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Critique de film
Le film

Hiroshima, mon amour

L'histoire

« Nous sommes dans l’été 1957, en août, à Hiroshima. Une femme française, d’une trentaine d’années, est dans cette ville.  Elle y est venue pour jouer dans un film sur la Paix. L’histoire commence la veille du retour en France de cette Française. Le film dans lequel elle joue est en effet terminé. […] C’est la veille de son retour en France que cette Française, […] rencontrera un Japonais (ingénieur, ou architecte) et qu’ils auront ensemble une histoire d’amour très courte... » (1)

Analyse et critique

Un homme - un Japonais (Eiji Okada) - et une femme - une Française (Emmanuelle Riva) - s’étreignent dans une chambre d’hôtel. Celle-ci raconte à son amant le parcours commémoratif qu’elle effectua les jours précédents dans Hiroshima. Au récit de sa maîtresse, l’homme oppose une dénégation ferme, absolue même : « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. »


En visiteuse appliquée, la Française n’a pourtant omis aucun des lieux de mémoire entretenant le souvenir de l’attaque atomique du 6 août 1945. En contrepoint visuel des propos de la femme, défilent alors à l’écran des images d’essence documentaire, venant confirmer l’exhaustivité du périple mémoriel entrepris par l’héroïne du film. Cette dernière a ainsi visité le musée dévolu au bombardement - « Quatre fois » précise-t-elle même - où elle a pu consulter des « panneaux documentaires », observer dans les vitrines aussi bien des « reconstitutions » que de saisissantes reliques comme ces « peaux humaines flottantes » ou bien encore ces « chevelures anonymes que les femmes de Hiroshima retrouvaient tout entière tombées le matin, au réveil. » La Française s’est aussi rendue Place de la Paix, s’arrêtant devant le monument en forme d’arche rendant hommage aux victimes. À propos de ces dernières, la femme aura appris leur nombre : « Deux cent mille morts. Quatre-vingt mille blessés. » Toujours soucieuse de précisions chiffrées, telle une élève consciencieuse, l’héroïne se rappelle encore qu’il ne fallut que « neuf secondes » pour que ces trois cent mille personnes soient exposées à une température de « dix mille degrés », c’est-à-dire « la température du soleil. »


Parcourant des espaces, la femme s’est en outre confrontée aux images évoquant la catastrophe : des « photographies », des « bandes d’actualité » mais aussi « des reconstitutions […] faites le plus sérieusement possible » sources d’une « illusion […] tellement parfaite que les touristes pleurent. » Ne se contentant pas de ces lieux de mémoire - les uns concrets et spatiaux, les autres immatériels et iconographiques -, la femme est enfin allée à la rencontre des « rescapés et [de] ceux qui étaient dans le ventre des femmes de Hiroshima. » Lors d’un passage à « l’hôpital » de la ville, l’actrice a vu cette « jeune fille brûlée », cette autre « aveugle aux mains tordues » et, encore, ce « bel enfant […] borgne. » Témoin de la souffrance des corps, la Française l’a aussi été de celle des esprits, parlant à son amant de cet « homme [qui] se meurt de ne plus dormir depuis des années. » Rien de ce qui concerne la tragédie du 6 août ne semblerait donc avoir échappé à la rigoureuse observatrice qu’est la Française, affirmant d’ailleurs au terme de son récit : « Je sais tout. »


Ce à quoi son amant japonais se contente de rétorquer : « Rien. Tu ne sais rien. » Lapidaire, catégorique, le propos vient comme signifier l’échec des efforts déployés par la société nippone pour entretenir le souvenir de la tragédie atomique. Une inanité de l’entreprise mémorielle que la réalisation d’Alain Resnais semble confirmer. Le cinéaste prend, en effet, le parti de n’illustrer les propos de la Française que par des plans brefs, réduisant les diverses représentations du bombardement nucléaire et de ses conséquences à des sortes de vignettes. Ces dernières s’enchaînent, en outre, sans autre logique que celle - énumérative - du discours de la femme. C’est-à-dire un choix de montage qui n’est pas sans rappeler la mécanique formelle d’une projection de diapositives touristiques.

Une équivalence que suggère, par ailleurs, le dialogue lorsque - ainsi qu’on l’évoquait précédemment - la narratrice (2) fait mention des pleurs arrachés aux « touristes » par ces films reconstituant le bombardement nucléaire. Des « touristes » dont Alain Resnais montre, enfin, explicitement la présence à Hiroshima en glissant dans le kaléidoscope accompagnant les descriptions de la Française la vision d’une échoppe vendant cartes postales et autres souvenirs. Ou bien encore celle d’un bus permettant d’effectuer un  "atomic tour" guidé à travers la ville... Et voici Hiroshima relégué à un simple décor destiné à la mise en scène d’attractions transformant l’horreur nucléaire en une marchandise spectaculaire.


Pas uniquement touristiques, les attractions atomiques ainsi bâties à Hiroshima peuvent être aussi d’ordre cinématographique. Ainsi que le suggèrent, notamment, les moments de Hiroshima mon amour dépeignant le tournage de ce « film édifiant sur la Paix » dans lequel la Française interprète un rôle d’infirmière. Quelques uns des motifs visuels convoqués lors du récit initial de la comédienne réapparaissent à cette occasion. Des figurants brandissent ainsi des pancartes sur lesquelles figurent des photographies très agrandies de victimes de la bombe, semblables à celles que la Française vit lors de sa visite au musée. Ramenées au statut de banals accessoires cinématographiques, qui plus est mécaniquement agités par leurs porteurs, ces représentations se voient impitoyablement privées de leur atroce signification. Ce ne sont plus que des formes vides de sens, en cela identiques à cet autre figurant campant « un faux brûlé qui […] perd sa cire qui fond dans son cou.  » L’apparition dans le champ de ce simulacre ostensible de mort achève d’assimiler l’œuvre en cours de réalisation à une imposture consumériste. Et cette dernière ne vaut, in fine, pas mieux que l’un de ces « films publicitaires sur le savon » ainsi que le déclare la comédienne à son amant.


Intervenant au terme de la première moitié de Hiroshima mon amour, ce constat désabusé laisse donc son spectateur face à cette troublante interrogation : la cité bombardée, plutôt qu’un authentique lieu de mémoire, ne serait-elle en réalité que l’une des innombrables scènes où se fabrique la société du spectacle ? S’il en va désormais ainsi, alors le souvenir du martyr de Hiroshima n’est rien d’autre qu’un matériau duquel l’on tire diverses marchandises : là des services touristiques, ici un film à gros budget. (3) Et il est impossible d’apprendre quoi que ce soit de cet événement. Le JAMAIS PLUS HIROSHIMA, s’étalant en lettres capitales sur les pancartes brandies lors du tournage du « film sur la Paix », n’est qu’une formule aussi vaine qu’un slogan publicitaire. Et l'on peut alors craindre qu’une nouvelle apocalypse atomique ait un jour lieu... ainsi que le prophétise l’héroïne au début du film : « Je sais encore. Ça recommencera. […] Ça recommencera. Il y aura dix mille degrés sur la terre. Dix mille soleils, dira-t-on. L’asphalte brûlera. »

Le film, à l’instar de la Française, semble à ce moment précis comme sur le point de céder à une noire désespérance... que la seconde partie de Hiroshima mon amour mettra lumineusement en échec. Au-delà de leur apparente artificialité, les stances de la Française devant les vestiges de la souffrance parsemant la ville ont déclenché chez elle une authentique épiphanie mémorielle. Car la psyché de la femme est lardée de profondes blessures infligées pendant l’Occupation. Un passé traumatique que la comédienne avait jusque-là dû taire (4), étant donnée l’origine historiquement illégitime du malaise la taraudant. On apprendra en effet qu’« elle a eu à Nevers un amour de jeunesse allemand... » Il sera ensuite révélé que ce soldat allemand - abattu par la Résistance - agonisa « toute la journée et puis toute la nuit suivante » à ses côtés. Et qu’enfin, cette liaison valut à la jeune femme de devenir une « petite tondue de Nevers », reléguée par ses parents pendant des mois dans une cave avant de devoir fuir la cité ligérienne pour Paris...


Éminemment ambigu - car aussi douloureux que honteux - le traumatisme à l’action chez la femme est d’une nature semblable à celui des habitants de Hiroshima. Ces derniers sont, au regard de l’Histoire, à la fois victimes (de l’atrocité atomique) et coupables (puisque citoyens d’une des nations responsables de la Seconde Guerre mondiale). Cette communauté de souffrance est, d’ailleurs, suggérée par quelques unes des images initiales du film. Durant les premiers instants de Hiroshima mon amour, se déploie à l’écran une série de gros plans montrant les épaules de la Française et du Japonais faisant l’amour : « Ces deux épaules s’étreignent et elles sont comme trempées de cendres. » Un dernier détail qui rend, fugitivement, le corps de la femme semblable à ceux des Japonais carbonisés par le feu nucléaire. C’est-à-dire une puissante métaphore visuelle de la fraternité traumatique liant la Française aux victimes de Hiroshima. Ces dernières, sans cesse évoquées par le maillage mémoriel quadrillant la ville, agiront donc comme autant de miroirs dans lesquels l’héroïne du film s’autorisera enfin à voir sa souffrance. Et ce lors d’un processus à la fois douloureux et salvateur génialement résumé par cet oxymore durassien : « Tu me tues. Tu me fais du bien. » Disant ensuite sa propre histoire à son amant, elle se réconcilie avec elle-même. Et, transfiguré en une extraordinaire confession, le second des récits faits par la Française au Japonais constituera le climax de Hiroshima mon amour.

L’héroïne ne mentait donc nullement quand, répliquant à son amant incrédule, elle affirmait : « J’ai tout vu. Tout. » Encore faut-il savoir regarder. Et, ainsi que Hiroshima mon amour en fait la puissante démonstration, il n’est en la matière de meilleurs "voyants" que ceux qui sont agis par « l’évidente nécessité de la mémoire. »

(1) Il s’agit là d’extraits du synopsis de Hiroshima mon amour rédigé par Marguerite Duras elle-même. Celui-ci est reproduit en intégralité dans le volume de la collection Folio comprenant, en outre, le scénario et les dialogues écrits par la romancière. C’est de ce même volume que proviennent toutes les citations apparaissant dans l’article : les unes sont empruntées aux dialogues, les autres aux indications de mise en scène de Marguerite Duras.
(2) Les deux personnages sont anonymes, Marguerite Duras les désignant dans son scénario uniquement par les pronoms  "Elle" et "Lui". La romancière décrit la Française de la manière suivante : « Elle a trente-deux ans. Elle est plus séduisante que belle. […] Tout, chez elle, de la parole, du mouvement, "en passe par le regard". » Autant de caractéristiques qu’Emmanuelle Riva incarne idéalement. De même que Eiji Okada restitue parfaitement cet « homme d’une quarantaine d’années […] grand […] moderne, déniaisé quant à l’essentiel » imaginé par Marguerite Duras.
(3) Rappelons aussi que le personnage s’exprime alors dans le cadre d’une chambre d’hôtel.
(4) L'ampleur des fonds investis dans la production de ce « film édifiant sur la Paix » est suggérée tant par le nombre de figurants qu’il mobilise - ce sont au moins « cinq cents étudiants japonais » qui apparaissent lors des scènes consacrées au tournage de cette œuvre anonyme - que par le fait qu’il s’agit d’un film « international. »
(5) Un refoulement que révèle, notamment, cet échange entre les deux amants : «  - Ton mari, il sait cette histoire ? - Non. »

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR: TAMASA

DATE DE SORTIE : 17 JUILLET 2013

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Par Pierre Charrel - le 11 juillet 2013