en noir et blanc, Ozu fera un remake en couleurs en 1959 beaucoup moins amer et cruel : Herbes flottantes. Le profond accablement qui règne au Japon en 1934 et qui autorisait les gens à se débattre avec conviction devient résignation à la fin des années 50, la défaite de la Seconde Guerre mondiale n’y étant pas étrangère. Le dynamisme des films muets se transformera en un profond détachement d’apparence : les personnages seront plus ‘réservés’ et suivant le fameux ‘mono no aware’ du zen japonais, devront accepter leur destin comme il leur arrive, se résigner sagement et non plus se battre. Les conflits seront plus souterrains et dans les têtes uniquement, plus dans les gestes et les paroles. En comparant l’original et le remake, on voit parfaitement l’évolution du ton du réalisateur japonais. Mais en 1934, nous sommes encore loin de l’ascétisme célèbre de ses films les plus réputés et Histoires d’herbes flottantes devrait pouvoir encore plaire au plus grand nombre. Un film parfait pour découvrir et se plonger tout en douceur dans l’univers si particulier du cinéaste : le générique se déroule déjà, très sobrement, sur un fond représentant une sorte de tissu ou de toile de jute tramée, les vues d’objets ou de paysages vides en plans de coupe se multiplient (les sémaphores apparaissent aussi dans ce film) et participent de la vie et non de la fixité comme il a souvent été dit, Ozu faisant naître une sorte poésie des objets inanimés à l’instar des natures mortes en peinture. Dans le même temps, nous assistons à une histoire simple et belle, entrecoupée de séquences émouvantes et bénéficiant d’un superbe final. Au vu de ce dernier, une question nous tarabustera toujours, à savoir quelles étaient les raisons réelles de l’abandon de l’enfant par le père : était-ce véritablement pour le tenir éloigné d’un métier peu respecté dans la société japonaise et évoluant au bas de l’échelle sociale ? Ou bien était-ce par pur égoïsme ou refus d’assumer ses responsabilités de père, ce dernier préférant se consacrer à son métier ? Une interrogation qui montre en quelque sorte la richesse sous-jacente du film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 12 juillet 2006